Allocution à l'occasion des funérailles nationales de Paul Valéry

Le 25 juillet 1945

Georges DUHAMEL

ALLOCUTION

DE

M. GEORGES DUHAMEL
SÉCRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

A L’OCCASION DES FUNÉRAILLES NATIONALES

DE

M. PAUL VALÉRY
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

Réunis ici, devant la dépouille de celui qui fut, pour nous tous, un étonnant compagnon de voyage, un ami, un initiateur, un maître, nous savons, nous sentons fort bien que, tous ensemble, ce que nous honorons et célébrons, ce n’est pas le terme, c’est le commencement d’une vie. À compter de ce jour, c’est à nous que se trouve confié cet esprit, à nous qu’est maintenant remise la fortune de cet esprit, et nous avons tous voulu montrer, dès le premier matin, que, d’un tel dépôt, nous avons l’intention de faire bon usage.

Pays fertile en génie, la France n’a jamais cessé, même au temps des pires traverses, d’engendrer des chefs, des saints, des héros et des maîtres. Le maître qui vient de mourir au monde temporel est de ceux que nous considérons avec la plus grande révérence parce qu’à la vertu créatrice ils joignent une autre vertu qui nous est, à nous, Français, particulièrement précieuse : ils savent tout juger, tout comprendre, éclairer l’objet et la route, puis, quand le moment est venu, saisir le sextant, interroger le ciel, faire le point.

Les hommes de cette sorte, on en compte peu dans l’histoire du monde et beaucoup dans notre galerie française. Certains d’entre eux ont succombé dans leur fleur et nul ne saurait affirmer qu’ils nous ont dit le meilleur de ce qu’ils avaient à nous dire ; d’autres, à peine bues les premières gorgées de la gloire, ont brisé la coupe et déserté la maison ; d’autres ont patienté longuement avant de limiter leur pensée par des mots, d’autres encore ont, sans hâte et sans défaillance, labouré leur champ jusque dans une vieillesse laurée. Mais que dire de Valéry ? À quel adolescent proposer l’exemple singulier de cet homme qui, les premiers chants proférés, s’est détourné de la carrière pour une retraite de vingt ans ?

Les fruits de cette longue retraite, nous en avons fait, de longtemps, notre profit et notre plaisir ; le sens de cette retraite, l’œuvre de l’écrivain nous le rend manifeste. Mais tous ceux qui connaissent les séductions du silence peuvent se demander ce qui a pu déterminer Valéry à quitter ses refuges secrets pour, aux approches de la cinquantaine, affronter de nouveau la pathétique épreuve de l’auditoire. Eh bien, nous n’en pouvons plus douter, c’est l’auditoire lui- même.

Une grande nation, comme la française, une nation intelligente qui, depuis ses origines, s’est toujours tenue à la pointe de la civilisation a, pour accomplir ses destinées, besoin d’hommes exceptionnels qui l’aident à penser ses pensées, à souffrir ses douleurs, à savourer ses joies. Le gros de la nation n’a, surtout dans l’ordre intellectuel, ni le temps, ni la puissance de détection, ni les méthodes qu’il faut pour distinguer tout de suite l’homme marqué par le sort et qui doit ainsi l’assister dans l’aventure. Et c’est pourquoi la plupart des citoyens font confiance, nécessairement, à certains lettrés qui exercent, pour tous les autres, la sourcilleuse et nécessaire fonction de jugement. Quand, au lendemain de la première guerre mondiale, Paul Valéry, d’un pas tranquille, s’est engagé de nouveau dans la carrière, la France tout entière a connu, par la bouche de ses augures, qu’un prince de l’esprit venait de paraître et d’élever la voix.

À compter de ce jour, la renommée de Valéry n’a cessé de grandir et de rayonner, en France d’abord, puis dans le monde entier, car, entre tous les fruits que les nations demandent au verger français, celui de l’arbre-Valéry est en même temps le plus rare et le plus recherché. À compter de ce jour, Valéry s’est élevé d’une seule haleine vers les lieux hauts où la mort vient de le saisir. À compter de ce jour, Valéry n’a cessé de nous rendre sensibles les prestiges de l’intelligence souveraine, pour l’honneur et pour le salut de nos sociétés en péril. Ce grand manieur d’idées, qui n’est pas un idéologue, a tenu cette gageure de répandre sur l’univers confus une lumière nette et non point aveuglante, sans jamais céder à l’esprit de système et ni même à l’ivresse de son merveilleux pouvoir.

