Discours prononcé à l'occasion de la mort de Paul Valéry

Le 26 juillet 1945

Auguste-Armand de LA FORCE

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. LE DUC DE LA FORCE

Le jeudi 26 juillet 1945
A L’OCCASION DE LA MORT

DE

M. PAUL VALÉRY

 

MESSIEURS,

Il y a moins de dix ans, le jeudi 28 mai 1936, l’absence de notre directeur me faisait le devoir de vous entretenir de M. de Régnier, le grand poète que la mort venait de nous ravir. Me voici, aujourd’hui encore, appelé à rendre le même hommage à un autre grand poète, M. Paul Valéry.

Élu le même jour que Louis Bertrand et que Paul Valéry, je reste le seul survivant du trio. Qu’ils sont clairsemés à présent parmi nous, ceux qui, le 19 novembre 1925, accueillirent l’auteur de la Jeune Parque, du Cimetière marin et de Narcisse ! Ils n’ont pas oublié de quel applaudissement la France salua leur choix.

J’entends l’herbe des nuits croître dans l’ombre sainte,
Et la lune perfide élève son miroir
Jusque dans les secrets de
la fontaine éteinte...
Jusque dans les secrets que je crains de savoir.

Ces vers de Narcisse comptent parmi les plus beaux de notre langue. Disciple à la fois de Malherbe et de Mallarmé, le poète était le continuateur de deux traditions. Et en même temps, selon le conseil qu’il donnait un jour aux élèves du Conservatoire, il avait « écouté jusqu’aux harmoniques les timbres de Racine, les nuances, les reflets réciproques de ses voyelles, les actes nets et purs, les liens souples de ses consonnes et de leurs ajustements ». Nulle contrainte de la versification classique à laquelle il se soit soustrait.

Il faisait facilement des vers difficiles. La difficulté est pour le lecteur, fier de payer son plaisir. Ainsi qu’il l’a écrit à propos de Mallarmé, Paul Valéry s’était « choisi parmi le monde ce petit nombre d’amateurs particuliers qui, l’ayant une fois goûté, ne pourraient plus souffrir de poèmes impurs, immédiats et sans défense. Tout leur semblait naïf et lâche après qu’ils l’avaient lu ». Son obscurité, il faut l’avouer, n’est qu’apparente. On peut lui appliquer ce qui fut dit de Bossuet, qu’il a si dignement loué : « Voltaire est clair comme de l’eau, mais Bossuet est clair comme du vin. »

Il faut citer ici le passage où l’auteur d’Eupalinos s’émerveille devant la course échevelée des vagues : « Je regardais venir du large ces grandes formes qui semblent courir depuis les rives de la Libye, transportant leurs sommets étincelants, leurs creuses vallées, leur implacable énergie, de l’Afrique jusqu’à l’Attique, sur l’immense étendue liquide. » Comment ne pas admirer la prose architecturale du poète, prose si belle qu’on a voulu qu’elle resplendît aux frises de ce Palais de Chaillot, debout sur la colline au pied de laquelle la Seine s’incurve si mollement. Prose où parfois l’on trouve un alexandrin égaré, celui-ci par exemple :

Cascades d’escaliers vomis de leurs perrons.

Paul Valéry, poète de la Méditerranée, sera toujours l’objet d’un culte spécial sur les bords de la mer latine qui berce aujourd’hui son dernier sommeil. À Nice, on lit au fronton du Cercle universitaire méditerranéen : Dominabitur a mari usque ad mare. Il dominera, d’une mer à l’autre, de l’Atlantique à la mer Rouge. Ce verset du psaume 71 semble avoir été gravé là pour le chantre du Cimetière marin.

Parmi nous, Paul Valéry laissera non seulement le souvenir d’un maître de la langue dont les observations fines et profondes enrichissaient notre Dictionnaire, mais encore celui du plus spirituel, du plus simple, du plus gentil compagnon que le Ciel ait pu nous donner. Son caractère n’était pas moins séduisant que son génie.

Devant la douleur que nous cause une telle perte, je vous propose, Messieurs, de lever la séance en témoignage de notre deuil.