Rapport sur les prix de vertu 1920

Le 25 novembre 1920

Raymond POINCARÉ

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. RAYMOND POINCARÉ
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance publique annuelle du vendredi 25 novembre 1920.

 

 

MESSIEURS,

Peut-être l’aviez-vous oublié : il y a, cette année, un siècle que M. de Montyon est mort. Vous savez tous, du moins, qu’avant de mourir, il avait légué à l’Académie, avec le cinquième de sa fortune, une charge perpétuelle, dont il destinait le profit matériel à la vertu et dont il désirait, semble-t-il, réserver à sa mémoire le profit moral. Il avait donné, dans une vie sans éclat, deux grands exemples d’obstination, entre lesquels je n’aperçois, du reste, aucun rapport : rien n’avait pu ébranler sa fidélité au célibat ni sa résolution de nous associer à ses libéralités. La première fois qu’il avait conçu l’idée, dont s’est si violemment indigné Chamfort, de confier à l’Académie le soin de rechercher les faits vertueux et d’en couronner publiquement les auteurs, c’était en 1782, époque où la vertu faisait beaucoup parler d’elle dans la littérature, ce qui n’est pas toujours pour elle la meilleure façon de régner sur la société. M. de Montyon avait commencé par une fondation anonyme ; son nom fut aussitôt connu de tout le monde. Sa bienfaisance avait quelques coquetteries et ne détestait pas les douces violences de la curiosité publique. Loué par les uns, raillé par les autres, M. de Montyon aurait certainement continué à faire de notre Compagnie la dispensatrice de ses générosités, si une tourmente, qu’il n’était pas le seul à n’avoir pas prévue, n’était brusquement venue troubler sa vie pacifique et déranger ses projets les mieux établis. Surpris par la Révolution, il émigra. L’Académie elle-même fut emportée par la tempête. La vertu demeura car rien ne la déracine, mais elle fut, pendant de longues années, privée de nos récompenses, sans que, d’ailleurs, il fût établi qu’elle eût subi, par suite de notre absence, un fléchissement, notable. M. de Montyon n’entendait pas toutefois qu’elle restât indéfiniment soumise à une épreuve aussi injuste et peut-être aussi dangereuse. Ni le changement de régime, ni les guerres n’avaient altéré ses intentions. En 1810, il revenait de l’étranger et, bienfaiteur infatigable autant que célibataire impénitent, il s’empressait de rendre à l’Académie ressuscitée la mission dont plus que jamais il la jugeait digne. La mort n’a été pour lui qu’une occasion solennelle de nous maintenir sa confiance et de confirmer ses volontés.

Depuis 1820, beaucoup de personnes généreuses ont imité M. de Montyon et c’est ainsi que peu à peu, dans les occupations de l’Académie, la vertu a pris, à côté du dictionnaire et des distributions de prix littéraires, une place que Fénelon lui-même, dans sa lettre de 1716, ne lui avait pas réservée. Chaque année, ces largesses renouvelées nous imposent le devoir, un peu monotone, mais d’autant plus méritoire, de faire en public notre examen de conscience et de nous demander si les récompenses que nous distribuons ont, oui ou non, quelque efficacité morale. La conclusion de cet interrogatoire périodique varie suivant la philosophie de nos directeurs. Tantôt nous ressentons un peu de honte à sembler croire que l’intérêt et l’amour-propre soient les inséparables compagnons de la vertu et nous nous efforçons de démontrer que la modicité de la récompense et la spontanéité de nos choix nous permettent de découvrir et de signaler à l’admiration populaire des modèles d’honnêteté sans alliage. Tantôt nous prenons bravement notre parti de louer l’intérêt lui-même pour les bonnes actions qu’il suggère à une humanité imparfaite, et de trouver à la vanité des excuses, en considération du secours qu’elle prête si complaisamment à la faiblesse de nos instincts les plus nobles. Il serait, sans doute, impertinent de soutenir qu’en un siècle, nos prix ont sensiblement élevé le niveau général de la vertu. Mais un siècle est si peu de chose dans la vie du monde ! Lorsque nous commémorerons, sous cette même coupole, le millénaire de M. de Montyon, il nous sera peut-être plus facile de mesurer avec quelque précision le recul du mal et le progrès du bien.

Gardons-nous cependant de calomnier notre âge et ne nous hâtons pas de juger sur de fausses apparences les générations au milieu desquelles le destin a fixé notre vie. Si, à la suite des épouvantables secousses qui viennent d’agiter l’univers, un peu d’écume est, çà et là, montée à la surface des éléments bouleversés, ce n’est pas une raison pour qu’il faille désespérer de la vertu et la croire étouffée par le vice triomphant. Nous n’avons pas, sans doute, à nous porter garants pour les autres nations ; elles sauront se défendre elles-mêmes ; mais de la France, nous pouvons parler avec une fierté satisfaite et affirmer hautement qu’elle n’a point dégénéré. Que des étrangers de passage, observateurs aveugles et malveillants, confondent parfois avec les meurs françaises leurs propres fantaisies et leurs plaisirs de voyage ; qu’ils se laissent entraîner à des inductions désobligeantes par le luxe insolent d’un nouveau riche dont l’automobile les a éclabousse, par la cupidité d’un marchand qu’a tenté leur snobisme, ou par l’audace d’un filou auquel ils ont confié leur valise qu’ils aient la candeur de chercher la vraie n’aime dans des bals publics ou dans des salles de casinos, et qu’ils aillent, après cela, de capitale en capitale, répéter que. si nous avons été capables, pendant la guerre, d’un sursaut d’héroïsme, nous sommes aujourd’hui las de notre effort passager ; que nos ennemis d’hier, restés attentifs à tout ce qui peut, nous diminuer dans l’esprit des peuples, essaient de nous représenter partout comme une nation tombée, après la victoire, au plus bas du vice et de la corruption, il n’importe : ces légendes et ces calomnies seront impuissantes à obscurcir la clarté des faits et à étrangler la vérité ; et si l’Académie ne peut avoir la prétention de stimuler. par ses récompenses, l’honnêteté publique et privée, il lui reste, du moins, le mérite de réunir, en vue de ces distributions annuelles, des exemples qui, pris entre des milliers d’autres et forcément un peu au hasard de la cueillette, nous permettent cependant de confondre le mensonge, de démasquer l’envie et de replacer en pleine lumière l’image éternelle de la France.

