Inauguration du monument élevé à la mémoire de Jean de Segrais, à Fontenay-le-Pesnel

Le 15 octobre 1911

Paul DESCHANEL

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE

DE JEAN DE SEGRAIS

A FONTENAY-LE-PESNEL (CALVADOS)
Le Dimanche 15 octobre 1911.

DISCOURS

DE

M. PAUL DESCHANEL
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESDAMES ET MESSIEURS,

Vous avez retrouvé la cendre de Segrais, vous lui élevez un monument et vous associez l’Académie française à cette résurrection. Elle vous en remercie, heureuse d’apporter une fois de plus l’hommage de son admiration et de sa reconnaissance à votre glorieuse Normandie, qui lui a envoyé tant d’hommes célèbres et qui a donné à la poésie française Malherbe, Corneille, Segrais et Louis Bouilhet.

Vous avez exprimé le désir d’entendre louer Segrais par son successeur. Faut-il vous dire que je n’ai ici qu’un titre incertain, que la généalogie de nos fauteuils n’est qu’une probabilité, comme le fauteuil lui-même une réminiscence ? Mais je rends grâces à une tradition qui me vaut l’honneur de venir célébrer avec vous, en ce pays auquel me lient de chers souvenirs, la mémoire de votre illustre poète.

 

Nous sommes en 1642. Segrais a dix-huit ans. Il est né à Caen, d’une famille plus noble que riche ; il y a fait ses études et, tout de suite, des vers. L’Université de Caen brille au premier rang ; ses concours de poésie tentent les vocations naissantes. Segrais s’y essaye, comme avait fait Malherbe. De dix-huit à vingt-trois ans, il écrit une tragédie, un roman, des poésies légères et même, — ô belle audace de la jeunesse ! — une ode au vainqueur de Rocroy ; mais le sublime n’est point son fait. Avec le prix de ses ouvrages déjà goûtés, il vient en aide à ses deux frères et à ses deux sœurs, que les dépenses excessives du père ont laissés dans la gêne. Ainsi, plus tard, Florian payera, de ses fables, les dettes d’un grand-père dissipateur.

Il y a là, avant Paris, avant l’hôtel de Rambouillet et les bergeries de Cour, un Segrais assez neuf en sa verdeur première, un Segrais vif et comme de source.

Épître galante à une dame qui aimait un vieillard :

Philis, de tant d’amants qui sont sous votre empire N’aurez-vous eu le choix que pour prendre le pire ?...

Peut-être à votre aïeule il contait ses amours ?

Ma passion se lève et la sienne se couche.

Ne m’aimez point, Philis, à quarante ans d’ici !

Voilà des traits réalistes que nous ne retrouverons guère dans la suite. Ce n’est point ici un homme de la Cour travesti en berger, c’est lui-même, piqué au jeu, mordant, et qui attaque pour son compte. Je l’aime mieux ainsi, je l’avoue, au naturel, et sans houlette.

Oui, j’aime à me figurer Segrais continuant de vivre loin des Tuileries et du Luxembourg, entre cette Orne délicieuse qu’il a chantée avec tout son cœur, et Virgile, sans le décor factice des pastorales à l’italienne, sans les reflets de l’Urfé, avec cette belle campagne comme fond de paysage, et ses chansons, ses simples couplets, ses jolis airs, qui nous arrivent comme à travers un son de vieux luth ou de clavecin.

 

Mais le comte de Fiesque l’emmène à Paris et le donne à Mademoiselle. Le voilà, à vingt-trois ans, gentilhomme ordinaire de la petite-fille d’Henri IV.

Cette princesse n’aimait pas seulement le romanesque, elle était elle-même un roman. Elle semble une héroïne de Mlle de Scudéry qui voudrait jouer les héroïnes de Corneille. Lorsque, après ses prouesses de la Fronde, le jeune roi son cousin la déloge en vingt-quatre heures des Tuileries et la force à se retirer dans ses ennuyeuses terres, à Saint-Fargeau, on voit que Segrais s’emploie à mettre dans cette tête légère le goût de la lecture et des lettres.

