Oraison funèbre de Messire Pierre Séguier

Le 30 janvier 1672

Pierre CUREAU de LA CHAMBRE

ORAISON FUNEBRE DE MESSIRE PIERRE SEGUIER
CHANCELIER DE FRANCE, ET PROTECTEUR DE L’ACADEMIE FRANÇOISE.

PRONONCÉE A SES OBSEQVES faites au nom de cette Compagnie
en l’Egliſe des Billettes

Par M. l’Abbé DE LA CHAMBRE, Curé de S. Barthelemy.

 

 

Corona dignitatis ſenectus quae in viis Juſtitiae reperietur. 

La vieilleſſe eſt une couronne d’honneur & de gloire, quand elle ſe trouve dans les voyes de la Juſtice. Ces paroles ſont tirées des Proverbes de Salomon.

J’ENTREPRENDS aujourd’huy, MESSIEURS, puiſque vous me l’ordonnez, l’Eloge funebre de Meſſire PIERRE SEGUIER, Chevalier, Chancelier & Garde des Seaux de France, Commandeur des Ordres du Roy, & Protecteur de vôtre Compagnie. Et bien que l’accablement de douleur, où me réduit la perte la plus ſenſible qui m’arrivera de ma vie, me puſt legitimement diſpenſer d’un si triſte devoir; quand ma propre foibleſſe, & la concurrence de tant d’excellens Orateurs employez à l’envi pour ce ſujet, ne m’en décourneroient pas encore davantage : le deſir neantmoins de donner des marques publiques de ma gratitude, & tout enſemble de mon obeïſſance, étouffe pour un temps mes ſoupirs, & mes plaintes ; l’obligation & la facilité qu’il y a de parler d’une vertu aussi rare, & auſſi conſommée, me ſont monter avec aſſeurance dans cette chaire. Je me perſuade, que si l’amour d’inclination m’a éclairé autrefois dans le Panegyrique d’un grand Vice-Chancelier de l’Egliſe Romaine, Saint Charles Borromée, l’amour de reconnoiſſance m’animera encore dans celuy d’un grand Chancelier de France, l’appuy de la Religion, l’exemplaire d’une pieté ſolide & chreſtienne, le modèle vivant & animé de la Juſtice, l’Ange tutelaire de l’Eſtat, en un mot, la merveille de nos jours, & le deſeſpoir des ſiecles à venir. Oüy, MESSIEURS, je le déclare hautement, c’est à la ſimple lueur des flammes d’amour & de zele, que je nourris dans mon ame pour mon génereux bienfacteur, à qui je ſuis redevable de tout ce que je poſſede dans la vie de la grace, pour ne point parler des obligations temporelles dans la chaire de l’eternité, que j’ay trouvé un texte aussi propre & aussi particulier, que celuy que j’applique à cet excellent Homme. Ayant eſté l’organe & l’interprete de deux grands Rois pendant ſa vie, dont l’un a mérité d’eſtre ſurnommé le Juſte, & l’autre paſſe pour la Juſtice meſme ; n’estoit-il pas bien digne, après avoir eſté ainſi employé dans les plus auguſtes fonctions de la Royauté, d’avoir Salomon pour le Herault & le depoſitaire de ſa gloire après ſa mort ? La pouvoit-il jamais mieux marquer, que dans ce cercle de lumiere, dont nous le couronnons aujourd’huy ? Corona dignitatis ſenectus quae in viis Juſtitiæ reperietur. Les diamans & les pierres precieuſes de ſa Couronne Ducale icy expoſée, jettent moins de feu, que ces paroles toutes brillantes & toutes lumineuſes de Salomon. Sa pourpre, quelque vive & quelque éclatante qu’elle ſuſt, le couvre moins de ſplendeur & de gloire, que cet habillement de Juſtice, & ce diademe d’immortalité formé de la propre main du Roy des Rois. Ne renferme-t-il pas tout d’une tiſſure, & ſon grand âge, & l’ardeur infatigable qu’il a conſervée juſqu’au dernier ſoupir pour la Juſtice, pouvant dire dans un autre ſens que Saint Paul, Repoſita eſt mihi corona Juſtitiæ : C’eſt à moy qu’appartient la couronne deuë à ceux qui ont vieilli dans l’exercice de la Juſtice ? Attachons-nous donc, MESSIEURS, à ce texte, & ſans faire icy l’Orateur, ni le Panegyriſte, mais plûtoſt l’Historien, & le témoin fidéle de la glorieuſe vie de MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, ſuivant bien moins les ſentimens de mon eſprit, que de mon cœur, parcourons les trois voyes, ou, pour mieux dire, les trois ſacrez tribunaux, palais, ou empires de Juſtice, où il a preſidé ſi long-temps avec l’admiration de toute la France, & l’étonnement de toute l’Europe. Conſiderons-le dans le Parlement de Paris, comme President au Mortier ; à la Cour, comme Garde des Seaux ; au Conseil, comme Chancelier & le premier Officier de la Couronne. Trois lieux qui retentiront à jamais de l’illuſtre Nom des SEGUIERS. Là nous l’enviſagerons comme l’œil du Prince, toûjours veillant au repos des miſerables, perçant tous les voiles de la chicane, & les replis les plus cachez de l’impoſture, & du menſonge. Plus haut il paroiſtra comme la main du Prince, toûjours ouverte, toujours preste a donner, versant ſans cesse avec abondance ſes bienfaits & ſes graces principalement sur les gens de Lettres. Dans le ſommet des honneurs nous l’admirerons comme la bouche du Prince, prononçant à tout moment des oracles de Vérité, de Prudence, & de Juſtice, avec autant de gravité que d’éloquence, lançant des foudres & des éclairs contre les vices, & les perturbateurs du repos public. En un mot, nous verrons dans chacun de ces trois empires, avec quelle pieté & quelle prudence, & quelle juſtice il s’y est comporté ; ce qu’il a opéré pour la Religion, pour l’Eſtat, & pour ſon propre ſalut, ſous les deux plus floriſſans regnes de la Monarchie ; & pardeſſus tout cela, comme ses illuſtres employs ont eſté couronnez d’une heureuse vieilleſſe, & d’une auſſi glorieuſe mort. Ne nous lassons donc point de nous écrier en ſa faveur : Corona dignitatis ſenectus quæ in quis Juſtitia reperietur. Ce ſeront-là, MESSIEURS, les trois trophées que je conſacre aujourd’huy par reconnoiſſance, par inclination, & par devoir à ce grand Protecteur, & tout enſemble, ſouverain Arbitre des Loix, des Arts, des Sciences, & des Vertus.