Et d’abord, vous ne vous étonnerez point que l’Académie, qui a l’esprit d’à-propos, m’ait chargé de vous entretenir des habitations à bon marché. En cherchant bien, on en trouve encore quelques-unes ; elles sont occupées, mais on a, du moins, la satisfaction d’y rencontrer des locataires qui font l’éloge de leurs propriétaires et des propriétaires qui n’ont aucune velléité de congédier leurs locataires. Venez à Levallois-Perret et, dans les rues Ernest-Cognacq, Danton et Baudin, regardez ces belles maisons de six étages qui s’élèvent là devant vous. Il y en a 19 et elles sont divisées en 236 logements, lumineux et bien aérés, dont les loyers varient de 200 à 500 francs et qui sont aménagés de manière à satisfaire, tout ensemble, l’hygiène, l’élégance et la simplicité. Dans ces 19 maisons, vit une laborieuse et saine population de nos âmes, dont 600 enfants de toutes tailles, et ni les jeux, ni les chants, ni les cris de celte jeunesse remuante ne troublent les relations de bon voisinage qu’entretiennent les habitants de ces demeures privilégiées. Le célibat de M. de Montyon aurait été, sans doute, un peu dépaysé dans le fourmillement de tant de familles nombreuses ; mais notre vénérable bienfaiteur n’aurait pu demeurer insensible au spectacle de ce bonheur domestique et je me figure qu’il aurait envié, sinon la joie de tant de ménages harmonieux, du moins la juste fierté des propriétaires qui leur donnent asile. Qu’eut-il dit s’il avait su que les fondateurs de ces habitations à bon marché ont eux-mêmes fait preuve, envers l’Académie, d’une générosité qui dépasse de beaucoup la sienne ? Les propriétaires des immeubles de Levallois-Perret sont, en effet, M. et Mme Cognacq, les mêmes qui nous fournissent, par une donation somptueuse, le moyen d’attribuer désormais, tous les ans, dans chaque département de France, une gratification de 25.000 francs à un père ou à une mère qui ont au moins neuf enfants vivants. Mais, si nous offrons aujourd’hui à M. et à Mme Cognacq notre médaille d’or à l’effigie de Richelieu, la reconnaissance que nous leur devons est étrangère à notre décision. Nous ne nous sommes même pas laissé déterminer par la vue des autres institutions qu’ont créées M. et Mme Cognacq, cette Samaritaine qui est l’œuvre d’un travail continu de cinquante années, qui fait vivre 3 500 employés et ouvriers, et qui leur assure une large participation aux bénéfices, — cette fondation Cognacq-Jay, dont relèvent la maison de retraite de Rueil, la maternité de la rue Eugène-Milon, la pouponnière de Malmaison, que sais-je encore ? Non, c’est aux seules habitations à bon marché que l’Académie a pensé dans l’attribution de sa médaille d’or et elle a voulu ainsi, tout en félicitant M. et Mme Cognacq de leur admirable initiative, honorer en leur personne un genre de bienfaisance dont elle a déjà eu l’occasion de proclamer l’intérêt social. Ceux de nos compatriotes qui, seuls ou associés, se proposent de bâtir, au profit de locataires modestes, des maisons semblables à celles de Levallois-Perret ne sont malheureusement pas encore très nombreux. La loi a encouragé les sociétés d’habitations à bon marché, mais elles rencontrent aujourd’hui, dans les nouvelles conditions de la vie, les plus grandes difficultés pour équilibrer, même sans bénéfice ni amortissement, leurs dépenses et leurs recettes : et si leur statut était aggravé ou si le fisc ne les épargnait pas, les capitaux les plus désintéressés s’enfuiraient vite vers des placements moins onéreux. Il est peu de gens qui pensent avec Vauvenargues que des profusions utiles soient des économies ; et le législateur est toujours bien inspiré lorsqu’il n’attend pas de la prodigalité des citoyens les services qu’il croit avantageux pour la communauté.

Mais, puisqu’à propos d’habitations à bon marché, j’ai fait une brève allusion à quelques-uns des autres établissements Cognacq-Jay, comment résisterais-je à la tentation de vous dire un mot des charités annuelles que va nous rendre désormais possibles celle de ces fondations dont nous avons reçu la gérance ? À en juger par les perplexités où nous a plongés la première répartition, nous serons souvent fort embarrassés pour procéder à des classements judicieux et le nombre des élus sera bien faible en regard du nombre des appelés, mais les familles désignées, si elles ne sont pas toujours, peut-être, beaucoup plus méritantes que d’autres dont nous avons eu le regret de ne pouvoir accueillir les candidatures, sont, du moins, avec certitude, dignes du témoignage d’estime et de gratitude qu’elles reçoivent. Lorsque nous retenons, par exemple, dans le Finistère, le nom de cette veuve, Mme Deniel, qui habite près de Landerneau, à Rimahert-en-Pencran, nous savons bien que nous sommes obligés d’écarter, dans le même département breton, des dizaines et des centaines de pères et de mères qui ont élevé beaucoup d’enfants et se sont imposé, pour les faire vivre, de longues privations. Mais Mme Deniel, qui a aujourd’hui soixante-trois ans et qui cultive une modeste ferme de seize hectares au loyer de cinq cents francs, est restée veuve en 1899, avec quatorze enfants, dont l’aîné avait alors vingt ans et le dernier quinze mois. Avec un courage qui ne s’est jamais démenti, elle s’est mise au travail pour nourrir et vêtir tout son petit monde. Quatre ans après la mort du père, un des fils, âgé de quatorze ans, a succombé à une fluxion de poitrine ; mais, à la veille de la guerre, c’était le seul de ses enfants qu’elle eût perdu. En 1914, au commencement du mois d’août, elle voit partir pour les armées huit de ses fils et un de ses gendres. Elle continue à cultiver la ferme avec l’aide d’une de ses filles et un de ses fils, qui a reçu autrefois un coup de pied de cheval à la tête et qui est réformé. Dès le 27 août, un de ses enfants mobilisés, Joseph, disparaît dans les combats des Ardennes ; elle demeure plusieurs mois dans l’angoisse et apprend enfin qu’il est glorieusement tombé au champ d’honneur. Quelques semaines après, à la fin d’octobre, c’est le tour d’un autre. Alexandre, qui est atteint en Lorraine d’une blessure mortelle. Après cette double épreuve, le sort accorde à Mme Deniel un court répit ; mais, au mois de mai 1915, un troisième de ses fils, Henri, est tué en Belgique. Parmi les survivants, qui se sont tous, comme les morts, vaillamment conduits, il en est un, Louis, qui a été blessé deux fois. Voilà le bilan des sacrifices qu’une petite fermière bretonne a silencieusement consentis à la patrie en danger, sans interrompre la culture de ses champs et sans cesser de prier Dieu.

N’allez pas vous imaginer que j’aie choisi dans la liste des lauréats de la fondation un cas exceptionnel. J’aurais pu feuilleter tous les dossiers que nous avons classés, y compris ceux des trois départements français que nous ont restitués des femmes comme Mme Deniel et des hommes comme ses fils. J’aurais pu même parcourir les dossiers auxquels nous avons dû refuser la priorité. J’y aurais ramassé sans effort des brassées d’exemples aussi beaux que celui-là. Si le principal objet de la fondation Cognacq-Jay est d’apporter aux familles nombreuses une aide précuniaire et un encouragement moral, elle nous permet donc, en même temps, de célébrer quelques-unes des plus nobles qualités qui s’entretiennent et se développent à la chaleur du foyer français. Je souhaiterais qu’un misanthrope, et il y en a partout, même à l’Académie, fût un jour chargé de compulser les attestations destinées à éclairer notre jugement. Il suffirait de cette lecture pour le réconcilier avec le genre humain.

