Inauguration du monument élevé à la mémoire de Bossuet, à Meaux

Le 29 octobre 1911

Jules LEMAÎTRE

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE DE BOSSUET

À MEAUX
Le Dimanche 29 octobre 1911.

DISCOURS

DE

M. JULES LEMAITRE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Celui qui aurait dû parler aujourd’hui de Bossuet, ce n’est pas moi, c’est Ferdinand Brunetière, qui l’a tant aimé et glorifié et qui l’a si profondément compris. Leurs deux esprits avaient quelques traits communs : l’amour de l’ordre, la passion de la dialectique, le besoin de croire et d’affirmer. J’en conclus que je remplacerai fort mal le très regretté Brunetière. Mais, si vous ne me demandez que le goût et le respect de mon sujet, et d’admirer Bossuet, et d’être ému par lui, et de voir en lui une des plus grandes figures de notre passé et l’un des rois de notre prose, je remplirai avec un peu moins de crainte l’office dont l’Académie a bien voulu me charger.

Il y a deux cent quarante ans, Messieurs, que Bossuet fut reçu à l’Académie française. On avait, comme il le dit, « abrégé en sa faveur les formes et les délais ordinaires », et cela prouve le bon jugement de nos prédécesseurs. Les discours de réception étaient, en ce temps-là, des compliments de quelques pages, où l’on était tenu de faire l’éloge du cardinal de Richelieu et du roi, et où l’on n’était pas obligé de louer celui auquel on succédait, ce qui était parfois commode. Beaucoup de ces petits discours étaient insignifiants. Bossuet, au commencement du sien, s’empêtre un peu dans ses remercîments ; mais bientôt il se montre en peu de mots tout entier. « L’éloquence est morte, dit-il, toutes ses couleurs s’effacent, toutes ses grâces s’évanouissent, si l’on ne s’applique avec soin à fixer en quelque sorte les langues et à les rendre durables... Vous avez été choisis, Messieurs, pour ce beau dessein. » Mais fixer la langue, ce n’est point interdire l’originalité. Bossuet ne pouvait songer à s’enchaîner comme écrivain. Il veut, dit-il, « la hardiesse, qui convient à la liberté, mêlée à la retenue qui est l’effet du jugement et du choix ». Il veut pour notre langue la « justesse », la « perfection qui donne la consistance ». Et il espère qu’elle vivra dans cet état « autant que durera l’empire français et que la maison de saint Louis, présidera à toute l’Europe ». Que cela est fier ! Et, comme il ne peut rien toucher qu’il ne l’agrandisse, il termine par cette exhortation : « Travaillez sans relâche à vous surpasser tous les jours vous-mêmes, puisque telle est tout ensemble la grandeur et la faiblesse de l’esprit humain, que nous ne pouvons égaler nos propres idées, tant celui qui nous a formés a pris soin de marquer son infinité ! »

Ainsi parlait Bossuet à notre Compagnie ; et, dans ce discours de circonstance, dans ce compliment évidemment peu médité, il déclarait cependant ses deux sentiments essentiels : son amour pour ce qui est durable (et, par conséquent. pour ce qui est un), et sa grande tendresse pour le royaume de France.

Bossuet nous offre, à nous, presque tous si partagés et si changeants, le parfait exemplaire d’une âme harmonieuse et qui ne fut jamais divisée contre elle-même. Il a cru absolument, et il a expliqué tout l’univers, et toute l’histoire, et tout l’homme par sa foi. « Un Dieu, un Christ, un évêque, un roi, voilà pour lui l’idéal du monde. » (Sainte-Beuve.) Cela est émouvant, parce qu’il eut tant de génie ! Cet homme si sûr des choses qu’il croyait a eu l’intelligence la plus vigoureuse et la plus pénétrante. Sans doute, élevé dans le sanctuaire, toujours un peu dépaysé dans le monde et à la cour, il semble avoir été sans défiance et parfois crédule aux hommes ; il ne les a pas connus à la façon d’un La Bruyère ou d’un Saint-Simon ; mais il a été peintre profond de l’homme en général. — D’intelligence si lumineuse, et si souvent en contact, dans ses disputes, avec les plus savants adversaires de sa foi, a-t-il eu quelquefois des doutes ? En tout cas, il a certainement conçu par où, l’on en pouvait avoir. À preuve la page où il interpelle les libertins dans l’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague : « Qu’ont-ils donc vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ?... Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils y succombent et que les autres qui les ont vues les ont méprisées ? » Il a donc « vu les difficultés », mais il les a résolues ou surmontées, et apparemment une fois pour toutes.

