Marins et littérateurs

Le 25 octobre 1946

Claude FARRÈRE

Marins et littérateurs

PAR

M. CLAUDE FARRÈRE
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Quand l’Académie Française commit cette imprudence de s’en remettre à moi, en me chargeant du périlleux honneur de prendre aujourd’hui la parole en son nom, devant l’Institut réuni, j’arguai d’abord de mon incompétence : un marin me semble peu fait — j’en dirais tout à l’heure ma raison — pour intéresser une assemblée telle que la vôtre. Un de mes trop bienveillants confrères me suggéra alors de vous exposer ici mon opinion sur l’attraction qu’exerça de tout temps la littérature sur les marins. Par le fait, cette attraction est indéniable. Est-elle tout de bon légitime, et les Lettres peuvent-elles en tirer profit ? Cela est une autre question. Et la réponse n’en est point aisée à fournir. Le problème ainsi posé mérite pourtant d’être considéré, quand sa solution n’aurait pour intérêt que de décourager telles vocations littéraires fâcheusement fausses. Les Lettres, ce grand effort de l’homme qui pense à fixer sa pensée, à la communiquer à autrui et à la transmettre comme un message aux générations à venir ne sauraient assurément qu’y gagner.

C’est de tout temps que les voyageurs ont eu la tentation, sitôt rentrés chez eux, de raconter leurs voyages. À leurs parents, à leurs amis d’abord. Puis aux voisins. Puis à tout le monde, y compris force gens qui se passeraient volontiers d’écouter. Car le récit est toujours plus attrayant pour le récitant que pour l’auditoire. « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage... » Et sage qui, l’ayant fait, ne le raconterait pas. J’entends l’objection : il eût été grand dommage que le voyage d’Ulysse ne parvînt pas à la postérité. Observons toutefois que ce n’est point Ulysse qui écrivit l’Odyssée, mais Homère, lequel n’avait peut-être jamais été marin. Il était poète. En l’occurrence cela valait mieux.

Pareillement, quelque vingt-cinq siècles plus tard, ce ne fut pas Vasco de Gama, le plus prodigieux navigateur de tous les temps, qui nous laissa, de son périple inouï de Lisbonne aux Grandes Indes par le cap des Tempêtes, l’épopée des Lusiades : ce fut son compagnon, le poète Camoens. Et c’est en toute justice que le Portugal, partageant entre ces deux grands hommes sa reconnaissance, tardive, il va de soi, leur éleva, sous les merveilleuses voûtes des Jeronymites de Belem, deux fort beaux monuments, exactement identiques.

Il n’empêche que plusieurs marins aient écrit, de leurs navigations, des comptes rendus qu’on relit volontiers, et sans marchander le plaisir qu’on y trouve. Rien de plus amusant, dans le meilleur sens du mot, que le Livre des voyages de ce Jean Mocquet, qu’Henri IV encouragea et qui, sur les traces des grands Portugais, dont l’étonnante audace ouvrit toutes les routes maritimes à tous les découvreurs et explorateurs des siècles suivants, se promena curieusement et profitablement de l’Afrique à l’Asie et des Indes orientales aux Indes américaines. De même, je me souviens d’avoir relu, tout récemment, dans d’assez moroses dispositions, — sur un lit de clinique et la fièvre ne me quittant ni jour ni nuit, — le Voyage autour du monde de M. le comte Louis-Antoine de Bougainville, et de m’être joyeusement diverti d’y trouver plus de bon sens et de sagesse que n’en ont mis, dans leurs abondants in-quarto, tous les Encyclopédistes et autres philosophes en chambre de l’époque. Mais ce ne sont là que des exceptions qui confirment cette règle que les hommes d’action, s’ils sont plus souvent qu’on ne croit des hommes de pensée, voire des hommes de rêve, ne sont pas communément des hommes de plume.