SAINT Jean Chryſoſtome fait une remarque digne de la ſublimité de ſon eſprit, expliquant l’endroit de la Geneſe, où il est dit de Noë : Ha ſunt generationes Noë : Noë vir juſtus atque perfectus fuit in generationibus fuis. Voicy, s’écrie ce Pere qui fut dans les premières années l’ornement du Barreau, une maniére de genealogie bien courte, bien nouvelle, & bien extraordinaire. Il ſembloit que l’Ecriture nous allast faire un dénombrement des Anceſtres de ce Patriarche, qu’elle deuſt fouiller dans le tombeau de ses Peres, pour nous apprendre qui ils eſtoient, & quel rang ils avoient tenu dans le monde, ſuivant la methode ordinaire de ceux qui dreſſent des genealogies : mais au lieu de tous ces titres ambitieux, dont l’Ecriture ne fait aucune mention, elle ſe contente ſimplement de nous marquer, que Noë eſtoit un homme juſte, legal & accompli, voulant ſans doute nous inſinuër par cette conduite myſterieuse, que la pratique de la Juſtice eſtoit la plus ancienne nobleſſe de l’homme, & ſon principal ornement ; cette vertu faisant la race des Ames nobles, comme la ſucceſſïon des Ancestres fait la race des Hommes illuſtres. Vous jugez bien, MESSIEURS, qu’il ne me fera pas mal-aisé de verifier cette genealogie dans la perſonne de Meſſire PIERRE SEGUIER ; non ſeulement parce qu’il a eſté Juste, & Juge dés fa premiere entrée dans le monde ; mais encore parce que tous ses illuſtres Anceſtres l’ont aussi esté depuis deux cens ans qu’ils rempliſſent les premieres charges de la Robe : l’exercice de la Juſtice ayant eſté une vertu héréditaire dans la famille des SEGUIERS. C’eſt elle qui a donné à la France des Seneſchaux de Quercy, des Preſidens de Tholose, des Prevoſts, & des Lieutenans Civils de Paris, des Advocats Generaux, des Maistres des Requestes, des Doyens de la Grand’Chambre, & des Preſidens au Mortier. De ſorte que quand je me repreſente que cette Juſtice, après avoir coulé comme une source ſeconde, & s’eſtre répandue depuis deux siecles dans les veines de tant de differens Magiſtrats, comme par autant de canaux d’honneur & de gloire, s’eſt enfin venue terminer, & s’est ramaſſée & reünie toute entiere dans la perſonne de MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, groſſie encore du noble ſang des Tuderts : il me ſemble voir ces grands fleuves, qui après avoir traversé diverses contrées, arroſé les campagnes, enrichi les provinces, & réjouï les nations entieres, vont enfin ſe jetter, & laiſſer la gloire de leur courſe dans la mer. Nous pouvons encore appeller ainsi la capacité, cet amas, cette vaste étenduë de connoiſſances divines & humaines, qu’apporta Meſſire PIERRE SEGUIER dans la charge de Conſeiller au Parlement, qu’il exerça en premier lieu, n’ayant pas voulu prendre le ſacerdoce du Droit, & ſe preſenter dans le ſanctuaire de la Juſtice, pour parler en termes de Juriſconſultes, ſans eſtre paré de ses plus precieux ornemens. Car il faut avouër aprés un des grands Critiques du ſiecle paſſé, c’est Scaliger le Pere, que la ſcience du Droit, quelque excellente que l’ayent rendue les François, qui ont eſté ſans contredit les plus grands Juriſconsultes de l’Europe, comme l’a remarqué le Cardinal Du Perron, eſt neantmoins très-imparfaite, & l’avorton, pour ainſi dire, de la Sageſſe, dont elle ſe vante d’eſtre la fille, ſans le ſecours & la jonction des autres ſciences : Profecto vera Philoſophia divina ſoboles abſque orbe illo ſcientiarum abortiva eſt. Meſſire PIERRE SEGUIER fortement perſuadé de cette vérité, ne ſe contenta pas d’étudier ſon Code & ſon Digeſte ; il s’appliqua ſoigneusement aux belles Lettres, il pénétra dans les parties les plus curieuſes de la Philoſophie & de la Theologie, il puisa bien avant dans toutes les ſources ſacrées & profanes. Et quoy-qu’on puſt dire de luy ce qu’on a dit autrefois d’un Ancien, qu’il n’avoit point beſoin de travail, à cause de la beauté de ſon eſprit, ni de la beauté de ſon eſprit, veu l’aſſiduité de ſon travail, ayant eſté un des plus rares & des plus merveilleux genies pour les ſciences, & pour les affaires, que la France ait jamais produit ; il joignit neantmoins parfaitement ces deux choſes, comme s’il euſt eu quelque preſſentiment ſecret des grands & importans emplois, où il eſtoit destiné par la Providence. Il creuſa des fondemens auſſi profonds que ſolides de ſçavoir & d’erudition, & de doctrine, pour ſoûtenir mieux un jour la peſanteur & l’elevation de l’edifice, dont il devoit eſtre le principal appuy. Mais il ne ſongeoit pas tant à polir & à enrichir ſon eſprit, qu’il ne penſaſt encore davantage à perfectionner ſon ame, à la fortifier, & à l’affermir toûjours de plus en plus dans la pratique des vertus. De la charge de Conſeiller, il paſſa dans celle de Maistre des Requeſtes, & fut depuis Intendant en pluſieurs Provinces, employé en quantité de commiſſions importantes, & admiré univerſellement ſous le nom de Monſieur Dautry. Il laiſſa dans tous ces lieux des traces d’honneur, d’integrité, & de ſuffiſance, qui luy frayerent inſenſiblement le chemin à de plus grandes dignitez. Je ne ſçaurois taire icy avec combien d’adresse & de prudence, il ſe démeſla de l’Intendance de Guienne : c’eſtoit un poste tres-delicat, à cauſe des differens interests du Roy, du Gouverneur, du Parlement, & du peuple, qu’il y avoit à meſnager, le Duc d’Eſpernon, & le Parlement eſtant preſque toûjours opposez l’un à l’autre. Il ne laissa pas de ſe concilier d’abord tous les eſprits, de rétablir la paix & la tranquilité dans cette Province, pour lors ſi agitée. Le Duc d’Eſpernon luy-meſme, avec toute ſa hauteur, & ſa fierté ordinaire, ne put s’empeſcher de luy donner ſa confiance & ſon estime, quelque preſſans & rigoureux ordres de la Cour que luy portaſt noſtre Intendant, quelque neceſſité qu’il luy impoſaſt de s’y ſoûmettre. L’Hiſtorien de la vie de cet illuſtre Favori nous apprend, que ſon Maistre conceut deſlors une haute opinion de la capacité & du mérite de Monſieur Dautry, qu’il en fit un jugement auſſi avantageux, qu’on en pouvoit faire d’un homme de ſa condition, augurant qu’il parviendroit à tout ce qu’il y avoit de plus eminent dans la Robe. Il eut le plaiſir de voir dans la ſuite des temps, ses prédictions glorieusement accomplies ; & on a remarqué qu’eſtant prés d’expirer, il rendit un témoignage fort authentique, en faveur de MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, ſe reſſouvenant encore avec beaucoup de reſſentiment des bons offices qu’il luy avoit autrefois rendus, par le temperament qu’il avoit sceu apporter aux affaires faſcheuſes, que ſon eſprit peu ſouple & peu endurant ne luy avoit que trop ſuſcitées.

