Centenaire de la naissance d’Anatole France, à la Sorbonne

Le 29 avril 1945

Georges DUHAMEL

Anatole France gardien du langage

DISCOURS

DE

M. GEORGES DUHAMEL
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

 

MESSIEURS,

Le patrimoine des peuples est composé de biens très divers et très inégalement répartis. Certains de ces biens sont matériels ; au premier rang de ceux-ci, nous devons mettre la terre, avec ses richesses naturelles ou construites, avec les moissons et les troupeaux, avec les villes, les villages, avec tout ce que les hommes accumulent dans leurs demeures pour protéger, soutenir ou orner leur existence. D’autres biens sont purement spirituels, ils échappent à la mesure courante, mais ils sont pourtant de grand prix, car ils sont les moins fragiles de tous, si les hommes savent en prendre soin.Telles sont les philosophies, les croyances, les idées, les vertus héréditaires, les traditions et règles morales qui permettent aux sociétés humaines d’édifier et de maintenir leur civilisation. C’est parmi les biens de cette sorte qu’il faut classer le langage, encore qu’il soit constamment mêlé aux actes de la vie temporelle. Le langage est non seulement au premier rang des biens spirituels d’un peuple, mais il est encore celui de tous ces biens qui le distingue des autres peuples. Il est, de tous les biens immatériels, celui qui a le moins de tendances à s’évanouir : le langage, qui se transforme et s’altère, comme toutes les choses de ce monde, est moins labile que les vertus, mieux enraciné que les autres propriétés traditionnelles.

Si l’Allemagne hitlérienne était parvenue à ses fins, si elle avait pu se maintenir dans la victoire et dominer les peuples qu’elle avait asservis par une audacieuse opération de brigandage, nous aurions, nous Français, perdu d’abord la jouissance de presque tous les biens matériels que nous avons reçus de nos parents. Nous aurions vu l’ennemi s’en prendre bientôt à nos vertus, à nos croyances, à nos coutumes. Il s’est attaché sans retard et sans succès à cette œuvre de désagrégation et de corruption. Nous savons bien que, s’il en avait eu le temps, il aurait entrepris de corrompre, de brider et de ruiner notre langue. Il y aurait eu du mal et nous pouvons évoquer, à ce sujet, de frappants exemples historiques. La langue polonaise a résisté fort bien à toutes les tentatives de dissolution. Des siècles d’oppression germanique n’ont pas empêché les Tchèques de conserver leur langage national et donc leur âme. L’ennemi, dis-je, aurait échoué, car on peut tout ravir à un peuple malheureux mais encore vivace, tout sauf cette langue maternelle au moyen de laquelle il prend conscience de ses douleurs, de ses joies et de ses pensées.

Les Français ont toujours attaché la plus sourcilleuse importance à ce que Boileau appelait « la langue révérée », à ce que Paul Valéry nomme aujourd’hui le « saint langage », « l’honneur des hommes ». Du fond du peuple français, on a toujours vu, pendant des siècles, sortir des écrivains vigilants, scrupuleux qui ont, par l’exercice même de leur génie, de leur talent, monté une garde active autour de ce trésor national, notre langue, qui n’ont cessé de l’honorer, de l’amender, de l’enrichir, Anatole France est au nombre de ces grands écrivains que l’on peut considérer comme les mainteneurs du langage.

Cette fonction de maintenance, cette fonction en même temps si nécessaire et si délicate, suppose de grands dons, un grand savoir, de l’autorité et de la modestie. Les bons écrivains se servent par excellence de la langue, mais ils ne possèdent pas sans réserve et sans contrôle ce bien qui leur a été confié par leurs aïeux et qu’ils devront eux-mêmes transmettre à leurs descendants. Tout langage est comparable à un être vivant. Cela signifie qu’il se développe, qu’il se transforme, qu’il mûrit, décline et finit par mourir ou, plus justement, par se résorber dans les idiomes nouveaux qui viennent le supplanter.