Une autre médaille d’or, à la même effigie de Richelieu, est attribuée aux maisons américaines de convalescence. La France n’oublie pas les magnifiques offrandes qui lui sont venues d’outre mer, avant même que les États-Unis fussent sortis de la neutralité. L’Amérique entière nous donnait alors son argent et son cœur. De New-York à San Francisco, toutes les bourses s’ouvraient pour les misères de nos réfugiés et toutes les âmes s’envolaient vers les champs de bataille où les soldats de la Meuse et de Verdun mouraient pour la liberté du monde. Aujourd’hui qu’après la victoire remportée en commun, chacune des nations alliées est rentrée chez elle, avec la tentation de s’enfermer un peu, rappelons-nous les mouvements spontanés, qui nous ont rapprochés. Nous retrouverons dans ces souvenirs la pureté de nos sentiments et la force de nos enthousiasmes. Relisons quelques-unes des belles pages qu’une Américaine de grand talent, Mrs Edith Wharton, a écrites sur la France, et nous nous dirons que jamais la France n’a été ni mieux comprise ni mieux aimée. Mais Mrs Edith Wharton n’est pas seulement un écrivain, elle est une femme d’action et une femme de bien. C’est elle qui, avec le précieux concours de Mrs Royall Tyler, a créé l’Accueil franco-américain aux réfugiés belges el français, l’œuvre des enfants des Flandres, l’œuvre des tuberculeux de la guerre, et ces Maisons américaines de convalescence auxquelles nous avons réservé une de nos médailles d’or. Pour l’ensemble de ces fondations, Mrs Wharton et Mrs Royall Tyler ont recueilli plus de 9.250.000 francs, et elles les ont employés avec la plus ingénieuse bonté. Dans le dispensaire qu’elles avaient ouvert, au numéro 12 de la rue Boissy-d’Anglas, pour les réfugiés des régions envahies, Belges et Français, elles avaient eu la douloureuse émotion de voir défiler un long et lamentable cortège de femmes blêmes et d’enfants chétifs, chez beaucoup desquels les médecins avaient trop aisément aperçu les premières menaces du mal qui ronge les sociétés modernes. Mrs Royall Tyler et Mrs Édith Wharton avaient aussitôt cherché les moyens de protéger ces pauvres fugitifs contre les progrès de la tuberculose et, à peine avaient-elles conçu leur dessein, qu’elles le réalisaient. Sous les deux jolis noms de Belle Alliance et de Bon Accueil, elles installaient dans deux parcs voisins, sur le territoire de Groslay, un sanatorium complet et Mrs Royan Tyler recommandait aussitôt à l’administration du dispensaire d’envoyer à cet établissement toutes les femmes et tous les enfants dont la santé paraissait exiger le séjour au grand air. Mais ces malheureuses, qui avaient dû fuir devant l’ennemi et abandonner leur pays dévasté, s’effrayaient d’un nouvel éloignement qui leur semblait un nouvel exil ; elles refusaient de quitter Paris et renonçaient aux soins qu’on leur offrait plutôt que de continuer leur chemin vers l’inconnu. Pour vaincre leur résistance, Mrs Royan Tyler dut recourir à un innocent subterfuge. Aux pauvres clientes du dispensaire, elle fit offrir une promenade dominicale, avec un billet gratuit, aller et retour, de Paris à Groslay et de Groslay à Paris. Cette partie de campagne eut le plus grand succès. Les voyageuses trouvèrent le logis à leur goûter ne furent plus tentées d’utiliser les coupons de retour. Aujourd’hui, l’œuvre des maisons américaines de convalescence comprend six cents lits pour tuberculeux et prétuberculeux. Ces lits sont répartis entre Groslay et Taverny en Seine‑et-Oise et Arromanche dans le Calvados. Il y a, en outre, une maison de repos à Auteuil, un dispensaire boulevard de la Gare à Paris et une maison de rééducation à Villejuif. Le tout doit passer au département de la Seine en juillet prochain. Espérons qu’à cette date, les derniers réfugiés auront pu regagner enfin leur commune détruite et commencer à relever leurs ruines. Mais, comme la phtisie n’aura pas terminé ses ravages dans l’agglomération parisienne, les lits serviront encore, et les malades qui les occuperont béniront les noms de Mrs Tyler et de Mrs Wharton. « Quand l’éloquente expression d’un sentiment ne se traduit pas en action, a écrit un jour Mrs Wharton, elle tombe au niveau de la rhétorique. » Et elle ajoutait : « En France, aujourd’hui, l’expression et l’acte se continuent et se reflètent l’une l’autre. » Jamais cette féconde alliance du talent et de la volonté ne s’est affirmée avec plus de force qu’en cette Américaine qui, après avoir composé ce beau livre intitulé Chez les Heureux du Monde, s’est penchée sur les malheureux pour les arracher à la misère et à la maladie.

À deux compatriotes de Mrs Royall Tyler et de Mrs Wharton, nous remettons des médailles d’argent : miss Alice Getty, émue, à son tour, du sort de tant de jeunes gens qui ont perdu la vue dans les combats, a fondé, sous le titre de la Roue, une imprimerie spéciale, destinée à leur rendre accessibles toutes les publications qu’ils ont besoin de connaître pour achever leurs études. Miss Alice Getty a consacré à cette charitable entreprise, non seulement toute son activité, mais toutes ses ressources. La Roue a imprimé 11.400 volumes qui ont été distribués gratuitement à 250 étudiants français, aveugles de guerre, et à 50 écoles de rééducation. Elle a édité des ouvrages de vulgarisation en sept langues et des dessins en relief d’une gracieuse originalité. Elle a recruté tout un personnel de choix pour veiller à l’impression des volumes, à la qualité du point, à l’élégance de la reliure. Bref, elle s’est multipliée pour mettre sous les doigts du plus grand nombre possible d’aveugles ces livres qui sont la consolation de leur infirmité et la lumière de leurs ténèbres.

De son côté, Mrs Maria L. Card, veuve d’un éminent citoyen de Pittsburg, en Pensylvanie, est venue tout exprès d’Amérique pour établir en France un colonie agricole et y recueillir des orphelins de guerre. Elle a acheté à Longeron, dans le Loir-et-Cher, une propriété située sur le flanc d’un de ces coteaux de Touraine dont les ondulations sont si douces et les lignes si pures ; elle y a soigneusement aménagé une ferme modèle, près d’une agréable demeure qui contient un dortoir et une salle d’études, et elle a logé, à ses frais, dans ce charmant domaine une quinzaine d’orphelins dont l’instruction a été confiée à une maîtresse distinguée et qui apprennent, en même temps qu’à lire et à écrire, à cultiver la terre. De ces femmes qui ont traversé l’Océan, comme des missionnaires de la bienfaisance, nous en aurions pu citer beaucoup d’autres, cette année encore, à l’ordre du jour de l’Académie. Mais puisqu’il fallait que notre reconnaissance se fixât sur quelques noms, ceux que je viens de prononcer peuvent, du moins, avoir à nos yeux la valeur d’un symbole et nous rappeler quelles forces de sympathie et de dévouement la cause de la France a, dès le début de la guerre, éveillées en Amérique.

Nulle œuvre étrangère, si belle qu’elle soit, ne peut cependant nous faire oublier les mille initiatives qu’a suggérées à la charité française le spectacle des maux de la guerre. Depuis six ans, dans cette journée consacrée à l’éloge de la vertu. l’Académie n’a jamais manqué d’inscrire à son palmarès une glorieuse théorie d’infirmières, de médecins et de chirurgiens ; et si elle ajoute cette fois une liste nouvelle aux proclamations précédentes, elle sait bien qu’elle reste, malgré tout, en compte avec la justice et qu’elle ne pourra jamais s’acquitter d’une dette dont le montant se confond, à l’infini, avec la somme illimitée des sacrifices accomplis. Elle donne aujourd’hui un prix de 2 000 francs à Mlle Poussié, en religion sœur Élise, supérieure de l’Hôpital de Marvejols, qui, après une vie déjà longue, vouée tout entière aux soins des malades, a trouvé, dans sa vieillesse, un surcroît d’énergie à dépenser en faveur des blessés militaires ; et des prix de 1 000 francs à Mme Billet, à Mlle Marie-Louise Groffier, à Mlle Bregeras, à Mlle Céline Chapé, infirmières de la Croix-Rouge, dont la conduite nous a été signalée, soit par l’Association des Dames françaises, soit par la Société de Secours aux blessés.

