Réponse au discours de M. Thomas Braun, à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

Le 9 mai 1952

Maurice GARÇON

DISCOURS

DE

M. MAURICE GARÇON
Directeur de l’Académie française

EN RÉPONSE AU DISCOURS DE M. THOMAS BRAUN

A la séance de réception de l’Académie française
par l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique

Le 9 mai 1952

 

 

Madame, Messieurs,

Ce nous est une grande joie de nous trouver parmi vous. Déjà, à plusieurs reprises, notre Compagnie s’est rencontrée avec la vôtre et a pu apprécier la délicatesse et le charme de son commerce. Pourrait-il en être autrement, alors que nous sommes les uns et les autres épris du même amour pour les lettres et animés du même désir d’être les conservateurs, voire les défenseurs, du génie de notre langue commune.

Notre Académie a sur la vôtre le privilège de l’âge, ce qui n’est pas toujours un avantage si l’on écoute les jeunes gens, mais si nous devons la Fondation de l’Académie française au Cardinal de Richelieu, la vôtre, créée par un grand Roi, s’est si l’on peut dire imposée. Elle n’a été que la consécration des efforts d’une phalange d’écrivains qui porta très haut le renom des écrits belges de langue française.

Au demeurant, votre pays, qui s’est toujours montré très attaché à ses traditions, n’a cessé d’entretenir le culte des lettres et des arts. Soucieux de maintenir dans son intégrité le langage qui nous est mutuel, dès 1769 vos lointains prédécesseurs avaient formé une société littéraire que des lettres patentes de Marie-Thérèse transformèrent en Académie impériale et royale des sciences, et belles lettres. Pendant le XVIIIsiècle, cette Compagnie contribua à répandre en Belgique les découvertes des sciences et l’étude des belles lettres, mais en les réduisant peut-être un peu trop à l’histoire.

À la fin du XVIIIsiècle la France fut bouleversée par de grands troubles sociaux dont il faut voir une des principales origines dans les publications des philosophes, et vous n’avez pas échappé à la tourmente qui éclipsa quelque temps les préoccupations purement spéculatives de l’esprit. Notre Académie fut dissoute, la vôtre interrompit ses travaux. Les membres dispersés cessèrent de s’assembler et ce n’est qu’en 1816 que le roi Guillaume Ier reconstitua une Compagnie où la littérature tenait, hélas ! peu de place. On s’y occupait surtout de science, d’histoire naturelle et de littérature ancienne Une transformation résolue par Léopold Ier en 1845 ne combla pas cette lacune. Les sciences et les beaux-arts, les sciences morales et politiques, étaient plus à l’honneur que la littérature. Peut-être faut-il penser, en manière de consolation, qu’on jugeait alors la langue des académiciens si pure, leur style si parfait et le langage de la masse si châtié, qu’il ne parut pas nécessaire d’en surveiller l’usage.

On avait commis une erreur. Il n’est pas de perfection qui ne s’altère. Sans surveillance, il n’est pas de langage qui ne se déforme ; les expressions vicieuses s’introduisent vite et, si l’on n’y prend garde, les imprécisions se multiplient, les vulgarités s’installent, les barbarismes prennent droit de cité. Ce qui faisait la beauté de la langue, sa clarté, sa justesse d’expression, son élégance de forme, sa correction de style, gon respect de la syntaxe, n’évanouit. Les littérateurs, les écrivains et les philologues sont précisément les conservateurs du langage. Avec eux, il n’évolue qu’avec prudence et n’adopte qu’après réflexion les modifications nécessaires apportées par l’usage. Sans doute il arrive que quelques-uns donnent parfois dans l’outrance, mais on s’aperçoit vite de leurs erreurs et ceux-là même fournissent en fin de compte des expériences utiles par lesquelles on apprend ce qu’il faut éviter.

Si les sciences ouvrent l’esprit à des connaissances utiles, les lettres ne sont pas moins nécessaires. Elles sont le moyen de répandre la pensée, et leur forme assure la pérennité de la langue et de son génie.

Après 1830 un progrès constant marque les étapes d’une renaissance littéraire. De grands écrivains naquirent, mais faute d’être soutenus ils demeurèrent souvent méconnus dans leur propre patrie.

Van Hasselt, gagné par le Romantisme, et qui est un de vos grands poètes nationaux, ne connut guère, sa vie durant, que des déboires. Même après la publication de sa belle épopée des Quatre Incarnations du Christ, il demeura obscur chez ses compatriotes. Lorsqu’il mourut, Le Courrier de Bruxelles annonça seulement : « le défunt s’occupait de poésie et de littérature ». Pourtant sa gloire avait franchi les frontières. Il était l’intime de Victor Hugo, l’ami de Deschamps, de Théophile Gautier, de Thiers, de Banville et de Sainte-Beuve.

D’autres encore demeuraient isolés : De Coster chantre des légendes régionales, Octave Pirmez, conteur et penseur qui écrivit que « dans une œuvre d’art, la beauté de la forme ne se sépare pas de la pensée qui l’inspire ».