Au retour de ſes Intendances, Meſſire ANTOINE SEGUIER ſon oncle, ſecond Preſident au Parlement de Paris, luy reſigna ſa charge, après avoir obtenu des Lettres, pour en continuer l’exercice, pendant quatre ans, nonobstant ſa demiſſion. Ce fut alors que cet auguſte Senat fit paroistre combien il avoit d’eſtime & de conſideration pour la famille des SEGUIERS, puiſqu’il ordonna dans la vérification des Lettres, qu’on remercieroit Meſſire ANTOINE SEGUIER d’avoir choiſi un ſi digne ſucceſſeur ; qu’on le prieroit de venir prendre ſa ſeance à ſon ordinaire, & que le terme accordé par le Roy eſtant expiré, la Compagnie deputeroit vers ſa Majesté, pour la ſupplier de luy vouloir continuer la meſme grace : témoignant par là autant de joye de la poſſeſſion du neveu, que de crainte de la perte de l’oncle. Pendant neuf années entieres que Meſſire PIERRE SEGUIER exerça cette charge ſi conſiderable, & qui doit, pour dire cecy en paſſant, ſon plus bel éclat à un de ses ayeuls, qui ſceut maintenir par la force de ſon eloquence, les Preſidens au Mortier dans la poſſeſſion où ils eſtoient, de preceder les premiers Preſidens des autres Parlemens, qu’on leur conteſtoit : ce fut, dis-je, sur ce ſacré Tribunal, qu’il parut comme l’œil du Prince, toûjours ouvert, toujours veillant au repos des miſerables, entièrement fermé à l’intereſt, à l’ambition, à l’avarice, & à toutes les conſiderations politiques & humaines, qui ſaſcinent les yeux des plus clairvoyans. Tous ſes regards, toutes ſes veuës alloient directement à la vérité, à la justice, ſans jamais en pouvoir eſtre détourné ni diverti. Il tenoit la balance droite entre ses mains ; nulle faveur, nulle amitié, nulle haine, nulle eſperance, ne la pouvoient faire pencher plus d’un coſté que d’autre. Ce n’eſt pas qu’il fust trop severe, mais il n’eſtoit pas trop indulgent ; il avoit trouvé ce tempérament ſi rare & ſi difficile entre la trop grande rigueur qui rebute, & qui deſeſpere, & la trop grande facilité qui perd & qui corrompt qui relaſche : Difficillimam illam ſocietatem gravitatis cum humanitate. Il ſçavoit ſe faire craindre ſans ſe faire haïr, & il meſtoit si bien la gravité de ſon maintien, & l’autorité de ſa charge, avec la douceur naturelle de ſon eſprit, & avec la facilité de ſon abord, qu’il ſe rendit la terreur des méchans, l’aſyle, l’appuy, & la conſolation des juſtes.