Mais sa foi, si sereine, est sans dureté. On se souvient surtout de ses sublimes éclats et de ses coups de tonnerre : en réalité, ce qui est le plus fréquent dans ses sermons ou dans ses méditations, c’est la tendresse et la douceur. Un instant après avoir objurgué les esprits forts dans le passage que je rappelais tout à l’heure, il nous dit : « Croyons donc avec saint Jean en l’amour de Dieu : la foi nous paraîtra douce en la prenant par un endroit si tendre. Mais n’y croyons pas à demi, à la manière des hérétiques, dont l’un en retranche une chose, et l’autre une autre... faibles esprits ou plutôt cœurs étroits et entrailles resserrées, que la foi et la charité n’ont pas assez dilatés pour comprendre toute l’étendue de l’amour d’un Dieu. Pour nous, croyons sans réserve et prenons le remède entier, quoi qu’il en coûte à notre raison. » — Et que de sentiments tiennent proche de nous, quand même, ce théologien ! Chateaubriand dit de lui : « Comment a-t-il connu cette profondeur de rêverie ? » — Bossuet a parlé souvent, et peut-être aussi bien que les romantiques, de la « persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine », et encore de cette obscurité du cœur de l’homme, « qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres ». Beaucoup de ses sermons, beaucoup de ses « méditations » surtout et de ses « élévations » sont presque des poèmes lyriques, et assurément les plus beaux du XVIIe siècle. — Mais il est poète sans le chercher ; il ne rêve pas pour nous faire plaisir. Cela est chez lui involontaire et accessoire. L’essentiel, c’est la foi, c’est-à-dire ce qui nous sauve et ce qui, en attendant, nous pacifie, nous met d’accord avec nous-mêmes, crée l’ordre et l’unité en nous, et doit les créer parmi les hommes, — et d’abord dans le royaume.

Cela est la grande préoccupation de Bossuet. Personne n’a plus souffert que lui du déchirement de la France par la Réforme. Non seulement parce qu’il croyait posséder la vérité, mais parce qu’il estimait que le plus grand bien pour un peuple est l’unanimité religieuse, qui entraîne l’unité de l’éducation et des mœurs, et par là double les forces de la communauté et même la rend plus heureuse par la paix de l’esprit. Et c’est pourquoi, pendant cinquante ans, il a travaillé à la réconciliation des protestants avec les catholiques. Il voyait là une grande œuvre nationale. Il a mené cette généreuse entreprise uniquement par la plume et par la parole. On ne peut imaginer, si on ne l’a pas lu, ce qu’il y a montré de bons sens et même de liberté d’esprit (dans les limites fixées par le dogme), de subtilité puissante, de persuasion et d’émotion, de zèle et même d’honnête adresse pour atténuer les difficultés et pour écarter celles qui ne sont qu’apparentes ; enfin de ménagement et de charité pour les personnes.