Mademoiselle, alors, au lieu de l’épée prend la plume ; elle fait de la littérature comme elle avait fait la guerre civile, à l’aventure, mais avec ses airs de grandeur. Segrais a-t-il mis la main à ses Mémoires, dont on a dit qu’« ils sont assez mal écrits pour que l’on puisse s’assurer qu’ils sont d’elle » ? Propos injuste, d’ailleurs, car il y a là, comme dans toute sa vie, un mélange de frivolité et d’élévation et, à travers des longueurs, des minuties et des futilités, beaucoup de tours heureux, d’expressions bien trouvées, bien enlevées, beaucoup d’esprit de détail ; elle parle la langue de Paris, net et court ; elle conte bien et gaiement, comme son père ; ses Mémoires sont bien elle ; il n’y a pas apparence que Segrais l’ait aidée en cela. Mais il a retouché discrètement ses Portraits, dont la mode venait de s’introduire, et qui furent imprimés à Caen, par les soins d’Huet (le futur évêque d’Avranches), et la Princesse de Paphlagonie, roman à clefs, que Segrais fit tirer aussi, par les ordres de la princesse, à quelques exemplaires.

C’est à la petite Cour de Saint-Fargeau, dans cette retraite champêtre, qu’il compose les vers qui vont le rendre célèbre, la plupart de ses Églogues et Athis, poème pastoral ; mais ces écrits, qui ont fait sa réputation de son vivant, ne sont pas ce qui le fait vivre aujourd’hui.

Il arrivait dans une société enchantée de fictions romanesques. Le précieux y régnait en maître. On vivait sur les sonnets et les pastorales d’Italie et sur les romans d’Espagne. Le propre de la pastorale, c’est le naturel, la simplicité, la naïveté : or, l’Italie y avait mis l’affectation, les jeux d’esprit, tout ce faux goût qui, de là, avait passé en Espagne, puis en France.

Segrais voit ses défauts ; il voudrait n’y point tomber. Dans la préface des Églogues, il se reproche de ne s’être pas attaché « à une entière imitation des choses antiques, comme à la règle plus juste que l’on puisse choisir ». Mais quoi ! C’est un assez grand déplaisir d’être assuré qu’on fait bien, et d’avoir le plaisir de ne pas plaire... Si une chose est écrite avec conduite, avec grâce et avec naïveté, tous les demi-beaux esprits qui n’y voient pas le brillant des fausses pointes... ne font pas grand cas de l’ouvrage, ni de l’auteur. »

Il n’a pas le cœur de braver ces dédains et ne se soucie guère de rester sans lecteurs,

Et de ses tristes vers admirateur unique.

« Il semble, dit-il, qu’il soit incompatible d’écrire pour ce siècle-ci et pour ceux qui sont à venir. » Il lui faudrait un Boileau, un Molière, qui lui apprit à s’affermir contre le goût du public ; il le sent, et il dit avec une fine modestie : « Une belle et jeune Chimène, qui animerait le peu de génie qui est en moi, et un grand maître — qui le soutiendrait et dirigerait, me pourraient faire parvenir à quelque gloire, s’il y en a en France à faire des églogues. » Auteur à la mode, il sacrifie à la mode ; or, qui la suit trop passe avec elle.

Vous rappelez-vous une lettre de la grande Mademoiselle à Mme de Motteville, où, à Saint-Jean-de-Luz, lors du mariage de Louis XIV avec l’infante, la princesse, fatiguée de Paris, imagine une sorte de Cour idyllique, éprise de conversation, de poésie et d’art, et, dans ses Mémoires, la description d’un ballet où elle danse en bergère au Louvre, pour fêter son retour en grâce ? Les pastorales de Segrais, comme celles de Racan, font souvent penser à ces descriptions-là. Mais les invraisemblances, les disparates, que nous sentons vivement aujourd’hui, charmaient alors et la Cour et la ville. Le sens du pittoresque naturel était né à peine. La marquise de Rambouillet avait coutume de dire : « Les esprits doux et amateurs des belles-lettres ne trouvent jamais leur compte à la campagne. » Tous les bergers, alors, sont des personnages de convention, des gentilshommes à peine déguisés.

Sans doute, il y a dans Segrais moins de métaphysique amoureuse, moins de dissertations et de subtilités sentimentales et, à travers beaucoup d’élégance et de grâce, des accents de passion et de mélancolie. Ce n’est plus la galanterie pure, c’est l’amour et même parfois le désespoir. On a dit avec esprit que, si ses bergers ne sont pas de vrais bergers, ses amoureux au moins sont de vrais amoureux ; d’où, sans doute, l’éloge de Boileau. Boileau aimait à redire ces vers de Segrais :

Doux ruisseaux, coulez sans violence ;
Rossignol, ne vante plus ta voix ;
Taisez-vous, zéphyrs, faites silence :
C’est Iris qui chante dans ces bois ;

comme Victor Hugo aimait à redire, pour leur réalité neuve, ces vers de Boileau :

Attends, discret mari, que ta belle en cornette
Le soir ait déposé son teint sur sa toilette
Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.