Il ne faiſoit pas moins l’étonnement des Juriſconſultes : ceux qui avoient vieilli dans le Barreau, ne pouvoient ſe laſſer d’admirer comment il démeſloit les procès les plus embarraſſez, comment il penetroit dans des queſtions où ils voyoient à peine, avec un diſcernement nompareil de l’incertitude du Droit, de l’ambiguïté des Loix, & des colluſions de la chicane. D’où penſez-vous, MESSIEURS, que luy venoient tant de clartez & tant de lumières, ſinon du Pere de la Sageſſe, & du diſtributeur des graces ? C’eſt, MESSIEURS, qu’il s’eſtoit formé dans la Magiſtrature sur l’idée d’un bon Juge, que Dieu donna luy-meſme à Moïſe dans l’Exode : car il liſoit ſoigneuſement l’Ecriture ſainte & les Peres ; on l’a connu, & il s’en est bien trouvé à la mort. C’eſt-là qu’il avoit appris que repreſentant la personne de Dieu, dont il occupoit la place, (d’où vient que dans la Langue Sainte, les moindres Juges ſont appellez des Dieux) il y avoit un Tribunal ſuperieur au ſien, où ſes Arrests ſeroient reveus, ſon ministere examiné, & ſes justices jugées, C’eſt-là qu’il avoit appris que Dieu, qui s’appelle le Seigneur des Seigneurs, & le Roy des Rois, avoit bien voulu ajouter à des titres ſi glorieux, cet autre qui ne luy eſt pas moins honorable, de Juge des veuves, & de Protecteur des orphelins. Il entroit donc dans leurs intereſts, il appuyoit leurs prétentions, il faiſoit ſa cause de la leur, bien-loin d’avoir pour les miſerables ces rebuts, ces chagrins, & ces amertumes, que nous connoiſſons. Toutes les fois qu’il avoit quelque cauſe d’importance à juger, ces paroles terribles de Saint Jean Chryſoſtome luy revenoient ſans ceſſe dans l’eſprit, & pluſt à Dieu qu’elles fuſſent gravées en lettres d’or dans tous les lieux où l’on rend la Juſtice & qu’elles puſſent faire d’auſſi vives impreſſions dans l’eſprit des Juges, qu’elles en avoient fait dans le cœur de ce grand Homme. Ceux qui oppriment les perſonnes foibles, qui les condamnent injuſtement, doivent trembler, parce que s’ils ont de leur coſté le crédit, la puiſſance, les richeſſes, la faveur des hommes, ces personnes opprimées ont pour eux des armes bien plus fortes, qui font les pleurs, les gemiſſemens, & les injuſtices meſmes qu’ils ſouffrent, & qui attirent sur eux la grace du ciel. Les gemiſſemens de ces perſonnes accablées, ſont des armes qui renverſent les maiſons, qui en ruinent les fondemens, qui détruiſent les nations toutes entieres : parce que Dieu conſidere la ſainte disposition de leur cœur, lorsqu’en souffrant les plus grands maux, ils ſe contentent de gemir, ſans prononcer aucune parole d’indignation, ni d’impatience. Oüy, dit ce Pere qui nous a conduit d’abord dans le premier Palais de la Juſtice, & avec qui nous en allons ſortir la force des perſonnes opprimées, conſiſte dans leur oppreſſion meſme ; ce n’eſt ni la bonne vie, ni la vertu, mais la ſeule ſouffrance des maux, qui excite Dieu à la vengeance des injuſtices : l’affliction est la plus forte défenſe dont on puiſſe ſe couvrir, c’eſt ce qui attire le ſecours du ciel sur les perſonnes opprimées. Voilà, MESSIEURS, comment noſtre illuſtre Preſident, ſe garantit des écueils de l’injuſtice. Voilà l’étoile polaire qu’il conſulta sur cette mer orageuſe, si décriée par le naufrage des pilotes les plus experimentez : car nous pouvons dire de noſtre temps ce que Saint Cyprien, grand Senateur, grand Evesque, & grand Martyr, diſoit autrefois du Barreau, & du Sénat de Carthage, qui n’eſtoient pas exempts, non plus que ceux d’aujourd’huy, de corruption & d’injuſtice : Inter leges ipſas delinquitur, inter jura peccatur, innocentia nec illic ubi defenditur reſervatur : L’innocence n’eſt pas à couvert dans ſon aſyle & dans ſon ſort, les crimes la pourſuivent & l’attaquent en foule, juſques dans les Tribunaux des Juges ; & l’on ne craint pas de violer les Loix, en la preſence & dans le Palais meſme du Legiſlateur. Voilà aussi ce qui redouble la gloire & le mérite de l’incomparable Défunt que nous regrettons, de s’eſtre acquis la réputation du Juge le plus accompli qui fuſt alors, à travers du torrent impetueux de la mauvaiſe coûtume. Voilà ce qui luy attira les benedictions des peuples, les louanges & les graces de ſon Monarque, grand zelateur de la Juſtice. Voilà comment il mérita de paſſer du Palais à la Cour, de la charge de Preſident au Mortier, à celle de Garde des Seaux, où il vous va paroître comme la main du Prince, toûjours ouverte, toujours preſte à donner, versant ſans ceſſe avec abondance ſes bienfaits & ſes grâces.

