Réponse au Ministre de l'Instruction publique de Belgique

Le 10 mai 1952

André MAUROIS

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ MAUROIS
Membre de l’Académie française

EN RÉPONSE AU MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

Le 10 mai 1952

A l’occasion du déjeuner offert
par l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique

 

Monsieur le Ministre,
Mes chers confrères,

Car nous sommes ici tous confrères, et plus encore depuis ce merveilleux séjour. J’ai la très agréable mission de vous dire le souvenir enchanteur que nous rapportons tous de ces deux belles journées. L’hospitalité la plus généreuse et la plus délicate compta toujours parmi les vertus nationales de la Belgique. Ces vertus n’auront jamais été plus évidentes. Que ce soit ce déjeuner, royal, où la bonne grâce et la simplicité directe de votre jeune souverain nous ont charmés, ou ce dîner au cours duquel votre Premier Ministre parla si éloquemment, des rapports de nos deux pays, où cette séance privée où vous eûtes l’amabilité de nous accueillir, ou la réception chez un Ambassadeur que Paris aime et respecte, partout, comme disait Victor Hugo dont nous apercevons d’ici le logis, « la chose fut charmante et fort bien ordonnée ».

Et quelle excellente idée que de donner pour décor au dernier repas pris en commun par les deux Compagnies cette Grand’Place, où les colonnades classiques qu’aimait notre XVIIe siècle français s’unissent si parfaitement au style plus hardi des Flandres. Nous parlions hier de symbolisme. Ces belles demeures anciennes et dorées sont en elles-mêmes des symboles de notre accord. Il est bon que les différentes nations de langue française aient chacune son originalité. Sans notes distinctes, point d’harmonie.

Je viens de parler de Hugo. Il fut la preuve vivante du prestige secret d’institutions telles que les nôtres. Vers 1830, il était hostile à l’Académie. Mais celle-ci a des indulgences infinies pour le mal qu’on dit d’elle. « Les reproches des hommes de talent, elle les prend pour des marques d’amour et elle en tient bonne note pour ses faveurs futures. » Sans doute elle impose aux catéchumènes quelque attente, un séjour dans le narthex. L’obscur Dupaty l’emporta sur le glorieux Hugo, mais le vainqueur eut la gentillesse d’aller mettre sa carte chez le vaincu, avec ce quatrain :

Avant vous je monte à l’autel,
Mon âge seul y peut prétendre ;
Déjà vous êtes immortel
Et vous avez le temps d’attendre.

Vieille histoire, mais quand deux Académies se rencontrent, que peuvent-elles se raconter, sinon des histoires d’académies ? Vos expériences, Messieurs, sont les nôtres. Vous connaissez comme nous ceux dont l’ambition académique se masque de piété filiale ou conjugale, et qui disent : « Je ne puis risquer un échec ; ma pauvre femme en mourrait. » Vous avez, comme nous, des soupirants obstinés qui forcent la porte par l’obstination, mais vous savez, encore comme nous, que toute assemblée est féminine et qu’il faut avec elle un peu de coquetterie. Se jeter à sa tête serait imprudent. La vôtre est même plus féminine que la nôtre puisque, très sagement, vous y accueillez les femmes. Je vous envie, affectueusement, notre grande Colette. Rien ne manque à sa gloire et, si elle manque à la nôtre, c’est une consolation de penser qu’elle ajoute à la vôtre et qu’elle fit chez vous un beau discours où elle parla de cette frontière, entre la Belgique et la France, que l’esprit et l’amour ont tôt fait de survoler.

Nos travaux se ressemblent. Vous vous efforcez, comme nous, de maintenir cette primauté de l’esprit dont votre Ministre vient de parler avec sagesse et piété. Richelieu et Napoléon avaient tous deux une haute idée de la littérature comme institution. Ils pensaient que les grandes actions ne seront connues pour telles par la postérité que si elles furent consacrées par la forme, dans une langue durable. Ils voulaient faire du français le plus parfait des langages modernes et lui assurer la place qu’eut jadis le latin. Tel reste votre but, et le nôtre. Sainte-Beuve disait de l’Académie : « Elle est comme les lys de la vallée, qui ne travaillent ni ne filent. » Cela est injuste. Non, il n’est pas vrai qu’ils n’aient rien fait, nos prédécesseurs, obscurs ou illustres, qui au cours des siècles donnèrent aux mots leur visa d’entrée. « Ils ont fait un chef d’œuvre : la langue française. »

Mais il y a plus. Nous aimons nos Compagnies pour les liens que l’on y forme. Chapelain, vers le temps de la fondation de l’Académie française, disait : « Quand il n’y aurait d’autre avantage qu’une fois la semaine on se voie avec ses amis, en un réduit plein d’honneur, je ne croirais pas que ce fût une chose de petite consolation et d’utilité médiocre. » Que cela est bien dit et bien pensé ! Nous nous plaisons comme lui, trois siècles plus tard, à retrouver nos amis en un réduit plein d’honneur et de courtoisie, en des lieux vénérables et dans le plus beau décor du monde. Qu’à ces amis français se joignent aujourd’hui, en un décor non moins chargé d’histoire, nos amis belges, comble nos désirs.

La dernière fois que votre Académie nous fit l’honneur d’assister à l’une de nos séances, on discuta devant elle le mot accueil. Encore que le pas académique soit d’un rythme plus lent que celui des chasseurs à pied, nous avançons, Messieurs. Quand je quittai notre Compagnie, en 1939, elle en était au mot agresseur ; quand je revins, six ans plus tard, elle avait atteint le mot ardeur. Quelqu’un écrivit jadis.

Voilà six ans que sur l’E on travaille
Et le Destin m’aurait fort obligé
S’il m’avait dit : « Tu vivras jusqu’au G. »

Je serais reconnaissant au Destin s’il me permettait un jour, devant vous, mes chers confrères belges, de définir le mot bienvenue et, plus tard, le mot fraternité. Je proposerais alors cette définition : « Fraternité : sentiment qui unit la France et la Belgique. »

Messieurs, je bois à l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises et à ses nobles traditions dont nous fûmes, pendant deux jours, les témoins et les bénéficiaires.