Parmi les œuvres fondées au profit des orphelins de la guerre, l’Académie a particulièrement remarqué les Écoles professionnelles de Saint-Martin de Ré, l’Adoption familiale et scolaire des Orphelins de Guerre et l’Orphelinat de Mlle Magne à Bernay. Mais que de scrupules, sinon de remords, laisse dans l’esprit du directeur, chargé du rapport, une aussi brève énumération ! L’Académie est sûre de ne pas s’être trompée dans l’attribution de ces couronnes ; mais elle n’est pas moins sûre de négliger et même d’ignorer des milliers de personnes qui seraient, à tous égards, dignes d’en recevoir de semblables. Si difficile qu’il soit souvent de faire le bien, il est peut-être encore plus difficile, au moins ici-bas, de le récompenser avec discernement. Quand on ne pèche pas par erreur, on risque de pécher par omission et, même pour célébrer la vertu, il n’y a pas de bonnes façons de pécher.

En jetant un regard trop rapide sur l’innombrable multitude des œuvres de guerre, l’Académie n’a cependant pu négliger les grands services rendus en ces dernières années, par M. Rabut. Partout où il y a quelque infortune à soulager, on est sûr de rencontrer M. Rabut. Vérificateur des contributions indirectes, il a fondé, en 1899, avec plusieurs employés de cette administration, une société fraternelle, dont il est resté, depuis lors, le secrétaire-général adjoint ; il est commissaire du Bureau de Bienfaisance, dans le XVIIIe arrondissement ; il est administrateur de la Boule de Neige ; il est secrétaire général de la Fédération de la Mutualité coloniale, secrétaire général du Muguet de France, secrétaire général de l’Union des Œuvres d’Assistance aux Veuves et aux Mères de Soldats, délégué à l’Office Départemental des Pupilles de la Nation, secrétaire général de la Fédération des Orphelinats, et comme il ne se sent pas assez occupé, il a fondé, en janvier 1915, avec la coopération de nombreux mutualistes et le concours pécuniaire de l’Union Nationale des Cheminots, l’œuvre de Protection en faveur des femmes et des enfants victimes de la guerre. Sur tous les champs de bataille, « ce sont les mêmes qui se font tuer ». L’œuvre de Protection fournit un merveilleux exemple d’union sacrée. Présidée par M. Léopold Bellan, elle a pour vice-présidents M. Émile Leven, vice-président de la Fédération Nationale de la Mutualité, le chanoine Reymann, directeur général de l’Union catholique des chemins de fer français, et le pasteur Charles Wagner. Elle a secouru régulièrement, pendant les hostilités et depuis l’armistice, 675 mères de soldats, 2874 veuves, 4806 orphelins. M. Rahut trouve que c’est encore peu et il cherche de nouvelles occasions d’emploi pour une bonne volonté toujours prête. Je suis tranquille. Il les trouvera. Plus on donne de soi-même, plus on s’aperçoit qu’on en peut donner davantage.

Jamais temps fut-il, d’ailleurs, plus fertile en misères de toutes sortes ? À côté de ces petits orphelins de guerre dont la France a pris la tutelle et qui sont, tout naturellement, l’objet de la prédilection nationale, il y a d’autres orphelins encore ; car les larges fauchées que la mort a faites parmi les combattants n’ont pas ralenti ailleurs sa besogne ordinaire. Des orphelinats, tels que celui d’Élancourt, ont ouvert leurs portes aux deux catégories d’enfants. La maison d’Élancourt date de plus de cinquante ans et elle est, depuis 1866, déclarée d’utilité publique. Le curé de la commune en est, de plein droit, le directeur ; trente sœurs de Saint-Vincent de Paul assurent les services et les classes. Ces admirables femmes se vouent tout entières à leur tâche. Elles font l’éducation des orphelins ; elles coupent et cousent leurs petits vêtements ; elles tricotent leurs bas et leurs chandails ; et, comme la laine, raréfiée par la guerre, est hors de prix, elles achètent des toisons, les lavent et filent la quenouille. Nuit et jour, elles vivent auprès des enfants, car ce sont les mêmes qui tiennent la classe et qui surveillent les dortoirs. Elles reçoivent par tête et par année, 150 francs de rémunération. Elles ne se mettent pas en grève, et ne réclament pas d’augmentation. Comme l’abbé Michel Bon, curé d’Élancourt, elle seront heureuses demain, en apprenant que l’orphelinat reçoit de l’Académie 1 500 francs, dont il ne restera un centime ni dans leurs mains ni dans celles du directeur de la maison.

Je voudrais vous parler aussi du dévouement qui se prodigue à Vaugirard, dans l’œuvre de l’Enfant Jésus, providence de tant de jeunes filles pauvres : mais comment nous laisser détourner d’autres enfants qui, de très loin, nous tendent les bras ? Ce sont les petits hôtes de l’orphelinat Saint-Joseph, maison de la Miséricorde, à Damas. De leurs mignonnes mains, ils ont applaudi, il y a quelques semaines, à l’arrivée des troupes françaises ; et c’est là, pour les Filles de la Charité, qui depuis si longtemps administrent l’orphelinat et font aimer la France en Syrie, une plus belle récompense que celle que nous leur offrons aujourd’hui ; niais, en les portant sur notre liste de prix, nous nous donnons à nous-mêmes l’illusion d’être près d’elles, au moment où, devant nos drapeaux qui passent, elles sentent les larmes leur monter aux yeux. Quelle tragique existence que celle de cette vieille maison ! L’orphelinat était fondé depuis quelques années, lorsqu’éclatèrent, en 1860, les troubles qui amenèrent en Syrie l’intervention française. Les sœurs de la Charité avaient alors autour d’elles cent vingt fillettes chrétiennes et arabes. Maîtresses et élèves furent sauvées de la mort par le fils d’Abd-el-Kader ; mais après dix jours d’internement à la citadelle, les pauvres femmes durent quitter Damas et se réfugier à Beyrouth. Tout ce qu’elles avaient fait était à recommencer. Avec l’aide du cardinal Lavigerie, elles établirent sur la côte une nouvelle maison, destinée à recueillir les orphelins émigrés de l’intérieur. Cet exode ne les découragea point. Huit ans après, elles reprenaient le chemin de Damas et ouvraient, de nouveau, dans cette ville, un orphelinat, des écoles et un dispensaire. En 1914, lorsque la guerre éclata, elles avaient dans leurs classes sept cent cinquante enfants des deux sexes, auxquels elles apprenaient le français ; elles instruisaient gratuitement trois cents petits pauvres, et elles soignaient quotidiennement six cents malades de tous les cultes. Le jour où la Turquie prit le parti de l’Allemagne, l’établissement de Saint-Joseph se trouva, bien entendu, gravement menacé. Rendons à Djemal Pacha cette justice, qu’il le protégea pendant son séjour à Damas ; mais, aussitôt après son départ pour Jérusalem, la maison fut mise à sac ; les orphelins furent chassés ; le matériel des classes, les bancs, les tables, transportés dans les écoles musulmanes. Les sœurs françaises s’échappèrent à grand’peine. Deux d’entre elles restèrent à Damas, avec les sœurs syriennes, pour se dévouer aux blessés, aux malades et aux pauvres qui mouraient de faim. Dès la signature de l’armistice, les Filles de la Charité, encouragées par le gouvernement de la République, repartirent, au nombre de quinze, pour la Syrie. Elles arrivèrent Damas le 31 janvier 1919, trouvèrent leurs immeuble dévastés, mais évacués par les Turcs, nettoyèrent les salles souillées, reconstituèrent le mobilier détruit ou dispersé, et sonnèrent le rappel des enfants. En quelques semaines il accourut cinq cents élèves, cinquante orphelins et des malades, des éclopés, des lépreux, tout un monde d’infortunes pour qui le retour de la France était une résurrection. Les intrigues de Feyçal ont encore failli tout compromettre. Les sœurs entendaient, tous les jours, les amis de la France se demander avec anxiété ce que nous faisions de nos droits et de nos traditions ; mais nous nous sommes redressés et les Filles de la Charité peuvent se rendre aujourd’hui cette justice qu’elles ont formé, avec les autres Français, religieux et laïcs, installés en Syrie, la meilleure avant-garde du général Gouraud.