Ceux que je nomme les gardiens du langage n’ont pas la qualité, pour modifier gravement une langue qui est le bien de tout un peuple. C’est l’usage qui imprime à la langue les plus notables des transformations qu’elle subit. Les gardiens ont pour devoir d’abord de prêcher d’exemple, c’est- à-dire de manier la langue avec exactitude, vigueur et respect. Ils doivent, en outre, veiller à ce que soient observées des règles justes, lutter avec discrétion contre les altérations du vocabulaire et du goût, examiner avec soin les apports nouveaux, et se châtier sans cesse dans leurs ouvrages pour l’enseignement des générations nouvelles.

Anatole France est né en 1844. Il est mort en 1924. -Si l’on veut bien admettre que le XIXe siècle s’achève en 1914, Anatole France est un homme du XIXe siècle ; son œuvre tout entière reflète les pensées et les soucis d’une époque entre toutes heureuse puisque, en ce temps-là, les savants pouvaient librement se consacrer à la recherche scientifique, les artistes à l’œuvre d’art, les écrivains au culte des belles-lettres et les philosophes sceptiques au doute souriant.

À une jeunesse qui vient de subir de grandes épreuves et qui n’en est point encore à se reposer paisiblement sous les portiques, il est peut-être aventureux de proposer pour modèle cet homme disert et délicat, qui a pris le temps de cultiver son esprit, qui a, comme Jean de La Fontaine et comme Didier Erasme, attendu l’âge de la maturité pour publier ses premiers écrits. Je prie seulement cette jeunesse de réfléchir parfois, quand elle peut s’arrêter dans sa course haletante, à l’enseignement que proposent et cette existence et l’œuvre de cette existence.

L’œuvre d’Anatole France n’est ni parcimonieuse ni profuse. En cinquante années de vie littéraire, ce bon écrivain a publié une quarantaine d’ouvrages. On peut ouvrir au hasard un quelconque de ces ouvrages et en lire une page, on y trouvera une leçon de philosophie et une leçon d’écriture. Il n’est pas dans mon propos de dire ici quoi que ce soit de la philosophie francienne, de cet aimable mélange d’ironie, d’érudition, d’élégance morale et de pitié. C’est de la langue et du style de cet écrivain que j’entends dire quelques mots, à l’heure où le monde lettré entreprend de célébrer sa gloire. Je mets à part l’œuvre poétique d’Anatole France, qui est celle des commencements et qu’il n’a ni poursuivie, ni reprise. C’est Anatole France prosateur que la postérité va, pendant longtemps, appeler en témoignage.

Les esthètes contemporains ont accoutumé de faire une distinction, d’ailleurs un peu arbitraire, entre ce qu’ils appellent les auteurs faciles et les auteurs difficiles, ceux-ci remarquables parce qu’ils demandent un effort plus ou moins intense de lecture et d’exégèse. S’il nous faut admettre cette distinction, je conseille de créer une troisième catégorie, celle de la facilité difficile, et j’y rangerai certainement Anatole France.

La phrase d’Anatole France est toujours claire au premier regard. Elle est, le plus souvent, courte ou si l’on veut succincte, ce qui veut dire qu’elle est troussée pour courir allégrement. Elle dit fort bien ce qu’elle veut apparemment dire. Qu’on y prenne garde : elle dit encore, pour qui sait lire, certaines choses qui ne sont pas évidentes de prime abord. Toutes les règles de la grammaire sont observées. Quand un tel artiste a l’air de se tromper, c’est qu’il trouve quelque subtil bénéficie à cette apparence d’erreur, et nous le sentons bien vite. Les constructions sont variées ; elles sont toujours satisfaisantes et plaisantes. Le vocabulaire est riche sans ostentation, le nombre sensible, la sonorité claire. Pour faciliter l’intelligence de ces derniers mots, dois-je rappeler la définition qu’en donne d’Alembert quand il dit : « Le son consiste dans la qualité des mots et le nombre dans leur arrangement » ?

Le lecteur attentif, son premier plaisir saisi, ne tarde pas à comprendre que cette aisance ne tient pas à la pauvreté des intentions et des idées, ce qu’aurait volontiers tendance à croire la nébuleuse critique germanique, mais à une excellente digestion de la substance proposée. Anatole France est de ces écrivains qui ont fait un persévérant effort pour ne point parler obscurément des choses claires, mais pour parler clairement, même les choses obscures.