Aucun appui ne soutenait ces artistes dans leurs efforts. Ce n’est que vers 1880 qu’ils parvinrent à s’assembler. Depuis longtemps un journal de jeunes : Le journal des Beaux-Arts et de la Littérature avait été créé par Adolphe Siret, grand poète mort à peine au matin de la jeunesse. Il avait eu pour successeur le turbulent Albert Giraud qui fut votre premier président. Comme toutes les publications de jeunes, Le journal des Beaux-Arts sombra. Iwan Gilkin, encore un des vôtres, fonda La Semaine des Étudiants de Louvain. Les défenseurs du classicisme créèrent, sous la direction de Max Waller, Le Type qui devint La Jeune Belgique. On se combattit, on s’injuria affectueusement, on fit tant de vacarme que l’autorité académique supprima les deux journaux et renvoya tous les rédacteurs à leurs chères études.

Les uns avaient défendu l’Art pour l’Art, formule dangereuse qui peut conduire aux pires erreurs, mais qui, comme l’a dit votre critique Robert Gilsoul, peut, dans certaines périodes de décadence, servir de ferment à la Renaissance artistique. D’autres cultivaient le symbolisme. Tandis qu’avec Camille Lemonnier une certaine jeunesse optait pour le naturalisme et qu’Edmond Picard se faisait le champion du nationalisme littéraire, d’autres étaient épris de poésie : Max Waller, Iwan Gilkin.

J’ai creusé mon cachot dans le mensonge épais
Impénétrable et sombre, où, geôlier de moi-même,
Je m’enferme à l’abri même de ceux que j’aime,
Plus seul quand j’ai parlé qu’au temps où je me tais.

Valère Gille, Emile van Arenbergh, gravissaient les pentes du Parnasse.

Les symbolistes inspirèrent Rodenbach :

Ah, vous êtes mes sœurs les âmes qui vivez
Dans ce doux nonchaloir des rêves mi-rêvés
Parmi l’isolement léthargique des villes
Qui somnolent au long des rivières débiles.

Maeterlinck :

Voici d’anciens désirs qui passent
Encor des songes de lassés,
Encor des rêves qui se lassent :
Voilà des jours d’espoir passés.

Verhaeren :

Dès le matin par mes grands-routes coutumières
Qui traversent champs et vergers
Je suis parti clair et léger
Le corps enveloppé de vent et de lumière.

Fernand Severin, Van Lerberghe, appelèrent à la rescousse des troupes recrutées en France et l’on vit accourir Henri de Régnier, René Ghil, Valéry et Viélé Grifin.

Ce furent de nobles luttes qui assurèrent l’épanouissement d’une belle efflorescence de littérature française en Belgique. Ils avaient eu bien du mal à se frayer un chemin. Maeterlinck n’avait pu faire tirer La Princesse Maleine qu’à trente exemplaires et à ses frais. Mais le renom des écrivains belges était sorti des frontières. Il n’était pas juste, puisqu’ils avaient d’eux-mêmes groupé leurs efforts et qu’ils avaient acquis leurs lettres patentes, qu’ils fussent tenus en dehors des travaux académiques. On les en écartait pourtant, comme si les œuvres où dominent l’imagination et l’inspiration poétique appartenaient à une catégorie secondaire.

Un moment on songea à créer une quatrième classe à l’Académie Royale, mais celle-ci prit elle-même l’initiative, toutes classes réunies, de demander la création d’une Académie de langue française indépendante. Le Roi Albert, grand humaniste, consacra, en 1920, ce vœu qui satisfaisait les désirs de tous.

Ainsi votre amour des lettres a assuré votre réunion. Votre programme est vaste. D’une part, vous vous vouez à la défense et à l’illustration des lettres françaises et votre activité s’applique à tout ce qui peut encourager et honorer, en Belgique, l’art d’écrire et s’attache à en éveiller le goût et à en propager le respect. D’autre part, pour vous rattacher au passé et en continuer la tradition, vous étudiez le français, son histoire, sa diffusion dans le monde et vous constituez l’histoire littéraire des anciennes provinces.

Venus tard, vous avez innové. Considérant que le génie d’une langue peut être également cultivé partout où elle est parlée, vous n’êtes point restés dans le cadre purement national. Vous avez admis parmi vous des étrangers, pourvu qu’ils aient manifesté le souci de servir la correction, la pureté et l’élégance de la langue française. La Belgique, a fait observer Jules Destrée, par sa situation géographique et le prestige que lui avaient valu les épreuves de la guerre, était spécialement qualifiée pour tenter cette conciliation de tous ceux qui parlent notre belle langue. Vous aviez compris que ses frontières littéraires sont plus larges que les frontières politiques et qu’elle est la meilleure artisane d’une entente entre les peuples. Vous aviez d’autant plus de mérite de vous attacher solidement à la défense du Français, que vous choisissiez, pour vous manifester, le moment précis où le français perdait le privilège d’être la seule langue des diplomates.

Enfin, vous n’avez pas réservé au prétendu sexe fort la collaboration à vos travaux.

Par votre programme, vous rendiez hommage à l’universalité de la langue française et vous manifestiez l’intention d’affirmer le caractère national de la littérature française en Belgique.