S’IL y a quelque charge dans l’Etat, dont la main de Juſtice qui ſert comme d’inveſtiture à nos Rois, à la ceremonie de leur Sacre, aussi-bien que le Sceptre, & la Couronne, peut eſtre le symbole & le hieroglyphique, c’eſt ſans contredit celle de Garde des Seaux, puisque la principale fonction de celuy qui en est le depoſitaire, eſt de mettre la derniere main à toutes les Lettres Patentes du Prince ; qu’il eſt, pour ainſi dire, le Dispenſateur, le Juge, & l’Examinateur de ſes bienfaits, le Miniſtre de ſes bontez, le Canal par où doivent neceſſairement couler toutes les Graces. Mais s’il y avoit perſonne au monde qui meritaſt d’eſtre honoré de cette charge, & à qui on deuſt plûtoſt confier cette main de Juſtice, c’eſtoit aſſeurément Meſſire PIERRE SEGUIER, dans l’humeur genereuſe & bienfaiſante, dont Dieu l’avoit naturellement doüé, ſes mains pures & nettes du bien d’autruy, eſtant une ſource inépuisable de liberalitez. La maniere glorieuſe dont il fut appellé à un employ auſſi important, eſt pour luy un grand eloge. Il est certain que la France qui eſt appellée par un ſaint Pape, la mere des Héros, n’en porta jamais tant à la fois, & ne fut jamais plus feconde que de ſon temps, où il ſe rencontra une multitude infinie d’excellens hommes d’Etat, de Guerre, & de Robe, consommez dans les affaires, qui ne manquoient pas de qualitez propres pour eſtre élevez à une si haute dignité. Cependant Louïs XIII. de triomphante memoire, après avoir jetté les yeux sur tout ce qu’il y avoit d’eminent dans ſon Royaume, s’arreſta au Preſident SEGUIER, comme au plus digne, eſperant de trouver dans ſa perſonne une fidélité à toute épreuve, un ſerviteur qui ſe feroit une Religion de ſon devoir, qui fonderoit ſa grandeur sur ſon obeïssance, & n’eſtimeroit rien de bas ni de petit, où il verroit la moindre marque des volontez de ſon Maistre. Il conſidera d’ailleurs, qu’ayant paſſé par tous les degrez de la Robe, il avoit tiré de cette diverſité d’emplois, & s’eſtoit comme imprimé par ſon experience & par ſon application toutes les formes d’une parfaite Magiſtrature; ce qui le rendroit plus propre à répandre l’ordre & l’harmonie sur tous les membres de l’Etat. La voix publique qui ne ſe trompe gueres, au jugement qu’elle rend des hommes y ajouta ſon ſuffrage à celuy du Prince ; & ſi nous en croyons un Historien moderne, jamais choix ne fut plus generalement approuvé, jamais Magiſtrat n’apporta tant de réputation acquiſe, & n’entra avec plus d’eloges dans une charge. C’eſt tout dire, qu’on vid Louïs le Juſte retiré dans ſon cabinet s’humilier devant la Majeſté divine, & luy rendre graces de luy avoir inspiré de faire une élection si fort au gré de tous ſes sujets, & à la décharge de ſa conſcience. Le grand Cardinal de Richelieu fut l’inſtrument dont Dieu ſe ſervit pour dispoſer le cœur du Prince en ſa faveur, & il declara publiquement que le bon ſens du Roy, le bien de l’Etat, & le mérite du sujet, avoient conclu l’affaire, ſans que le Preſident SEGUIER euſt fait la moindre démarche, & aucune avance pour la faire reüſſir à ſon avantage. Il avoit trop de modeſtie & de retenuë, pour s’ingerer de luy-meſme dans la pourſuite des honneurs : on ſçait que bien-loin d’y pretendre il s’eſtoit voulu bannir du monde pour vivre uniquement à JESUS CHRIST dans la ſolitude ; & ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher de plus prés, peuvent dire qu’on n’a jamais veu tout à la fois tant de ſçavoir & d’humilité, des qualitez ſi ſublimes, & tout ensemble si rabaiſſées, tant d’eſprit & de lumieres, & ſi peu de presomption de ſes forces, un ſentiment ſi bas & ſi ravalé de ſoy-meſme, rien de plus élevé & de moins ébloui de ſa hauteur, qui eſt la marque la plus certaine d’un grand genie, la pierre de touche à quoy on reconnoiſt les eſprits du premier ordre : Juſques-là que quand on prenoit la liberté d’élever ſon rare merite, bien-loin de ſe glorifier des juſtes & légitimes loüanges qu’on luy donnoit, il impoſoit aussi-toſt silence , & fermoit la bouche à ſes plus familiers, leur diſant qu’on ne le connoiſſoit pas bien, qu’il y avoit une infinité de perſonnes dans Paris, & dans les provinces, qui valoient mille fois mieux que luy ; mais qui faute de rencontrer des occaſions favorables de ſe faire connoiſtre, & de ſe produire dans le monde, demeuroient cachez, obſcurs & inconnus, citant meſme à ce propos, ce beau paſſage de Pline qui a eu autrefois la meſme pensée : O quantum eruditorum aut modeſtia ipsorum, aut quies operit, aut ſubtrahit famae ! Dans cette veuë il prenoit à taſche de s’informer dans les frequens voyages qu’il eſtoit obligé de faire de temps en temps à la ſuite du Roy, preſque dans toutes les parties de la France, des gens doctes qui y excelloient le plus dans leur profeſſion, & qui promettoient davantage. Il les faisoit connoiſtre au Prince, leur procurait des emplois & des dignitez conformes à leurs talens, & le chargeoit du ſoin de leur fortune. J’en appelle à témoin les Bosquets, les Sevins, les Marca, les Haberts, les Prieſacs, & les la Foſſe, & tant d’autres lumieres les plus éclatantes de nos jours, qui ſeroient, peut-eſtre, demeurées enſevelies dans les tenebres de l’oubli, ou dans l’obſcurité des provinces, s’il n’avoit eu le ſoin de les en tirer, & de les produire aux yeux de la Cour. Il connoiſſoit trop bien l’excellence des fruits qui naiſſent ſous une main ouverte & libérale, pour la tenir tant ſoit peu fermée. Il n’ignoroit pas ce qu’a dit il y a long-temps un ſaint Evesque, qu’il en eſt des productions