Il serait, regrettable toutefois de négliger ces exceptions. D’autant que la profession de marin ne met pas seulement ceux qui l’ont choisie à même de visiter les pays lointains, d’en admirer les horizons, d’en goûter le pittoresque, l’exotisme aussi, ou du moins ce qu’il en reste encore en un temps que le progrès, j’entends la mode agressive du progrès et les enfantillages de cette mode, tendent à tout niveler sur terre, en imposant à Rio-de-Janeiro et à Pékin l’uniforme de Londres ou de New-York. Les marins, au cours de leurs escales, parfois longues, ont la possibilité de se mêler aux peuples qu’ils fréquentent, d’en étudier les mœurs, d’en apprécier les institutions. Beaucoup d’amiraux et de simples capitaines ont visité des chefs d’État, et surtout dans le temps délicat qu’ils venaient de saisir ou d’usurper le pouvoir. Ils ont alors fait auprès d’eux fonction d’ambassadeurs, devançant les diplomates réguliers. Quelques-uns ont assez bien représenté la France, officieusement ou officiellement, là où le hasard les avait conduits. D’autres, moins favorisés, ont en tout cas pu voir de près les nations étrangères qui les accueillaient et se familiariser avec elles. Ils ont pénétré l’intimité des hommes, des enfants, des femmes, des familles, saisi sur le vif les instincts, approfondi les lois, les coutumes, les croyances, les légendes et l’histoire. Il n’en faut souvent pas davantage pour éveiller des vocations certaines d’annalistes et de philosophes. C’est ainsi, Messieurs, qu’un de nos prédécesseurs sous cette coupole, l’amiral Jurien de la Gravière, n’est pas seulement l’auteur de ces Souvenirs d’un amiral, où l’on découvre ce que fut la vie quotidienne d’un marin du XIXe siècle, qui servit sur leurs vaisseaux, noblement et fidèlement, le roi Louis-Philippe et l’empereur Napoléon III, puis la IIIe République, ayant ainsi toujours servi la seule France ; mais il est encore et surtout l’homme de mer très érudit qui nous légua de précieuses études sur les marines anciennes, celles d’Alexandre le Grand, de l’Égypte des Ptolémées, de la Rome des Césars ; puis sur les flottes chrétiennes et musulmanes de Sultan Souleïman, des grands Génois et de Venise. Et je ne fais que nommer son œuvre capitale, les Guerres maritimes de la Révolution et de l’Empire, œuvre d’un impartial et grave historien, que les élèves de notre Ecole Navale ont toujours eue dans leurs bibliothèques individuelles, parmi leurs livres classiques les plus indispensables.

Jurien de La Gravière sut inspirer des successeurs, dont le moins autorisé n’est pas cet amiral Joubert, dont l’Académie française s’est occupée plusieurs fois, au temps que, jeune officier, il publiait, sous le pseudonyme de Jean de La Jaline, des poésies d’une délicate et poignante mélancolie. Mais, depuis, et sous son nom d’amiral, il a donné une Histoire de la marine qui restera comme un monument d’érudition et d’intelligence. Les choses de la mer sont déplorablement inconnues des Français. Et il en a résulté, tout le long de notre histoire, pour notre politique, pour notre rayonnement hors nos frontières, pour notre prospérité qui aurait pu être triplée, pour notre vraie grandeur, qui aurait dû ne jamais se rétrécir, des échecs attristants, qui parfois tournèrent en désastres. À quoi bon ressasser ici cette vérité trop historique, dont chacun de vous, Messieurs, n’est que trop douloureusement assuré : que trois ou quatre fois des hommes extraordinaires, presque toujours isolés et méconnus, ont donné à la France un empire colonial, le plus vaste et le mieux choisi, le plus riche en possibilités illimitées, et l’ont fait, non seulement pour la gloire et la fortune françaises, mais pour le plus grand bien de la civilisation et de l’humanité ? et que, trois ou quatre fois, notre empire s’écroula, non par la faute de tels souverains ou de tels ministres, mais par la faute unanime de la nation ? Parce qu’elle manque, hélas ! de ce que Richelieu nommait l’esprit de suite ; parce qu’elle s’entête à ne pas comprendre que son seul avenir accessible est sur l’eau salée, et qu’aucune France ne peut continuer d’être la France, vivante et digne de son immense passé, qu’à condition d’avoir, comme l’Hellade de Thémistocle et de Périclès, des marins, beaucoup de marins, des vaisseaux, beaucoup de vaisseaux, vaisseaux de commerce, vaisseaux de guerre... L’amiral Joubert, publiant son Histoire de la marine, et montrant ainsi aux Français tout ce qu’ils ont perdu à s’obstiner dans leur ignorance honteuse des choses de la mer, a mieux servi le pays qu’il n’avait pu faire sur toutes ses passerelles, au cours des quelque quarante années qu’il porta le sobre uniforme de l’ancien Grand Corps.