C’est une entreprise qui demande un labeur soutenu et une certaine humilité, Chaque page d’Anatole France montre qu’il a lu les auteurs qui l’ont précédé, qu’il leur a demandé conseil et qu’il tient compte de leur enseignement. À ses contemporains mêmes, il sait prêter une oreille attentive. Il ne déteste pas la musique de Flaubert et, s’il lui arrive de s’en inspirer, il l’atténue, la voile un peu, comme il convient à un lettré ingénieux qui ne s’épuise pas en enthousiasme et qui mesure ses forces. Il écrit, par exemple, au début de Thaïs, en parlant des anachorètes du désert : « Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle, dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, chantaient des psaumes et, pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d’œuvre de la pénitence. » Qui ne rapprocherait cette phrase de la période pourtant plus courte qu’on lit dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier : « Tous mangeaient du pain de froment, buvaient dans des auges de pierre et portaient des noms sonores »

Cette fidélité  attentive et toujours sensible ne peut qu’enchanter le lecteur instruit. Elle marque à son regard la parfaite continuité de la littérature française. Elle manifeste aussi que l’originalité n’est pas dans le bouleversement inconsidéré des matériaux d’un art qui fleurit et fructifie depuis un millénaire, mais dans l’usage renouvelé qu’en sait faire un auteur savant.

On a parfois reproché à Anatole France l’usage de vocables et de tours légèrement archaïques. Il convient d’abord de faire observer aux censeurs que l’auteur de la Rôtisserie de la Reine Pédauque a composé nombre de ses récits sur le mode que l’on pourrait dire historique. Une pointe d’archaïsme devait alors servir ses desseins, donner de la couleur au tableau, rappeler loyalement les sources. Quant aux écrits dans lesquels Anatole France a peint ses contemporains, s’ils montrent parfois, eux aussi, une nuance d’archaïsme dans le style, c’est que l’écrivain ne se décide pas volontiers à renier des richesses dont il connaît mieux que personne la valeur.

Tout écrivain français sait aujourd’hui qu’il ne commence pas le monde, que s’il abandonne certains mots, certaines locutions, certaines constructions, certains procédés, tout cela tombera finalement en désuétude et que, ce sera, pour les Français et pour tout le monde, un appauvrissement sans compensation. Je comprends, j’approuve l’écrivain qui cherche à sauver une forme légèrement mais encore excellente, et qui considère en revanche, avec défiance, les néologismes dont l’avenir est loin d’être assuré. Grâce à cette disposition d’esprit, commune heureusement à bien des écrivains français à travers le temps, nous pouvons, sans lexique et sans effort, lire des textes composés il y a plusieurs siècles, et c’est un des avantages de notre opulente librairie.

Anatole France donne ainsi le modèle d’une langue pure, simple et forte. Il se garde bien de recommander indiscrètement ce qu’il enseigne seulement par son exemple. Les amis de l’illustre maître verront là de la modestie, ses adversaires y distingueront de l’égoïsme et je pense que ceux-ci ont tort.

Ce qui porterait une critique aventureuse à juger sans bienveillance l’œuvre de cet admirable écrivain serait, par exemple, faute que nous commettons tous et si souvent, de lui demander ce qu’il ne peut nous donner, de chercher, dans son ombrage, d’autres fruits que ceux, succulents, qu’il nous prodigue.

Ce serait assurément une erreur que vouloir éprouver à la lecture d’Anatole France certaines émotions que nous donnent les romanciers que je dirai torrentiels. On ne se plonge pas dans Anatole France comme on peut le faire dans Balzac, dans Dickens ou dans Tolstoï. Bien qu’il ait peint des figures inoubliables, Anatole France n’est pas un romancier au sens plein du mot, c’est un narrateur délicieux, un auteur de ce qu’on appelait justement, au XVIIIe siècle, des contes philosophiques.

Si nous voulons tirer d’une œuvre littéraire tout le profit que nous pouvons en attendre, il convient de ne pas l’aborder sans quelque précaution et sans méthode. Un lettré véritable, s’il a le choix et l’aisance de ses mouvements, se gardera de relire à la suite vingt volumes d’Anatole France. Mais, après une journée de tribulations et de déconvenues, s’il vient à disposer d’un peu de paix et de solitude, il ouvrira quelque ouvrage du bon maître. Il en relira cinquante pages à la file. Il y prendra une leçon de tolérance, de finesse, de goût et de bonne langue.