des arts & des ſciences, des fruits de l’étude & de la ſagesse, comme de ces plantes, qui ne viennent jamais mieux que ſous l’aſpect d’un ciel doux & bénin, & lorsqu’elles ſont regardées favorablement du soleil & des astres : faute de ces heureuſes influences, quelque main habile & induſtrieuse qui les cultive & les arrose de ses ſueurs, quelque avantagées qu’elles ſoient des presens de la nature, elles séchent preſque aussi toſt qu’elles naiſſent, & arrivent rarement à terme ; auſſi les ſciences meurent, les ſçavans languiſſent, les écrivains deviennent ſteriles, s’ils ne font excitez & animez des liberalitez des Princes & des Magiſtrats. Mais qui ſçait mieux que vous, MESSIEURS, ſa passion extrême que le grand SEGUIER a euë pour les gens de lettres, qu’il a favoriſez en toute ſorte d’occaſions, de ſon credit, & de ſes bienfaits ? Car pourquoy eſtes-vous ici aſſemblez ? qui vous porte à regreter cet excellent Homme, & à celebrer les funerailles avec tant de pompe & d’appareil, ſinon les obligations immortelles, dont vous vous reconnoiſſez tous redevables à ſa mémoire ? L’importance eſt qu’il n’a pas honoré voſtre Compagnie de ſa protection & de ſa presence, durant ſon loisir, & lorsque le malheur des temps l’a éloigné des affaires ; mais au milieu meſme de ſa faveur, & de ſes plus grandes occupations, ſuivant le témoignage public qu’en a rendu en ces propres termes voſtre inimitable Historien. Avouez donc, MESSIEURS, que si vous avez porté l’eloquence Françoise à un si haut point de ſplendeur, de perfection & de gloire, qu’elle ne cedera plus déſormais à celle qui a fait tant d’honneur à Rome & à Athenes. Si vous avez merité d’avoir aujourd’huy pour Directeur de vos Aſſemblées, celuy que la France a jugé digne de preſider à ses Conciles, noſtre grand Archeveſque, auſſi recommandable par les charmes de ſon bien dire, que par l’éclat de ſes dignitez ; ſi pour comble de bonheur & contre toutes vos eſperances, il vous a ſceu ménager l’auguſte protection du Monarque, qui ſembloit n’eſtre reſervée que pour les Sceptres & pour les Couronnes : Avoüez, dis-je, MESSIEURS, que c’est que l’illuſtre SEGUIER a tenu ſoigneusement la main dés les premiers commencemens à l’établiſſement de l’Academie, qu’il l’a receuë dans ſa maison, & l’a adoptée, pour ainſi dire, dans la famille, qu’il a paru jaloux & paſſionné de ſa grandeur, qu’il n’a laiſſé paſſer aucune occaſion de la faire éclater dans le monde : en un mot, qu’il l’a toûjours regardée comme le plus bel ouvrage du fameux Cardinal de Richelieu, voſtre premier Protecteur. Les Doctes & les Sçavans n’étoient pas les ſeuls à qui il donnoit à pleines mains, les pauvres & les Religieux ont reſſenti abondamment des effets de ſa charité & de ſa magnificence : les marques en font assez publiques, ſans que je m’y arreſte davantage, non plus qu’à ces aumoſnes ſecretes faites ſous-main, ou pour mieux dire, dans la diſtribution deſquelles, la main gauche, comme parle l’Ecriture, ne doit pas ſçavoir ce que fait la droite. Il avoit hérité cette vertu de ſes Peres, & ſa modestie luy ſaifoit attribuer tout ſon bonheur aux prodigieufes & immenſes charitez de ſon Oncle. Mais j’oſerois avancer que ce ſont les ſiennes propres, qui après ſa grande capacité, & le beſoin qu’on a eu de ſon adminiſtration & de ſes ſervices, l’ont conſervé si long-temps dans un employ, qui auparavant luy paſſoit preſque toûjours de main en main, & où l’on voyoit chaque année de nouveaux titulaires. Il s’y est maintenu prés de quarante ans parmi les orages & les tempeſtes, qui auroient mille & mille fois arraché le gouvernail des mains d’un pilote moins habile & moins expérimenté. Que ſi la necessité des temps l’a contraint deux fois de céder, (car je croirois trahir ſa gloire que de cacher ſes diſgraces) il ſemble que Dieu n’ait permis ſon éloignement, que pour faire admirer davantage la ſolidité de la vertu, ſemblable à ces aſtres, qui ne brillent jamais plus que dans l’épaiſſeur d’une nuit obscure. Une foible lumiere ſe fust bien-toſt éteinte eſtant exposée à tant de vents. Il a vérifié dans ſa retraite ce que Salomon a dit immédiatement après les paroles que j’ay priſes pour mon texte, où il ſemble, par un heureux rencontre, faire tout d’un temps ſon eloge & ſon apologie, que l’homme patient vaut mieux que le courageux, & celuy qui commande à ſon eſprit, que celuy qui force les villes. Il fit avouër à tout le monde que ſa vertu pouvoit encore eſtre comparée à ces arbres, qui conſervent la fraiſcheur & la beauté de leurs fleurs & de leurs feuilles au milieu des orages de la mer. Ce ſeroit là, ſans doute, un des plus nobles traits, & des plus hardis qu’on pourroit ajoûter à cette partie de mon tableau, puiſqu’au ſentiment d’un grand Politique, le dernier effort de la prudence est de ſe conſerver dans les bouraſques de la Cour ; ce qui eſt auſſi difficile qu’à un Pilote d’empeſcher ſon vaiſſeau de s’abyſmer ou de ſe briſer contre des écueils dans le fort de la tourmente. Quod ſi gubernator præcipua laude fertur, qui navem ex hieme marique ſcopulofo ſervat, cur non singularis ejus exiſtimetur prudentia, qui ex tot tantiſque civilibus procellis ad incolumitatem pervenit ? Mais je brûle, MESSIEURS, & vous auſſi du deſir de le contempler dans le ſommet des honneurs, comme Chancelier de France ; de l’admirer comme la bouche du Prince, qui prononce à tout moment des oracles de verité, de prudence & de juſtice, avec autant de gravité que d’eloquence ; & c’eſt auſſi par où je vais fermer ſa Couronne.