Dès qu’on se met à passer en revue nos maisons à l’étranger, on ne peut résister à la tentation de s’attarder auprès de chacune d’elles. Sans quitter Damas, que n’aurais-je pas à dire de l’Hôpital français Saint-Louis qui, l’an dernier, a soigné sept cent quatre-vingt-trois malades, musulmans, israélites, schismatiques, protestants, catholiques des différents rites, et dont la supérieure, la sœur Gauthier, est également une fille de la Charité ? Et comment oublier l’autre hôpital Saint-Louis, celui de Jérusalem, que la France, par malheur, ne va plus avoir sous sa protection directe ?

Dans nos colonies, l’effort de nos œuvres n’est pas moins digne d’admiration, et il en est trois qui ont été, cette année, particulièrement signalées à l’attention de l’Académie : celle que le Père Joseph de Villèle a créée à Faravohitra pour l’éducation primaire et professionnelle des enfants métis, créoles et malgaches ; celle que les religieuses de Notre-Dame de charité du Bon-Pasteur ont fondée, depuis soixante-huit ans, dans la province d’Oran, à Misserghin, pour recueillir les petites filles abandonnées, arabes et françaises ; celle dont l’illustre prélat du Haut-Congo français, Mgr Augouard et ses intrépides collaborateurs, ont su faire pénétrer jusqu’au cœur de l’Afrique, les inestimables bienfaits. C’est au mois d’avril 1881 que le père Augouard a inauguré, à l’embouchure du Congo, sa première station, celle de Saint-Antoine. Deux ans après, il s’aventure seul, à travers un pays peuplé de tribus sauvages, jusqu’aux rives lointaines du Stanley Pool et il y plante bravement le pavillon tricolore. Jules Ferry qui a immédiatement compris tout ce que la France peut attendre de ce hardi pionnier, lui donne, en 1884, une large subvention pour les écoles du Haut-Congo. De Brazzaville, les missions du père Augouard essaiment peu à peu à -travers le continent noir, à M’Boma, à Saint-Joseph de Linzolo, à Saint-Louis de l’Oubanghi, à Saint-Paul des Rapides, chez les Banziris et les Ouaddas, à Franceville, sur la rivière Alima, de fleuve en fleuve et de forêt en forêt. Élevé à l’épiscopat, Mgr Augouard poursuit ardemment son action civilisatrice. Il prête généreusement son concours à tous nos explorateurs, Brazza, Marchand, Gentil, Foureau-Lamy, Mizon, de Béhagle. Secondé, tantôt par les Franciscaines missionnaires de Marie, tantôt par les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, il ouvre des écoles, des hôpitaux et des lazarets ; il soigne les indigènes atteints de cette terrible et mystérieuse maladie du sommeil ; il police les anthropophages ; il construit des bateaux, aménage des ports, dresse des cartes fluviales ; il enseigne le français aux petits noirs, recrute des travailleurs pour le gouvernement, introduit en Afrique les arbres fruitiers des Antilles, développe, de toutes parts, des colonies agricoles : entre temps, il élève des églises et des cathédrales : il est ingénieur, entrepreneur, administrateur, professeur, médecin, géographe, arpenteur, et, dans ces métiers divers, il reste évêque et apôtre : tout cela, sous un soleil homicide, en compagnie des cannibales, des crocodiles et des hippopotames, dans l’immensité de régions infectées par les fièvres et balayées par les tornades. L’Académie a réservé pour les missions catholiques du Haut-Congo sa plus importante dotation, les six mille francs du prix Léopold Davillier : modeste offrande qu’elle dépose aux pieds d’un bon Français, qui est un grand chrétien.

Pendant que des noirs du Congo, dont Mgr Augouard recueille, en ce moment, les orphelins, allaient mourir au Cameroun sous les drapeaux français et que tant d’autres soldats indigènes donnaient à la Métropole des gages émouvants de leur fidélité, les actes d’héroïsme accomplis par nos armées et les exemples de patriotisme offerts par la population civile se succédaient avec une rapidité qui défiait toute tentative de dénombrement. L’Académie s’est contentée d’admirer ceux-là : elle a détaché, pour les récompenser, quelques-uns de ceux-ci ; et c’est surtout dans ce travail délicat que notre justice imparfaite a dû commettre des oublis. Elle a aujourd’hui, par bonheur, l’occasion d’en confesser un et de le réparer. Dans le beau discours qu’il a prononcé l’an dernier, notre confrère M. Brieux avait éloquemment parlé de M. Joseph Willot, professeur à l’Université catholique de Lille, qui avait distribué gratuitement à ses compatriotes, pendant l’occupation allemande, un journal de réconfort, analogue à la Libre Belgique, et composé à l’aide de radiogrammes de la tour Eiffel, qu’un appareil dissimulé captait avec avidité. M. Joseph Willot avait été surpris par les Allemands, poursuivi, condamné, emmené en captivité, soumis à des traitements abominables, et il n’était revenu à Lille, après l’armistice, que pour y mourir épuisé. Il n’y a rien à retrancher de ce récit, qui est rigoureusement exact, mais il faut le compléter. M. Joseph Willot n’a point été seul à éditer l’Oiseau de France et deux de ses amis au moins méritent de partager les éloges que nous avons donnés à sa mémoire. C’est un industriel de Roubaix, M. Firmin Dubar qui, en collaboration avec M. l’abbé Pinte, professeur à l’Institut technique de cette ville, avec M. Lenfant, commissaire central de police à Tourcoing et avec M. Joseph Willot, a eu l’heureuse idée de saisir les messages expédiés sans fil à travers l’espace par les postes de France et d’Angleterre. L’appareil récepteur était caché à l’Institut technique et l’abbé Pinte en était le fidèle gardien. Les nouvelles aériennes ainsi recueillies furent, d’abord, utilisées dans une brochure polygraphiée, joyeusement intitulée : « Les occupés inoccupés ». M. Joseph Willot songea bientôt à généraliser cette propagande. C’est alors que fut substituée à la timide publication du début un vrai journal, interprète de la confiance et de l’énergie nationales, et que L’oiseau de France prit son essor dans le nord envahi. L’abbé Pinte, M. Dubar et M. Willot ont été tous trois condamnés par les tribunaux allemands, tous trois exilés, tous trois incarcérés. Unis dans l’effort, unis dans l’épreuve, ils doivent rester unis dans l’honneur. Pour ne les pas séparer, c’est à l’Oiseau de France lui-même que l’Académie décerne le prix Buisson.