Segrais n’en est pas encore là ; il n’est pas assez près de la nature et du train ordinaire des choses, il ne rompt pas assez la monotonie des alexandrins par le mouvement du style et la variété des idées.

Et puis enfin, il faut bien le dire, la pastorale n’a jamais été le fort de notre poésie ; c’est un genre qui ne va guère à notre tour d’esprit. Nous n’avons ni Théocrite, ni Virgile. Même après Racan et Segrais, ni Racine, ni J.-B. Rousseau, ni Fontenelle, ni Lamotte n’y réussiront. Les vraies pastorales de la littérature française seront des idylles en prose, Paul et Virginie et la Mare au Diable, et, en relisant les églogues de Segrais, je me rappelais une lettre de George Sand, où, du fond de son Berry, elle écrivait, elle aussi, dans le temps qu’elle faisait son chef-d’œuvre : « J’apprends le latin et je lis Virgile. »

Le goût de Segrais pour la pastorale ne l’empêchait point, d’ailleurs, de savoir comment on réussit et l’on fait son chemin dans la littérature et dans la société. Il brillait au Luxembourg, qui était devenu le premier salon de Paris. Il était admis à l’Académie française en 1662, à trente-huit ans ; il y succédait à Boisrobert, né à Caen, lui aussi, et qui avait donné au cardinal son maître l’idée de l’Académie française Il avait le suffrage du monde, des femmes, rien ne manquait à sa faveur, lorsqu’une démarche qui est à l’honneur de son caractère fut cause de sa disgrâce.

« Celle qui s’appelait Mademoiselle par excellence ne pouvait se décider à cesser de l’être ([1]) » Dans un piquant madrigal que Segrais lui adresse, sous ce titre :

« À Mademoiselle, qui me commanda d’écrire son histoire en écrivant mes Nouvelles », il lui dit :

Oui, ce n’est pas assez de donner tant d’amour,
Il faut aimer un peu pour embellir l’histoire.
Tant d’éclatantes actions

Surpassant mes inventions,
Le récit en rendra votre gloire immortelle
Et déjà pour l’ouïr tout l’univers accourt.

L’histoire en est longue et belle,
Mais le roman en est trop court.

Vous savez comment Mademoiselle suivit le conseil, — un peu tard. Elle avait eu dans sa jeunesse les passions de l’âge mûr, l’ambition et la gloire ; elle eut dans l’âge mûr la passion de la jeunesse, l’amour. Elle avait passé sa vie à faire des projets de mariage et à les manquer, elle avait refusé des rois, et à quarante-trois ans, elle s’éprend d’un amour, plein d’enthousiasme, qu’elle conte naïvement dans ses Mémoires pour ce petit cadet de Gascogne, qui valait si peu.

On a dit que Segrais avait essayé de la dissuader de ce mariage. Il n’eût pas pris une telle liberté. Mais quand le roi, après avoir consenti, se fût ravisé, Mademoiselle continua de recevoir Lauzun ; et c’est alors que Segrais crut devoir prier l’archevêque de Paris d’user de son crédit auprès d’elle pour l’engager à rompre. Elle fut informée aussitôt de cette démarche. « À la Cour, dit-elle, on n’aime pas les gens qui entrent en matière sans qu’on les en prie. Ailleurs non plus. » Segrais fut chassé, malgré le prince de Condé et Mme de Sévigné, qui étaient pour lui.

Alors Mme de La Fayette le prit, et ici commence une phase nouvelle de sa vie. Il a quarante-sept ans.

 

En entrant chez Mme de La Fayette, il entre au cœur même du grand siècle et passe, en quelque sorte, de la première manière du siècle à la seconde. Après un portrait assez étendu de Mme de Rambouillet, il ajoute : « Mme de La Fayette avait beaucoup appris d’elle, mais Mme de La Fayette avait l’esprit plus solide. » Il a bien senti cette « divine raison », et il a eu la gloire de collaborer avec l’amie de M. de La Rochefoucauld et de Mme de Sévigné, avec celle que Boileau désignait pour la femme de France qui avait le plus d’esprit et qui écrivait le mieux ». Comment ? Dans quelle mesure, et quelle fut au juste sa part ?