LE plus eſtimé des Latins en matiere de Panegyriques, faiſant l’eloge d’un fameux Conſul Romain, qui mourut également chargé d’années, d’emplois, d’honneurs, de gloire, & de merite, en un mot, le vray portrait de MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, a remarqué comme un avantage bien ſignalé, que pour comble du rare bonheur qui l’accompagna juſqu’au tombeau, il mérita d’eſtre loüé à ſes funerailles par le Conſul & l’Hiſtorien Corneille Tacite, le plus eloquent homme de ſon ſiecle : Nam ſupremus felicitati ejus cumulus accessit laudator eloquentiſſimus. Ce bonheur, MESSIEURS, n’a pas manqué à MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, non ſeulement parce qu’il a eſté loüé ſi dignement à ſes obſeques par deux des plus eloquens Prélats de la France, mais encore parce qu’il a mérité dés ſon vivant d’avoir pour Panegyriste un des plus celebres Orateurs qu’ait jamais produit le Barreau, auquel on peut juſtement appliquer ce que Pline le Jeune a dit dans l’endroit que je viens de citer, qu’il eſtoit plein des honneurs meſmes qu’il avoit refuſez : Plenus honoribus illis etiam quos recuſavit. Comme ſes actions ſont entre les mains de tout le monde, & paſſent pour autant de chef d’œuvres de l’art, & qu’elles ſont d’ailleurs ſuffisamment remplies des eloges de la dignité de Chancelier, je ne m’étendray pas davantage sur l’excellence de cette Charge, que j’ay fait ſur le mérite de ses Anceſtres, qu’il a encore dépeint avec des couleurs ſi vives, de crainte qu’on ne m’accuſe de baſtir ſur les fondemens d’autruy, & de chercher à embellir mon ſujet d’ornemens empruntez, en ayant abondance de naturels ſi propres, & ſi magnifiques. Outre qu’à dire le vray, Meſſire PIERRE SEGUIER a plus fait d’honneur à la Charge, qu’il n’en a receu. Il n’en faut point d’autre témoignage que celuy-là meſme qu’en a rendu Louïs le Juſte dans ſes Lettres de Provision, où ce grand Monarque ne feint point de declarer, après pluſieurs eloges extraordinaires de ſon Chancelier, qu’il l’avoit jugé digne de tout autre plus grand employ, quoy-qu’il paſſe neantmoins pour le plus haut faſte, & le dernier sommet des grandeurs :

