Allocution après l'inauguration du monument de Maurice Barrès, à Charmes

Le 2 novembre 1952

Émile HENRIOT

ALLOCUTION

DE

M. Émile HENRIOT
de l’Académie française

Charmes le 2 novembre 1952

 

À l’issue du banquet qui suivit, à Charmes, la cérémonie où fut inauguré le monument de Maurice Barrès, et qui réunissait autour de son fils, M. Philippe Barrès, les fidèles du grand écrivain, M. Émile Henriot, de l’Académie française a prononcé l’allocution suivante :

 

Mesdames,
Messieurs,

La grande figure de Barrès à qui Charmes a rendu ce matin un solennel et filial hommage, n’a plus besoin d’être célébrée, et ce n’est pas une conférence, qu’il y a lieu de faire entendre après un banquet. Mais ayant apporté tout à l’heure devant le nouveau monument le discours émouvant de notre malheureux ami Jérôme Tharaud, et ayant eu, moi le privilège dans ma jeunesse, d’approcher Barrès, de lui témoigner personnellement de l’affection et de recevoir les marques de la sienne, c’est un devoir pour moi de prendre la parole à mon tour pour continuer d’exprimer la gratitude que je n’ai jamais cessé de ressentir pour l’incomparable écrivain, pour l’homme spirituel et généreux qu’ont aimé en lui ceux qui l’ont connu, pour le directeur de conscience enfin à qui les hommes de ma génération ont dû un si prestigieux exemple et une si noble leçon de vie spirituelle et de moralité.

Barrès, dont beaucoup de jeunes ignorants peuvent d’autant plus facilement dédaigner les œuvres qu’ils ne les ont pas lues, mais qui  seraient certainement les premiers à se réclamer de lui si Barrès aujourd’hui redevenu vivant leur proposait les mêmes analyses, les mêmes refus, les mêmes sujets de rêverie et d’exaltation dont il nous comblait autrefois à leur âge — Barrès a été réellement le prince de notre jeunesse. Nous avons admiré dans le même temps, d’autres écrivains de grand talent. Aucun n’a agi sur nous aussi profondément que lui. Un de mes amis, un jour, s’étonnant de me voir fidèle au jeune maître de nos vingt ans, me demandait : « Mais enfin, qu’est-ce que tu dois donc à Barrès ? » — J’aurais pu longuement répondre, pour établir dans sa diversité le bilan de cette large dette — mais d’instinct je n’ai eu besoin que d’un mot pour la reconnaître et la définir : « Je dois à Barrès ma liberté; il m’a appris à être libre. » — Oh ! Messieurs, libres, nous le sommes tous, bien entendu, puisque nous sommes en République, même quand elle est un peu dirigée. Mais il y a, par-dessus tout, une autre sorte de liberté, tout à fait supérieure, celle là, personnelle à chacun de nous, et difficile à obtenir ; qu’il appartient à chacun de nous de déceler, de libérer elle-même et d’approfondir en nous : la liberté de sentir, de nous informer, de nous dégager du tout fait, comme disait Bergson, et des choses vagues, comme disait Valéry. Eh bien ! avant Valéry et Bergson, comme avant André Gide, lui-même à vingt ans, le chemin de ses libérations, le chemin au bout duquel son « Homme libre » s’est trouvé, dans ses exercices de spéculation et de critique individualiste. Une fois fait le vide en lui de toutes les doctrines d’école, de toutes les superstitions, les fausses certitudes imposées — l’homme libre de Barrès l’a été de croire ce qu’il avait personnellement découvert : pour lui, au delà de l’individu, la famille, la terre et les morts, sa petite patrie et la patrie tout court, la patrie toute grande, et tous les devoirs qu’elle suscite. Barrès a raconté cette conquête dont il a musicalement dénombré les étapes dans tous ses livres. Nous l’avons admiré pour cela, et pour cette musique incomparable qu’il a su tirer à son tour, après Chateaubriand, après Hugo et Michelet, de la magnifique et généreuse prose française. Mais nous l’avons aimé aussi — j’en suis témoin — parce qu’il n’a rien exigé de nous pour nous obliger à le suivre par obéissance ; il ne voulait pas des suiveurs, il ne voulait exciter que des esprits libres, libres de découvrir tout seuls, comme lui, les raisons qui donnent à la vie sa noblesse et qui la justifient d’être vécue. Et puis, à la réflexion, il ne nous a jamais rien proposé de bas, à la différence de tant d’autres, pour se faire trop facilement applaudir.

Messieurs, cela suffit, je crois. Je n’avais pas l’intention de vous faire subir un discours, puisque aussi bien nous sommes d’accord sur ce qui, ce matin, et à ce repas, nous a rassemblés : notre vénération pour le grand artiste qui a su, splendidement et courageusement, être un homme fidèle. Et ce pays dont il était, était fait pour lui, particulièrement à cet égard. Car c’est un pays de fidélité, je le sais de moi-même, à percevoir ces voix lointaines qui me viennent, au-delà de mon arrière grand-père de Germainvillier ou de Damblain, d’une longue suite de paysans, de recteurs d’école et de tixiers vosgiens dont la pensée obscure ne cesse de me tourmenter par sa présence et par son vague, quand je rêve à mes raisons d’être. Je le sais, par le souvenir de mes anciens compagnons d’armes du 31e dragons et la 2e Dc de Lunéville. Je le sais enfin par toutes ces admirables images des hauts lieux dont Barrès a si bien parlé et si bien dégagé l’esprit, que son souvenir et son nom leur sont à jamais associés : ici, à Charmes, devant la trouée dangereuse — dans les rues de Metz où il est présent à l’ombre de la cathédrale, sur les pas des dames Baudoche — sur la colline de Sion devenue ou redevenue par lui symbolique ; comme pareillement, en tout lieu où il a passé, son nom est perpétué dans la pierre, à Sainte-Odile, à Tolède, à Mirabeau ou près de Beyrouth, sur la tombe même où Renan a enseveli sa sœur Henriette. Mais, Messieurs, c’est beaucoup parler de pierres — où le nom de Barrès a été gravé pour l’avenir — quand nous sommes nombreux, ici réunis, qui avons inscrit au plus profond de nos esprits et de nos cœurs, le souvenir ineffaçable de votre père, mon cher Philippe.