Dans l’affreux isolement où ont vécu, pendant plus de quatre années, les habitants des contrées occupées par l’ennemi, quelle joie pour eux d’entrevoir, par intervalles, à la lecture d’une vaillante petite feuille française, quelques éclairs de vérité ! Quelle consolation aussi ne garder constamment sous les yeux des foyers d’activité comme cette école des mécaniciens qui, auprès de l’Institut catholique des Arts et métiers, est restée ouverte, durant toute la guerre, dans la ville de Lille, malgré la présence des Allemands dans l’immeuble, malgré les exactions, malgré le pillage, et qui a donné sans arrêt à quatre ou cinq cents jeunes gens, avec l’instruction technique, des leçons de travail, d’ordre et de discipline ! Quels encouragements pour les populations maltraitées que de voir des femmes comme Mme Bonnaire, présidente du Comité des dames françaises à Landrecies, soigner les blessés et secourir les évacués ; des ouvriers, des ménagères, des tisseuses indigentes, comme M. Preux, Mme Blondiaux, Mme Coutant, Mme Machu, à Saint-Quentin ; une toute jeune fille et un petit garçon comme Mlle Petit et son frère à Fives ; une Mme Maerten, à Douai, héberger en secret des soldats anglais, affronter sans crainte la colère de l’ennemi et subir avec sérénité les plus odieuses condamnations ! Ailleurs, c’est une institutrice. Mme Defrance, qui, dans, une petite commune de la Somme, tandis que son mari se bat et tombe au champ d’honneur, remplit les fonctions de secrétaire de mairie, sauve, pendant deux évacuations, les archives municipales, accompagne en Vendée les familles réfugiées, retient autour d’elle les enfants exilés, leur assure le logement et les vivres, continue à les instruire, les ramène enfin dans leur pays, après avoir donné partout de vivantes leçons de sang-froid, de courage et de désintéressement. C’est par milliers que nos départements envahis nous ont offert, en toute simplicité, ces grands modèles de vertu civique.

Nous n’en avons pas trouvé de moins beaux en Belgique. Témoin le Père Norbert Nieuwdlandt, de l’abbaye de Maredsous. Attaché, dès le début des hostilités, au service de santé belge, il est appelé à soigner, près de Houx, sur les bords de la Meuse, des soldats français. Pendant qu’il tient l’un d’eux sur les genoux, un obus éclate près de lui et emporte la tête du malheureux ; pendant qu’il va ramasser deux autres blessés étendus sur le sol, des balles traversent sa tunique. Il échappe à la mort comme par miracle. Dans un château transformé en ambulance, où pleuvent les projectiles, il panse, nuit et jour, des plaies sanglantes. Les Allemands arrivent et le font prisonnier. Il invoque les immunités de la Croix rouge, obtient un passeport pour circuler en bicyclette au profit des blessés et s’en sert pour rapatrier à l’occasion nos soldats. Il dépiste les Allemands, achète des sentinelles, se procure des passeurs, et, pendant de longs mois, dirige sur la frontière, un à un, comme par infiltration, les prisonniers dont il a favorisé l’évasion et les Français qui se cachent dans les bois, qu’il y va chercher, qu’il en ramène au péril de sa vie. Il rend ainsi à nos armées quatre ou cinq cents hommes et, un jour, après l’armistice, comme notre confrère René Bazin, renseigné par hasard, le félicite, il s’étonne, se défend et ne trouve qu’un mot à dire : « J’ai fait mon devoir. »

En Alsace aussi, nous sont apparues des âmes de la même trempe. Un habitant du Bonhomme, M. Petitdemange, père d’une nombreuse famille, voit avec émotion les soldats français qui descendent la pente du col ; il les accueille comme des libérateurs ; il les aide à tromper l’ennemi ; et quand les Allemands reviennent, ils brûlent sa maison et lui infligent dix ans de travaux forcés. À Saint-Hippolyte, l’abbé Aloïs Heyberger donne asile à plusieurs réfugiés du Bonhomme et de Cernay. À Colmar, une jeune fille de vingt ans, qui appartient à une vieille famille alsacienne, Mlle Yvonne Rousselot, fait secrètement des collectes dans la ville en faveur des soldats français internés dans les environs, réunit plusieurs milliers de francs, y ajoute, avec l’autorisation de ses parents, la plus grande partie de sa dot, s’entend avec un employé de chemin de fer alsacien et use de mille subterfuges pour remettre aux nôtres de l’argent, des victuailles, du tabac, se glisse à l’hôpital pour y porter des douceurs à des blessés français, réussit à faire évader et à cacher dans la maison paternelle neuf prisonniers, bref s’expose sans cesse, jusqu’à notre victoire, à être surprise, arrêtée et fusillée. Le jour où nous sommes entrés à Colmar, Mlle Bousselot s’est jugée suffisamment payée de doutes ses peines. Elle ne s’est vantée à personne de sa conduite. C’est seulement quelques mois après, et presque par hasard, que cette longue série d’actes de bravoure a été signalée au Président de la République. Mlle Rousselot a reçu la Croix de guerre et j’ai eu la fierté de la remercier alors de ce qu’elle avait fait, sous la domination étrangère, pour les soldats de la France. Mais puisqu’elle avait ébréché sa petite dot par ferveur patriotique, il est juste qu’un souvenir de l’Académie figure dans sa corbeille.

À côté du médaillon de Mlle Rousselot, en voici quelques autres, où nous retrouverons également les traits de la jeune fille française. À Curemonte, dans la Corrèze, habite une famille de très modestes meuniers. Au moment où la guerre éclate, le fils aîné gère, à côté du moulin, une boulangerie qui fournit du pain aux habitants de la commune. Il est appelé sous les drapeaux. Le père, M. Levet, est trop pauvre pour payer un garçon boulanger. La fille, Berthe, âgée de seize ans, n’hésite pas ; elle se met à pétrir la pâte, allume le four, cuit le pain, le pèse, le débite, le vend, tient la comptabilité. Le père est enlevé par une crise cardiaque ; la mère est souffrante ; il y a un petit frère à surveiller ; Berthe elle-même n’est pas très bien portante ; elle a, par suite de maladie, perdu un œil dans son enfance. Qu’importe ? Elle ne se lasse point. Voici même bientôt qu’elle alimente, dans les deux cantons de Meyssac et de Vayrac, plusieurs communes où la mobilisation a fermé les boulangeries ; et ce sont les maires, les curés et les instituteurs qui, tous d’un commun accord et avec le même empressement, demandent aujourd’hui un prix de vertu pour la vaillante petite boulangère. Elle a déjà reçu du Préfet un témoignage officiel de gratification. Qu’il nous soit permis d’y ajouter un grain de mil !

Dans un village des Ardennes, à Noyers, une femme, atteinte d’une pneumonie double, est en proie à une fièvre violente. Pendant quatre ans, elle a été condamnée par la brutalité des Allemands à user sous leurs ordres les forces qui lui restaient. Sa fille Pauline, qui la sait en danger de mort, la veille jour et nuit. Elle est au chevet de la malade, quand arrivent des soldats du 150e régiment français. Ils poursuivent depuis Vouziers l’ennemi en fuite et sont entrés dans Noyers sous la pluie des obus. La bataille fait rage. Mme Guinot n’est pas transportable et Pauline ne la veut pas quitter. Quatre jours durant, le bombardement continue. Dans la chambre où sa mère est alitée, la jeune fille accommode, pour les repas de nos soldats, les maigres provisions dont elle dispose. Les explosions, les incendies, les ruines, rien ne la trouble. Le feu ne cesse qu’aux sonneries de l’armistice. Émerveillés par le spectacle de tant de vaillance et de dévouement, le colonel et l’aumônier du 150e  se renseignent sur Mme Guinot et sur Pauline. Ils apprennent que le père est mort après une longue et coûteuse maladie, qu’il a fallu payer le docteur et le pharmacien, que la mère et la fille sont très pauvres, qu’elles ont été forcées d’aller travailler toutes deux à la filature de Pont-Maugis, mais que pendant l’occupation, la filature a dû chômer, qu’alors l’instituteur n’étant plus à Noyers, Pauline a fait la classe aux enfants, qu’elle a soutenu autour d’elle le courage de la population, qu’elle a recueilli deux orphelines, qu’elle a entretenu les tombes des soldats français, qu’elle était fiancée et que son fiancé est mort à la guerre, qu’elle est aujourd’hui sans ressources et sans travail. Mais sa mère est guérie et la France est sauvée. Elle n’a jamais demandé plus.