Rien ne manque maintenant, rien n’a manqué, rien ne pouvait et ne pourra manquer à cette gloire de cristal, ni la gratitude émue de la nation maternelle, ni le respect de tous les peuples policés, ni la dévotion d’une postérité certaine, ni même les résonances et les rebondissements de l’apostolat, car Valéry a enseigné dans une maison illustre, ni la popularité, dont Valéry considérait les effets avec un sourire étonné, ni d’ailleurs les railleries des hommes de peu de sens.

La plupart des personnes qui ont pris beaucoup de peine pour pénétrer le mystère d’une telle poésie ont encore à découvrir que toute réserve d’inconnu est, au regard de l’intelligence humaine, une très enviable richesse. En outre, elles apprendront peut-être avec intérêt que la France, pays de la clarté, possède une longue tradition de l’obscurité lyrique. Un des mérites étonnants de l’homme que nous célébrons est d’avoir pris la poésie française à l’heure de la recherche la plus poignante et même la plus douloureuse, puis de l’avoir ramenée, par la main, jusqu’au jardin de Jean Racine. En souvenir de cette œuvre de sagesse et de pacification, que Valéry, une fois de plus, soit remercié !

Pour ceux qui cherchent leur chemin personnel dans cette œuvre, pour ceux qui, dans ce riche et complexe domaine, entendent, avec plein de bonne foi, se tracer un itinéraire, qu’ils saluent ici, avec moi, le tranquille orgueil du poète qui, parti d’un point et parvenu à un autre point, s’abstient fièrement de produire le moindre commentaire sur les circonstances du voyage.

Paul Valéry, comme tant d’autres écrivains, savait et montrait que si la poésie est un merveilleux instrument, d’expérience et de prospection, la prose, en France, n’a qu’une règle, celle de la raison la plus stricte. Par son dédain, des ornements et de la redondance, par son sentiment presque religieux de la concision, de la pureté, Paul Valéry a prouvé, contre l’avis des magisters, que la langue française est une langue épigraphique, qu’elle est faite non seulement pour la tribune et le parchemin, mais aussi pour le bronze et pour le granit.

Chose étonnante, à l’heure même où le monde humain se trouvait emporté clans une redoutable crise de civilisation, à l’heure même où l’on pouvait craindre de voir souffrir et se faner les fleurs les plus délicates de l’intelligence créatrice, c’est à cette heure-là, justement, que la France a engendré, choisi, reconnu et loué Paul Valéry. En saluant comme son poète national cet esprit délié, cet artiste miraculeusement subtil et aérien, il semble que la France ait voulu jeter un défi à un avenir alarmant que dominent la mécanique, l’uniformité, la pesanteur. La France n’est plus au temps où elle pouvait se permettre d’humilier ses gloires les meilleures. Elle les honore au contraire, elle les appelle en témoignage, elle leur demande assistance et conseil dans son épreuve, dans sa disgrâce. Et c’est bon qu’il en soit ainsi !

Quand Henri Bergson mourut, Paul Valéry, qui était alors directeur de l’Académie française, lut à la compagnie un discours bref et magnifique dans lequel il saluait avec mélancolie le dernier homme pensant de notre malheureuse époque. Emporté par sa sincère affliction, Paul Valéry se trompait. Nous serions tentés, de même, de nous tromper aujourd’hui. Ne cédons pas à la douleur et ne disons certes pas adieu, devant le corps de Valéry, à l’intelligence française. Il nous est une preuve admirable du perpétuel jaillissement de notre génie national. Et, pour reprendre une parole qui a retenti tout au long de notre histoire, qu’il me soit permis de dire : « Valéry est mort, vive Valéry ! Vivent les Valéry futurs qui vont certainement sortir des profondeurs de notre peuple ! »