Cette œuvre a connu pendant longtemps un succès considérable. Le peuple français est un peuple de grammairiens. Il distingue vite les bons auteurs et leur marque de la gratitude. Anatole France a joui d’un immense auditoire. Il l’a trouvé dans toutes les classes de la société ; il l’a rencontré dans toutes les parties du monde. Il y a des lecteurs de France dans tous les peuples policés. Il a, par ainsi, bien servi sa patrie et nous pouvons lui en garder une grande reconnaissance

Comme il est de règle chez nous, la renommée d’Anatole France semble avoir subi, depuis vingt ans, une éclipse, non qu’il ait été moins lu, mais parce qu’il a moins vivement sollicité l’attention et les inquisitions de la critique. C’est une épreuve presque inévitable et l’on peut penser que, chez nous, les grandes réputations font, avant d’entrer dans la bibliothèque classique, une sorte de stage dans ce qu’on pourrait appeler le réfrigérateur de la gloire. Dès maintenant, nous pouvons considérer l’épreuve comme terminée. Anatole France est désormais parmi nous, tel un maître et un ami.

Cette grande sagesse qui fait du style d’Anatole France un modèle d’élégance classique et de ferme simplicité pourrait inspirer à la jeunesse littéraire une défiance bien naturelle, car la jeunesse aime les tentatives audacieuses, la recherche et l’aventure.

Si la littérature française est, comme nous la voyons, riche et variée, c’est bien parce qu’elle a, tout le long des siècles, concilié la recherche et la tradition. C’est surtout en poésie que la recherche est juste et féconde. En prose, la liberté est beaucoup moins grande et les expériences plus surveillées. Nous avons, dans notre Panthéon, nous, tenants de la clarté, beaucoup de poètes obscurs et des meilleurs et des plus grands. Mais nos maîtres de la prose ont toujours été des gardiens, de stricts et sévères mainteneurs de notre langage, ce bon instrument d’intelligence et d’art.

Cela m’amène tout naturellement, sans m’éloigner de l’objet précis que je me suis choisi, à dire quelques mots des entreprises sociales ou politiques auxquelles Anatole France prit une part personnelle et active, surtout dans les dernières années de sa vie. On pourrait découvrir une opposition entre l’assentiment donné par le vieux maître aux opinions les plus audacieuses et le caractère résolument traditionnel de son art. Je me permets de déclarer qu’on ne saurait établir aucun parallèle utile entre les expériences sociales et l’usage de la langue. Le vieux maître a souhaité de tout son cœur et de tout son esprit l’avènement d’une société meilleure. Qui ne lui donnerait raison ? L’homme qui a beaucoup vécu, beaucoup vu, beaucoup étudié peut appeler de tous ses vœux un monde plus équitable. Il voit mieux que personne la mauvaise répartition des biens, les œuvres des ambitieux, le règne de Mammon, l’oppression du faible par le fort. Il espère la fin de ces désordres et il le déclare avec franchise. Quel observateur de sang-froid ne le déclarerait pas de même ?

Mais y a-t-il lieu de changer quelque chose à ce merveilleux langage fiançais dont nous éprouvons chaque jour les agréments et l’efficacité ? Non, certes. La ferveur révolutionnaire n’a rien à faire dans ce domaine. Et le vieil homme ne se lassait pas de le démontrer.

Les gens de chez nous disent avec simplicité : « Quand un vin est bon, il faut s’y tenir ». Voilà une sagesse que, je pense, Jacques Tournebroche accepterait sans détour. Je ne crois pas trahir Anatole France, notre maître, en pensant qu’il aurait pu, ce qu’il faisait volontiers, tirer par analogie une leçon de cette sagesse populaire et dire, avec un fin sourire : « Quand une langue est bonne, sûre, harmonieuse, éprouvée, il faut l’employer avec amour, la surveiller jalousement, l’enrichir avec prudence et la passer ainsi, toute pure, toute chaude, toute vivante, à ses enfants et à ses petits-enfants. »