En beaucoup d’autres filles de France, jeunes ou non, nous avons distingué, cette année, de véritables héroïnes de la piété filiale. Je n’en finirais pas, si je citais leurs noms. Permettez-moi seulement de dire un mot de l’une d’elles, Jeanne Redou, de Terrenez, Finistère. Jeanne est l’aînée de treize enfants. Le père, pêcheur, est le patron du sloop le Marie-Joseph. À la mobilisation, ses deux matelots durent le quitter. Le plus âgé de ses fils n’avait pas quatorze ans. Comment prendre la mer seul avec cet enfant sur un cotre de dix tonneaux ? Jeanne, elle, avait seize ans. Elle dit à son père : « Tu ne peux pas désarmer le bateau, que deviendrons-nous ? Nos frères et nos sœurs sont trop petits pour travailler. C’est la pêche qui nous fait vivre. Laisse-moi embarquer. Je suis grande et je t’aiderai. » Elle a tenu parole. Pendant quatre ans, elle a battu la mer, conduisant le sloop comme le matelot le plus expérimenté, évitant les récifs qui barrent l’entrée de la rivière de Morlaix, tendant ou carguant les voiles, jetant les filets, cherchant :

Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit ; bon à la pêche et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plait le poisson aux nageoires d’argent ;

et c’était ce poisson qui servait, en partie, à ravitailler les hôpitaux militaires de Primel et de Plangasnou. Un jour du mois de mars 1916, la bise soufflait avec violence et la mer était grosse. La pêche terminée, le petit voilier monté par Redou, sa fille et son fils, se hâtait de revenir au port. Tout à coup une sirène gémit au large. C’est un vapeur anglais qui a besoin d’un pilote et qui veut attirer l’attention sur son pavillon d’appel. Mais de pilote, il n’y en a pas en vue. Toutes les embarcations sont rentrées. « Virons de bord, dit Jeanne à son père et va t’offrir. — Mais toi ? — Je reviendrai bien seule. » Il refuse, elle insiste, et quoique la brise fraîchisse et que la mer se creuse, il se décide à faire route sur le vapeur, l’accoste, y grimpe et laisse à la jeune fille le soin de ramener elle-même le Marie-Joseph au port de Terrenez. Les vagues s’enflent de plus en plus. Pour soustraire la voilure à la force déchaînée du vent, Jeanne a pris les trois bandes de ris. La quille du sloop fend les eaux et le petit canot qu’il remorque se remplit .jusqu’au bord. Pour le vider, il faut mettre en cape. Deux fois de suite, Jeanne recommence le travail, réduit la voilure et vient dans le vent, aidée de son frère, qui vide le canot ; deux fois elle reprend, au milieu de la tempête, sa route un instant suspendue. À la pointe de Terrenez, les pêcheurs se sont assemblés, les yeux fixés avec inquiétude sur ce bateau que secoue la fureur des lames et que gouvernent seuls deux enfants. La mère de Jeanne, une nouvelle fois enceinte, est là, elle aussi, dévorée d’anxiété, suivant du regard tous les mouvements du sloop et croyant, à chaque instant, voir sa fille et son fils engloutis dans les flots. Mais légère et rapide, la barque de pêche franchit la passe, elle rentre au port et, comme la vague l’empêche de s’amarrer à son corps mort, elle mouille l’ancre, Jeanne amène la voile, ramasse la mâture, saute à terre et se jette, frémissante et joyeuse, dans les bras de sa mère.

Ainsi, loin de rétrécir le cœur et de le confiner dans l’égoïsme du foyer, la pratique intensive des vertus domestiques le prépare aux devoirs qui dépassent le cercle de la famille. Par amour filial, Jeanne Redou apprend à lutter contre les éléments et à vivre dans la fréquentation du danger. Par amour filial, Célestine Rosay, de Lyon, s’entraîne au métier de garde-malade, étend d’abord sa sollicitude à tous les siens, sauve une petite nièce de la mort, élargit chaque jour sa bonté, porte secours à ses voisins et finit par être la bienfaitrice de tout un quartier. Louise Jarret, fille d’un pauvre chiffonnier du Morbihan, bergère dès l’âge de neuf ans, puis journalière dans le village de Larmor Baden, passe sa première jeunesse à soigner son père et sa mère devenus impotents, reporte, après leur mort, sur deux tantes infirmes, son affection inemployée, se dévoue à un vieil oncle valétudinaire, subvient par un travail opiniâtre aux besoins de trois petits orphelins. Elle repasse le linge, fait cuire les repas, ensemence une parcelle de terre qu’elle a louée, récolte du seigle et du blé noir, cultive des légumes et, sur le maigre produit de ce labeur acharné, arrive à acheter trois vaches pour qu’autour d’elle le lait ne manque ni aux petits ni aux vieux. Chez toutes les femmes qui se sacrifient ainsi pour répandre un peu de bonheur autour d’elles, il y a un signe commun, qui est comme une marque céleste, c’est le naturel avec lequel elles débordent la nature.

Dans les humbles demeures, où les suprêmes volontés de notre regretté confrère Étienne Lamy nous invitent à rechercher des familles attachées à la foi catholique, nous retrouvons aisément la même simplicité dans le renoncement et l’abnégation. Au hameau de la Garnaudière, paroisse de Combrand, dans les Deux-Sèvres, Henriette Héraud, femme d’un très modeste cultivateur, M. Landreau, a donné le jour à dix-huit enfants, dix garçons et huit filles, qui sont tous vivants et bien portants, qui ont tous échappé à l’enlacement des villes tentaculaires et qui demeurés fidèles à la religion de leurs aïeux, ont gardé la même fidélité à la terre où ils sont nés. Quatre d’entre eux ont servi la France; trois ont été blessés. Cette famille de vingt personnes, qui s’est formée sur une propriété de dix hectares, et qui y fait fleurir les fortes qualités de notre race, est une des plus belles parmi toutes celles qui contribuent, Dieu merci ! rajeunir d’un sang vigoureux et frais notre vieil organisme national et à le rendre impérissable.

Au val d’Ajol, dans les Vosges, Mme Lepaul a, elle aussi, mis au jour dix-huit enfants, dont l’aîné n’a que vingt-deux ans et dont les naissances se sont succédé depuis 1898 avec une rapidité presque égale à celle des années. Le père cultive, au flanc de la montagne, une petite ferme de cinq hectares. Fils et filles répondent tous au vœu de M. Étienne Lamy ; ils ont reçu une éducation catholique et contracté, dès l’âge le plus tendre, des habitudes d’ordre, d’économie et de probité.