Mais, Messieurs, puisque nous parlons de ces exceptions que sont les réels écrivains donnés aux Lettres par la marine, il est un nom tellement illustre que vous devez vous étonner de ne pas m’avoir encore entendu le prononcer : celui de Pierre Loti. C’est qu’en vérité ce nom-là est trop grand pour le mêler à d’autres. Quand on parle de Loti, il faudrait ne parler que de lui.

Et puis j’ai trop souvent évoqué cet homme immense, et commenté son œuvre, unique dans les annales de la littérature : je ne pourrais ici que me répéter, et souligner mon impuissance à trouver les mots qu’il faudrait pour traduire les sensations que je dois à Loti. Mais il ne s’agit aujourd’hui ni de commentaire, ni d’évocation. Je voudrais plus modestement examiner, avec tout le respect qui s’impose, quelle part peut revendiquer la marine, et même la mer, dans la formation, dans l’éclosion, dans l’épanouissement du génie de Loti ; et chercher avec vous, en toute impartialité, si cet homme, l’auteur de Fantôme d’Orient, l’auteur du Livre de la pitié et de la mort, dont un critique déconcerté disait, comme on dit devant un secret d’art perdu : « On ne sait pas comment c’est fait. On sent seulement que c’est éternel... » je voudrais chercher si cet homme, Loti, à supposer qu’il n’eût jamais été marin, n’aurait pas été tout de même le voyant inspiré qu’il fut, le sensitif qui promena partout une âme écorchée vive, et l’artiste inégalable, à la fois peintre sans pinceau et poète qui de sa vie n’écrivit un seul vers ? Tout cela résumé dans un mystérieux être qui dédaigna l’intelligence et ignora l’esprit ?... C’est à peser.

Evidemment, la mer lui a fourni les splendides décors qu’il aima à la passion, et dont sa vie extérieure s’est entourée. Et l’exotisme, dont nous regrettions tout à l’heure qu’il fût à la veille de disparaître, a enrichi sa palette d’écrivain de lumières et de pénombres inconnues même à Rembrandt. Evidemment la mer et la marine ont conduit Loti vers l’Islam et l’Islam, par le sublime silence de ses mosquées vides de tout, sauf d’une foi farouche, a mordu sur le pessimisme atroce de cet athée désespéré de ne pas croire. Mais l’âme de Loti préexistait à ces acquêts. Evidemment la marine, avec ses perpétuels renoncements, avec ses incessants départs qui sont des arrachements, avec sa saine discipline, despotique et pourtant pitoyable, plus dure aux habits étoilés d’or qu’aux vareuses galonnées de laine, — on en a vu bien récemment de terribles épreuves, — la marine fut bonne pour changer l’enfant timide et hautain, que ses premiers maîtres, au lycée, nommèrent un cancre, en ce chef sous les ordres de qui j’eus l’honneur de servir, que j’ai connu héroïque par habitude, et sachant concilier la plus orgueilleuse indépendance avec le plus raisonnable respect des hiérarchies utiles, voire des préjugés humains les plus saugrenus (un mot qu’il affectionnait).:. Mais est-ce vraiment de ces éléments qu’est faite l’incommensurable grandeur de Loti ? Il ne me semble pas.