En 1656, il avait publié les Nouvelles françaises. Le titre du livre indiquait le dessein de l’auteur. On n’avait alors aucune idée véritable du génie des divers temps et de la profonde différence des mœurs dans l’histoire. Segrais, au lieu des Grecs, des Persans et des Romains, se propose de peindre la société française qu’il a sous les yeux. Il marque les règles du roman nouveau, comme il avait fait celles de la pastorale : « Les grands revers, dit-il, que d’autres ont quelquefois donnés aux vérités historiques... ces mœurs tout à fait françaises qu’ils donnent à des Grecs, des Persans ou des Indiens, sont des choses qui sont un peu éloignées de la raison. Le but de cet art étant de divertir par des imaginations vraisemblables et naturelles, je m’étonne que tant de gens d’esprit, qui ont imaginé de si honnêtes Scythes et des Parthes si généreux, n’aient pris le même plaisir d’imaginer des chevaliers ou des princes français aussi accomplis, dont les aventures n’eussent pas été moins plaisantes. Et pourquoi, d’ailleurs, des chevaliers ou des princes ? Qu’est-il besoin que les exemples qu’on propose soient tous de rois ou d’empereurs, comme ils le sont dans tous les romans ([2]) ? »

Ainsi, il entend prendre ses personnages et ses sujets, non seulement dans la vie française, mais aussi dans la vie intime : c’est déjà, vous le voyez, toute la théorie du roman moderne.

Il mêle aux Nouvelles françaises des épisodes de la Fronde. Parfois, afin d’éviter les allusions trop directes, il fait semblant de quitter son temps pour le moyen âge ; mais on ne peut s’y méprendre, le voile est transparent : ainsi, dans la Princesse de Clèves même, Mme de La Fayette mettra la Cour de Louis XIV dans un cadre Henri II. Et puis, grande nouveauté : l’auteur des Nouvelles savait finir ; rare mérite, après les romans à dix volumes qui avaient enchanté toute la première moitié du siècle ! La Bruyère, dans son célèbre discours de réception à l’Académie, le louera de cette brièveté. Mais, ici encore, Segrais cède trop au goût du jour : il a eu beau marquer d’abord les qualités des bons romans et reconnaître que, « si la vraisemblance manque parfois à l’histoire, elle est essentielle au roman », trop souvent l’imagination l’emporte.

En 1670, parut Zayde, sous son nom. On crut aisément qu’il en était l’auteur. Dans les conversations et propos qu’on a recueillis de lui, il dit en termes formels : « La Princesse de Clèves est de Mme de La Fayette... Zayde, qui a paru sous mon nom, est aussi d’elle. Il est vrai que j’y ai eu quelque part, mais seulement dans la disposition du roman, où les règles de l’art sont observées avec une grande exactitude. » C’est là ce qui lui fait dire en d’autres endroits : « ma Zayde ». « M. le Prince avait voulu lire ma Zayde, et j’ai trouvé qu’il était mieux informé que moi de la scène de mon ouvrage, connaissant parfaitement les personnages que j’y ai introduits, tant de l’Espagne, de la France, que de l’Égypte, de Chypre et d’Asie... »

Il y a, en effet, de nombreuses analogies entre les Nouvelles françaises et Zayde : le mélangé de la poésie et de l’histoire, la peinture de la jalousie et des tristesses de l’amour, et le détail même de certaines fictions. Sainte-Beuve a dit : « Zayde tient en quelque sorte un milieu entre l’Astrée et les romans de l’abbé Prévost, et fait la chaîne de l’un aux autres. » Oui, et les Nouvelles de Segrais tiennent un milieu entre l’Astrée et Zayde. Elles ont frayé le chemin aux romans de Mme de La Fayette, comme les causeries du salon de Mme de Sablé ont mûri les Maximes de La Rochefoucauld et comme les Portraits ont préparé les Caractères de La Bruyère. Mme de La Fayette fait révolution dans le roman, comme Molière et Racine au théâtre, comme Boileau dans la critique.

Au lieu des grandes aventures, des grands coups d’épée et des grandes phrases, elle met les moyens simples, l’analyse du cœur, la sobriété. Elle disait qu’une période retranchée d’un ouvrage valait un louis d’or et un mot vingt sous. Le roman nouveau dont Segrais a eu l’idée, c’est la Princesse de Clèves. Il a donc eu sa place et son rôle dans cette réforme du roman français. Il l’a conçu tel que Mme de La Fayette l’a réalisé. Il a mis Mme de La Fayette, au moins par sa préface et par ses entretiens, sur la voie où elle a trouvé le chef-d’œuvre.