Les prix que d’autres fondations nous chargent d’attribuer à des familles nombreuses nous ont permis de récompenser, en outre, beaucoup de braves gens, sans avoir à nous demander quelle était leur religion, et notamment des mères qui, telles Mme Leloutre et Mme Rozier, ont perdu sur les champs de bataille plusieurs des enfants qu’elles avaient donnés à la patrie : Que de merveilleuses découvertes ne faisons-nous pas lorsque, pour la préparation de cette séance annuelle, nous jetons ainsi la sonde dans le cœur du peuple ! Que de trésors cachés ! Que de grandeur chez ceux que les faux grands croient pouvoir appeler les petits ! Faut-il encore citer quelques exemples ? Si nous prêtons l’oreille à la plainte générale des salons parisiens, nous restons convaincus que l’espèce des vieux serviteurs, intègres, dévoués à leurs maîtres, ne se retrouve plus guère que dans les traités de paléontologie. Certains d’entre nous, ne consultant que leurs aises, se lamentent sur une révolution qui les laisse un peu désemparés devant les embarras de l’existence ; d’autres caressent l’espoir de chercher, un jour, dans la vie d’hôtel, une diversion aux ennuis qu’ils éprouvent dans leur administration intérieure. Figaro lui-même, s’il revenait parmi nous, hésiterait à choquer la mode et prendrait le parti des maîtres contre les valets. Voici cependant une immense procession de domestiques qui nous viennent des Côtes-du-Nord, des Bouches-du-Rhône, du Loiret, de la Creuse, de la Haute-Saône, de l’Aveyron, de la Somme, de toutes les provinces et aussi des colonies, et qui, hier encore, ont su donner, au mot servir son ampleur et sa beauté d’autrefois. Parmi eux, laissez-moi vous présenter cette Marie Lienhardt, qui est née près de Saverne, Littenheim. À la déclaration de guerre, elle était depuis longtemps au service d’une Française, Mme Brisac. En 1914, Mme Brisac, qui était âgée de quatre-vingt-six ans, fut expulsée par les Allemands de son chalet d’Ernolsheim. Marie Lienhardt conduisit sa maitresse au couvent de la Toussaint, à Strasbourg, et dès qu’elle la vit à l’abri, revint à la propriété et là, trompant la surveillance des troupes allemandes, elle emporta seule, au péril de sa vie, tous les meubles et les objets d’art, qu’elle alla cacher dans le village voisin chez deux bons Alsaciens, le curé et l’instituteur. Quelque temps après, Mme Brisac, sentant venir la mort, s’inquiétait de ne pouvoir léguer sa fortune à sa famille française, sans s’exposer au sequestre allemand. Marie, encore sujette de l’Empire, accepta de figurer comme légataire sur un testament fictif et de conserver secrètement, jusqu’à la libération de l’Alsace, un second acte annulant le premier et instituant les héritiers français. Sa maîtresse morte, elle recueillit, comme un fidéicommis sacré, toute la fortune convoitée par les Allemands. Ils soupçonnèrent la vérité, appelèrent Marie devant leur justice, l’interrogèrent, la menacèrent de prison pour lui arracher des aveux. Elle avait remis le second testament, à l’aumônier du couvent. « Jurez, lui disaient les Allemands, que vous n’avez pas un autre testament. — Je le jure. — Alors que penseront de vous les héritiers, lorsqu’ils sauront que vous les avez dépossédés ? — N’en ayez souci. Mme Brisac a fait ce qu’elle a voulu de sa fortune et ses héritiers ne trouveront pas que j’aie mal agi. » Pendant des semailles, pendant des mois, elle tint tête à toutes les autorités. Elle savait bien que les Français viendraient ! À peine étaient-ils entrés à Strasbourg que Marie prévenait les héritiers de Mme Brisac et leur remettait, en pleurant de joie, la fortune qu’elle avait sauvée. Des servantes comme celle-là, vous me dites : « Saluez-les, nous ne les reverrons plus. » Et, sans doute, il est possible que nous assistions à la fin d’un monde ; mais, lorsqu’un monde finit, c’est qu’un autre commence, et le nouveau ne tarde guère à tourner à peu près comme l’ancien. Il hérite, en tout cas, de tout ce que celui-ci a fait de bon ; et s’il est vrai que rien ne se perde, l’avenir, quel qu’il soit, ressentira l’effet salutaire de toutes les forces de dévouement qui agissent autour de nous.

Par combien d’autres faits lumineux ne pourrais-je vous montrer le rayonnement de tant d’énergies bienfaisantes ! Saluons encore, mais avec la certitude de revoir leurs pareilles tous les ans : cette petite Francine Ollagnon, qui avait dix ans au commencement de la guerre et qui pour permettre à son père de labourer les champs des voisins mobilisés et d’aider leurs femmes, se met elle-même à conduire la charrue, à moissonner les blés et à faucher les foins ; — cette vieille et digne Savoyarde, Mme Joséphine Roch, qui, très pauvre, ayant vu mourir deux filles et ayant eu deux gendres tués à l’ennemi, s’est chargée, à soixante-dix ans, de l’éducation de ses huit petits-enfants orphelins ; — cette veuve de cantonnier, Mme Reybaud, la mère Mion, comme on l’appelle dans les Hautes-Alpes, à la Beaume-des-Arnauds, qui depuis quarante années, à toute heure du jour et de la nuit, se rend au chevet des malades et des mourants, prodiguant à tous, avec une bonne humeur inaltérable, des soins et des consolations ; — cette veuve de journalier. Mme Bœuf, de Villeparisis, qui a eu seize enfants, cinquante et un petits-enfants, et dont on dit dans le pays a des arrière-petits-enfants en nombre indeterminté, vieille femme de soixante-quinze ans qui, depuis soixante, assiste les malades, brave les épidémies, ensevelit les morts et qui, au soir de sa vie de labeur et d’abnégation, est encore condamnée à faire des journées de lavage et des travaux de couture ; — cette veuve de professeur, Mme Paul Schäfer, qui se consacre, depuis de longues années, à des œuvres sociales, organise des ouvroirs, sauve la vie à de jeunes mères, relève des désespérés, trouve du travail pour ceux qui en cherchent et du bonheur pour ceux qui n’en ont jamais eu ; — ces infirmières, telles que Mme Desolle ou Mme Javelot, ou Mlle Lapère, ou Mlle Tartoué, qui paient de leur fortune ou de leur santé toute une existence passée au service du prochain ; — ces religieuses, comme Mme Lefrant, supérieure du couvent de Saint-Joseph à Aveize, ou comme la sœur Joséphine, de Chirac, qui donnent aux pauvres tout ce que leur pauvreté possède, les inépuisables richesses de leur cœur, et qui restent, de la jeunesse à la mort, les saintes compagnes de la misère et de la maladie. Je sens trop bien, hélas ! ce qu’il y a, dans la série de ces brèves indications, de froideur et de monotonie ; mais, songez que sous la sécheresse de tant de chapitres uniformes, se meuvent cependant toutes les variétés du dévouement et toutes les formes de la vertu. « À mesure qu’on a plus d’esprit, disait Pascal, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. » Ayons assez d’esprit pour distinguer cette originalité, non seulement dans le mal très varié qu’il arrive aux hommes de faire, mais dans la diversité infinie de leurs bonnes actions ; et alors, ces mots que nous répétons, un peu machinalement, comme s’ils avaient des significations rigides : vertu, honneur, probité, sacrifice, auront pour nous une plénitude de sens, une richesse d’idées, une multiplicité de nuances, qui nous feront regretter l’indigence de nos vocabulaires et l’infirmité de nos discours. Par bonheur, les actes peuvent se passer des mots. Beaucoup des honnêtes gens que nous fêtons aujourd’hui seraient incapables de nous dire comment ils ont agi. Ils n’en ont pas moins agi et, je crois, avec quelque dédain pour la parole. Imitons-les. Tâchons d’agir à notre tour, et taisons-nous.