Ainsi vinrent à l’origine s’asseoir dans cette Académie les glorieux survivants des luttes héroïques. Dès leur première séance ils évoquèrent le souvenir de ceux qui étaient demeurés en routé, mais qui avaient aidé si grandement à la Renaissance littéraire belge.

Dès le début, vous tournant vers la France, vous avez accueilli notre grande poétesse Anna de Noailles, et Ferdinand Brunot. Par la suite vous avez appelé parmi vous Mme Colette, l’un de nos plus grands écrivains, et M. Mario Roques, le plus savant et le plus subtil de nos philologues.

Lorsque, en 1920, votre Compagnie fut créée, la jeunesse ne vous a pas épargné les brocards. Les générations tant qu’elles n’ont pas atteint la quarantaine aiment à poursuivre de leurs quolibets les Compagnies comme les nôtres. Elles ne comprennent pas que leurs chapelles sont déjà des académies inavouées et que leurs prétendues hérésies supposent, à l’origine, un acte de foi. Les chapelles sont des bâtiments accessoires des basiliques et c’est souvent par elles que la grande nef reçoit sa lumière. Vous avez laissé rire, sachant que, lorsque l’âge aurait semé dans leurs cheveux quelques fils blancs, ils ne songeraient qu’à s’asseoir parmi vous.

Votre Compagnie a été fondée dans l’enthousiasme et vous avez aussitôt jeté des regards vers nous. Jules Destrée avait dit : « Nos amis de Paris ne pourront que la considérer avec bienveillance puisqu’on devra travailler en fraternité pour la plus grande gloire de leur langue admirable ».

Vous étiez modestes en parlant de bienveillance. C’est l’amitié et l’estime que vous étiez en droit d’attendre. À peine avons-nous appris la fondation de votre Académie, qu’en mai 1921 nous vous avons conviés à venir deviser avec nous sous les ombrages de Chantilly. Le lieu avait été choisi à dessein parce qu’il représentait, comme l’a fait observer M. Doumic, la continuité d’une tradition. C’est là que le Grand Condé aimait à converser avec les beaux esprits de son temps et c’est là aussi que, pendant la guerre qui nous avait tant rapprochés, Joffre, qui devait entrer à l’Académie français, s’entretenait aux heures de péril avec votre Roi et vos généraux.

De cette première rencontre est née une affection qui ne s’est jamais démentie et, depuis, nos échanges intellectuels furent continus. En même temps que nous, en 1924, vous avez célébré le quatrième centenaire de Ronsard. Tandis que nous honorions le souvenir du vendômois qui sût rendre sensibles aux hommes de la Renaissance la grâce et la beauté antiques, vous n’aviez pas Oublié qu’il avait écrit dans la préface de La Franciade : « Je t’adverti de ne faire conscience de remettre en usage les antiques vocables, et principalement ceux du langage wallon et picard, lequel nous reste par tant de siècles l’exemple naïf de la langue française, j’entens celle qui eut cours après que la latine n’eut plus d’usage dans notre Gaule, et choisir les mots les plus pregnants et significatifs dudit langage, mais de toutes les provinces de France, pour servir à la poésie lors que tu en auras besoin. »

L’amant d’Hélène nous avait ainsi montré que le français est une fusion intime de nos dialectes particuliers et c’est pour rendre cette fusion plus intime que, quatre siècles plus tard, vous vous étiez assemblés.

Le 23 novembre 1937 vous êtes revenus nous visiter à Paris et pour vous montrer notre fraternité, nous vous avons priés — ce qui ne s’était jamais fait — de prendre part à l’une de nos séances. Avec vous, nous avons travaillé au dictionnaire. Le destin a voulu que le mot qu’on eut à définir ce jour-là fut accueil. Votre présence, qui nous était heureuse, nous a rendu le travail facile.

Vous avez voulu à votre tour nous recevoir et nous sommes venus avec joie assister à vos travaux. Les détracteurs de la première heure se sont tus. Déjà vous ne faites plus auprès de nous figure de sœur cadette. L’importance de votre œuvre, la qualité de vos membres qui représentent une élite indiscutable, ont procuré à votre Compagnie une célébrité légitime. Vous avez poursuivi sans jamais faiblir la réalisation d’une grande entreprise : garder la langue intacte, et protéger sa précieuse richesse contre les fâcheuses transformations qui ne manqueraient pas de se produire si l’on ne surveillait sa pureté. Peut-être que sans vous, après un délai plus ou moins long, par le mélange des idiomes, des dialectes et peut-être simplement par l’introduction de cet argot populaire qui tente de tout envahir, en serions-nous arrivés à ne plus nous comprendre.

Lorsqu’on a l’honneur d’être les dépositaires d’un trésor si précieux, il n’est pas permis de manquer de vigilance. Nous faisons de notre mieux pour conserver limpide le cristal de notre langue et si nous sommes venus nombreux, c’est afin de vous témoigner notre estime pour la manière dont vous défendez avec ferveur, dans votre beau Pays, la grande cause qui nous est si chère.