 

En 1676, à cinquante-deux ans, il se retire dans sa ville natale. Il refuse l’offre de Mme de Maintenon, qu’il a connue jadis après la mort de Scarron et qui veut le rappeler à la Cour pour le placer auprès du jeune duc du Maine, objet des tendresses du roi. Il se marie avec sa cousine, devient premier échevin, construit l’église des Jésuites (aujourd’hui Notre-Dame), élève une statue de Louis XIV, termine sa traduction de l’Énéide, entreprend celle des Géorgiques, restaure l’Académie de Caen et en décerne les couronnes,

Et c’est le comble de la gloire
De se voir couronné de la main de Segrais,

enfin devient, en quelque sorte, le prince intellectuel de la Normandie.

Il excelle à conter sa vie avec cet accent bas-normand qui ne l’a jamais quitté. Tandis qu’il parle, un homme est derrière une tapisserie, qui note ses paroles, — vous voyez que le phonographe était inventé à Caen il y a plus de deux cents ans, — et ainsi nous sont parvenus ces récits trop courts, ces anecdotes, ces observations intéressantes, qui sont entrés dans notre histoire littéraire pour n’en plus sortir.

En 1689, Mme de Sévigné passe dans cette ville que son ami a honorée et embellie, « la plus jolie ville, dit-elle, la plus avenante, la plus gaie, la mieux située, les plus belles rues, les plus beaux bâtiments, les plus belles églises, des prairies, des promenades, et enfin la source de nos plus beaux esprits ». Segrais est absent, elle est « affligée » de ne pas voir « son ami ».

Il meurt en 1701, à soixante-dix-sept ans ; ses restes sont transportés en grande pompe à Fontenay-le-Pesnel et ensevelis dans l’église de ce lieu. Toute la province le pleure, une femme vient graver des vers sur sa tombe.

Tel fut Segrais.

Il y a en lui deux hommes : le Segrais que son temps aima, un peu affadi par le voisinage des beaux esprits de l’hôtel de Rambouillet et par les pastoureaux langoureux de l’école italienne, admirateur de d’Urfé, de Mlle de Scudéry, de Chapelain, de Ménage, et qui en veut à Racine et à Boileau parce qu’ils viennent déranges ses habitudes ; et puis, à travers celui-là, dont les couleurs ont pâli, il y a le poète naturellement doué et agréable, le poète des gais refrains, des stances légères, où passe un spirituel sourire, une idée tendre, fugitive, un sentiment rapide ; l’admirateur de Corneille et de Molière, le commensal de Mme de La Fayette, l’homme de goût à qui La Rochefoucauld demande une préface pour ses Maximes, le conteur riche en souvenirs, dont les anecdotes ont si bien passé en nous que nous ne savons plus d’où elles viennent, enfin, jusqu’à un certain point, le précurseur, qui n’a réalisé qu’à demi son idéal, mais qui a vu la pastorale telle que la fera Goethe et le roman tel que le feront Mme de La Fayette, Le Sage, l’abbé Prévost et les grands romanciers de nos jours. C’est par là que, dans le naufrage de ses admirations premières, il survit, sous le rayon de Mme de La Fayette et de La Rochefoucauld.

Il est le type de l’homme de lettres qui est en même temps homme de bonne compagnie. Il est l’« honnête homme », dans le plein sens que le grand siècle donnait à ce mot et où doivent l’entendre tous les siècles. Enfin, suivant le mot de Voltaire, « c’était un très bel esprit et un véritable homme de lettres ».

Au milieu de ses brillantes années à la Cour, il écrivait dans l’hymne à Mademoiselle :

L’Orne délicieuse arrose un saint bocage
Que Malherbe autrefois sur ce plaisant rivage
Planta de ses lauriers sur le Pinde cueillis
Et dont est ombragé tout l’Empire des Lis.
Et moi, si je reviens de la longue carrière
Où l’ardeur de quitter la terrestre poussière
Emporte malgré moi mon vol audacieux
Sur les illustres pas qui conduisent aux cieux ;
Si j’aborde jamais la plage réclamée
Courbé sous le doux faix des rameaux d’Idumée,
Je
les destine encore à ce charmant séjour,
Ma célèbre patrie et ma première amour.
Là, si des saints lauriers j’ose approcher ces palmes,
J’espère les voir croître, et sous leurs ombres calmes
Le reste de mes jours en paix les cultivant,
Dans la voix des mortels laisser mon nom vivant.

Le poète a réalisé son rêve ; son vœu est exaucé : après plus de deux siècles, sa Normandie et les Lettres françaises apportent leurs palmes fraîches à son immortalité rajeunie.

 

[1] SAINTE-BEUVE, Causeries, t. III.

[2] Il prête ce propos à la « princesse Aurélie », c’est-à-dire à Mademoiselle.