Funérailles de M. Émile Mâle, en l'église Saint-Étienne-du-Mont

Le 11 octobre 1954

André SIEGFRIED

Funérailles de M. Émile Mâle

A SAINT-ÉTIENNE-DU-MONT

Paris, le 11 octobre 1954

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ SIEGFRIED
délégué de l’Académie Française

 

Mesdames, Messieurs,

La France perd en M. Émile Mâle l’un des hommes qui ont le mieux contribué à faire comprendre et aimer cet art médiéval, dont les chefs d’œuvre restent l’expression de ce que notre génie a peut-être eu de plus original et de plus profond. « L’intelligence dessine, mais c’est le cœur qui comprend » : cette observation si pénétrante de Rodin s’applique exactement à l’auteur de ces livres dès maintenant classiques, l’Art religieux au XIIIe siècle en France, L’Art religieux à la fin du moyen âge en France, L’Art religieux au XIIe siècle en France. Grâce à lui ces cathédrales, que nous pensions connaître, nous sont apparues sous un aspect nouveau, dans lequel la religion, la culture et la technique sont associées dans un admirable ensemble. Vraiment nous ne savions plus les regarder : avec ce maître nous avons enfin l’impression de les voir, et c’est à bon droit qu’il pouvait dire que « ceux qui ont passé leur vie à les étudier n’ont pas fait œuvre vaine ».

L’œuvre d’Émile Mâle est celle d’un savant de haute culture, versé dans toutes les techniques de la peinture, de la sculpture, de l’imagerie, de la verrerie, de l’architecture, mais c’est parce qu’il y avait en lui la piété de ces grandes réalisations de notre moyen âge qu’il a si profondément touché non seulement l’attention des spécialistes mais la sensibilité de chacun d’entre nous. « Vous avez appelé à vous, disait-il dans son discours de réception à l’Académie française, un homme qui n’a eu d’autre mérite que de parcourir la France avec passion, d’aller d’église en église, de monument en monument, en admirant et en s’efforçant de comprendre ce qu’il voyait. » Cette religion des cathédrales, si profondément humaine, il fallait une sensibilité humaine pour la sentir, mais il fallait aussi une foi religieuse pour en pénétrer la signification essentielle : Émile Mâle était chrétien, avec conviction, il est mort muni des sacrements de l’Église. Je ne pense pas que la science seule lui eût permis cette étonnante compréhension d’un art essentiellement mystique.

L’émotion cependant ne pouvait suffire. La cathédrale, « cette arche qui accueille toute créature », c’est la somme du savoir humain de l’époque médiévale, c’est, en un prodigieux ensemble, le résumé de la pensée du monde chrétien telle que la concevait cet âge de croyants. Pour en parler il fallait un historien versé dans les méthodes de la recherche. Émile Mâle en possédait tous les instruments, en bon ouvrier formé dans nos écoles en cette fin du XIXe siècle où les spécialistes, rejetant avec éclat la « littérature », se vouaient à une sorte d’ascétisme historique. Cette école était celle de la haute conscience professionnelle. Cette conscience, Mâle la possédait au plus haut degré : pour redécouvrir et surtout pour interpréter tout ce qui est dans les cathédrales, c’est-à-dire la totalité d’une civilisation, il fallait qu’il pénétrât dans tous ses détails la technique d’innombrables métiers.

Mais eût-il écrit cette œuvre exceptionnelle s’il n’eût été qu’un technicien ? Certains appareils pédantesques et même la compétence des spécialistes risquent de voiler quelquefois le fond des choses. Une conception livresque des cathédrales eût certainement fait horreur à cet esprit qui refusait de s’enfermer dans des compartiments, qui considérait comme essentiel, pour comprendre les choses et les gens, de les situer à leur place, dans leur milieu, dans leur pays, dans leur civilisation. N’avait-il pas écrit lui-même : « C’est à leur place qu’il faut voir les œuvres du moyen âge, tant elles sont associées aux horizons d’une province, à ses bois, à ses eaux, et à l’odeur de ses fougères et de ses prés. » De ce point de vue, derrière le savant, derrière l’écrivain, au delà même de la littérature dont il relevait pourtant par la haute qualité de son style, on découvrait simplement un être humain, l’un de ces Français qui, seuls peuvent bien parler de la France, qui est leur mère.

Ces voyages de pèlerin passionné, cette « vie paisible, coupée de longues méditations », comme la qualifiait Estaunié accueillant Émile Mâle sous la coupole, c’est toute la biographie de ce grand serviteur de l’esprit. Élève de l’École normale supérieure, agrégé de l’Université, professeur à Saint-Étienne, à Toulouse, puis à la Sorbonne, membre de l’Académie des Inscriptions et belles lettres, directeur de l’École de Rome, membre de l’Académie française, voilà de très simple et si noble curriculum vitae du grand Français dont nous déplorons la perte. Selon le commentaire de Gaxotte, « une immense réputation, de grands honneurs, sans que rien jamais interrompe le travail ». Je n’imagine quant à moi rien de plus beau, de plus enviable que ces vies d’un seul tenant dans lesquelles l’axe, à la fois impérieux et aimé, est celui de l’entier dévouement aux travaux de l’esprit. Peut-on même parler de carrière, car la vocation est celle du service de la connaissance et de la vérité, sans qu’aucune concession aux nécessités de l’action ait même à être envisagée. L’Université française en offre de nombreux exemples, mais nul n’est plus représentatif, j’aimerais même dire, plus pur que celui-ci.

Ce n’est pas seulement l’Institut et l’Université qui sont en deuil aujourd’hui, c’est la France elle-même, qui perd un de ses meilleurs ouvriers.