Souvenons-nous qu’il débuta dans les Lettres par ces chefs-d’œuvre délicats, qui sont aujourd’hui dans toutes les mémoires : Aziyadé, le Mariage de Loti, le Roman d’un spahi. Et, dès lors, sa réputation fut faite dans le monde lettré. Un grand écrivain venait de naître. Mais la foule des lecteurs anonymes, cette foule qui lit pour lire, et qui choisit ses livres elle-même, sans souci de la critique ni des écoles ni des chapelles, cette foule muette et têtue, qu’on ne guide pas et qui, seule, donne aux hommes de plume la gloire, la vraie, celle qui dure et traverse l’océan des âges, cette foule-là, vint-elle à Loti par ces premiers livres ? Non. Elle ne vînt, et la gloire avec elle, immédiate et éclatante, qu’après que Loti, lassé pour un temps d’exotisme, eût publié un bref roman, simple et nu : Pêcheur d’Islande. Qu’y avait-il dans ce livre, dont le cadre n’était que notre Bretagne, tout austère ? Des portraits de matelots, tour rudes ; et, à côté d’eux, ceux de leurs promises, toutes pures, et de leurs mères-grands, bien ridées. Alors, qu’avait trouvé la foule des lecteurs anonymes pour se sentir soudain tous pris aux entrailles, remués, secoués, enthousiasmés ? Ils avaient trouvé .le cœur de Loti, un des plus tendres, un des plus brûlants qui furent jamais, à l’amour ; un de ces cœurs très rares qui ont faim et soif de justice. Loti n’eût-il jamais été marin, n’eût-il même jamais vu la mer, que son cœur fût resté ce cœur-là, que sa mère lui avait fait. Et Loti, différent en apparence du Loti que nous connaissons, eût tout de même été Loti.

En vérité, et contrairement à l’opinion générale, je ne crois pas que le métier de la mer soit propice à préparer de jeunes hommes à cet autre métier qu’est le métier d’écrire. Car, si l’on veut généraliser, et il le faut, cette pensée, que l’écrivain cherche à fixer, encre noire sur son papier blanc, quel en peut être l’objet ? Qu’il s’agisse de prose ou de poésie, d’histoire ou de roman, de philosophie, d’art, de science même, l’objet sera toujours l’homme, avec ses vertus et ses faiblesses, ses grandeurs et ses infirmités. Or, la passerelle d’un navire est-elle le bon observatoire d’où l’on peut découvrir l’humanité ? J’en doute. Un médecin, un avocat, un notaire, un confesseur, un homme d’État, un boutiquier même, me semblent mieux placés qu’un marin pour scruter les hommes. Un marin est un solitaire, presque à l’égal d’un moine enfermé dans son cloître. Le couvent est moins étroit. Les murs en sont percés de larges fenêtres. Ils n’en sont pas moins des murs, encore que la nature ait pris soin d’y peindre ses fresques les plus magnifiques. Tout au plus pourrait-on dire qu’un tel solitaire peut, face à face avec l’infini, se mieux étudier soi-même, s’il a pris pour devise le γνωτι σεαυτον du Grec. Mais cette étude-là, s’il en faut croire Socrate, est l’apanage des plus rares génies. Et la soif de lecture est trop grande chez tous ceux qui ont appris l’alphabet pour qu’elle puisse s’étancher à une seule source, même semi-divine. Il en faut d’autres, et le talent suffit à les alimenter, honorablement. En cette heure donc, et malgré son handicap de solitude, un marin inconnu écrit peut-être son premier livre. Et, pour peu que ce marin ait obtenu des dieux sa part de talent, son livre sera bon.