À ce grand dessein (ceci a été fort bien vu par Brunetière), Bossuet subordonne toute sa conduite. S’il est gallican en 1682, c’est sans doute parce qu’il est d’un sang de parlementaires, mais c’est aussi parce qu’il jugeait que les prétentions du Saint-Siège au gouvernement du temporel des États étaient le plus fort obstacle à la réunion des Églises. S’il combat avec acharnement le quiétisme, c’est bien par amour de la simplicité et de l’unité, et parce que Mme Guyon lui a pris Fénelon : mais il craint aussi qu’en raffinant trop sur la piété, en donnant dans les subtilités du pire mysticisme, on n’augmente encore la difficulté de s’entendre avec les protestants. Il sait combien il est doux et rassurant d’être uni de foi avec les générations passées, et il accepte toute la tradition : mas il n’accepte que la tradition. Il pense que la doctrine est complète et ne veut pas de dogmes nouveaux, toujours pour ne pas effaroucher les frères qu’il a résolu de ramener. À un moment, après une longue correspondance avec Leibnitz, il a pu se figurer qu’il était bien près de trouver le terrain d’entente avec les Églises réformées. Il est mort, je crois, sans en avoir désespéré. Si ce fut une illusion, elle fut belle et d’un grand cœur.

Il n’a travaillé que pour l’Église et pour la France, sans les séparer dans son amour. Précepteur du Dauphin, il interrompt ses prédications, il écrit des livres dont son élève ne profita guère, mais dont tout le monde put profiter. Bossuet est le théoricien et le poète de la Providence contre les incrédules qu’il sentait venir. Le Discours de l’Histoire universelle est l’histoire du gouvernement du monde par Dieu ; il ressemble à un immense drame, à une « Divine Tragédie » mais en même temps sur la psychologie des peuples anciens que de vues profondes ! Dans le Cinquième Avertissement aux Protestants, Bossuet réfute d’avance le Contrat social et l’erreur démocratique. Dans la Politique tirée de l’Écriture sainte, il explique aux Français de son temps les avantages de leur antique gouvernement, si conforme au bon sens et à la nature, leur donne les meilleures raisons de l’aimer, et limite les droits du souverain par tant de devoirs, que ce manuel de la monarchie dite absolue respire l’humanité et la bonté.

C’est que, en effet, ce grand homme fut aussi un bon homme. Il le fut ici et à Germigny. Il fut un très bon homme d’évêque pendant vingt-deux ans. Il se crut obligé à la résidence. Il administrait paternellement et visitait son diocèse ; il prêchait dans sa cathédrale le plus souvent qu’il pouvait. Il n’était pas habile : ce Père de l’  Église, qui aurait dû être archevêque de Paris et cardinal, fut simplement évêque de Meaux (de quoi je vous fais, à vous, mon compliment Il était candide. Il était indulgent. Théologien inébranlable, il fut un oncle faible... Je rappelle ces traits pour qu’il nous paraisse plus accessible et que nous l’aimions davantage.

En somme, quelle merveille, Messieurs, que cette vie et que cette œuvre ! Pendant un demi-siècle, pas un discours et pas un livre de Bossuet qui n’ait été d’utilité publique. Personne ne fut plus exempt de tout amour-propre d’auteur que cet écrivain si grand entre les plus grands. Et justement les qualités de son style sont presque toutes de celles qui supposent l’oubli de soi, l’absence de toute affection vaniteuse : car nul style n’est plus simple à l’ordinaire, plus naturel, plus libre, plus franc. Et nul aussi n’est plus expressif, plus passionné, plus majestueux et plus vaste quand il lui plaît, plus riche d’images imprévues, de plus de couleur ni de plus de mouvement. Aucun écrivain n’a été plus poète que cet orateur souverain.

Le peuple connaît son nom et sait qu’il fut le plus éloquent des hommes. Il n’a guère eu d’ennemis, depuis sa mort ; et je crois qu’à présent il n’en a plus du tout. Il en impose aux esprits même les plus éloignés du sien, par sa sincérité, sa force, sa carrure et toute l’harmonie de son être. Il fut nettement et splendidement ce qu’il fut. Le monument que nous inaugurons, très heureusement inspiré, il me semble, de l’art du XVIIe siècle, évoque bien, — avec ce geste vers le ciel, avec ces personnages illustres et pathétiques qui furent ses pénitents, — le suprême représentant et interprète de la France catholique et monarchique d’autrefois, qui ne vécut que pour elle, qui ne parla et n’écrivit que pour elle, et qui ajouta plus que personne à sa vertu et à sa gloire. Nous ne saurions, Messieurs, trop honorer ce magnifique Français.