Longe qui maximus eminet inter Principis officia, atque togæ civilis honores ; Ainſi qu’en parle ſi noblement le tres-renommé Chancelier de l’Hoſpital dans ſa belle Epiſtre au Chancelier Olivier ſon predeceſſeur. Car s’il y a eu dans cette Charge une foule de personnes illustres par leur naiſſance, par leurs prelatures, par leur pourpre, & par leur ſainteté meſme, il y en a auſſi eu grand nombre de bien recommandables par leur ſcavoir & leur littérature, témoin celuy dont j’ay rapporté exprés les vers, qui a égalé les Anciens dans ſes Poësies Latines, & qu’on a comparé au fameux Thomas Morus, grand Chancelier d’Angleterre, au zele de la veritable Religion prés. C’est cela meſme qui rehauſſe infiniment la gloire de celuy qui nous aſſemble aujourd’huy, d’avoir surpaſſé tous ces grands Hommes, en ſuffisance, en capacité, & en merite. Il eſt confiant qu’il n’y en a jamais eu, qui ait eſté si long-temps dans l’exercice, & dont l’exercice ait eſté honoré de tant de fonctions ſi glorieuſes, ſi éclatantes, & ſi extraordinaires. La premiere qui ſe preſente dans l’ordre des temps, & dont il n’y a aucun exemple dans l’Hiſtoire, eſt la commiſſion qu’il eut d’aller avec la Juſtice armée, pour éteindre un feu devorant de rebellion, qui pouvant croiſtre dans la ſuite, menaçoit toute une vaſte province d’un embraſement univerſel. Le remede le plus prompt qu’on jugea d’y apporter pour éteindre jusqu’aux moindres étincelles de cet incendie, fut d’y envoyer MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, avec un pouvoir abſolu, & tout-à-fait inouï, qui ne luy confirmoit pas ſeulement la diſpenſation des graces, & la ſurintendance de la Juſtice, mais qui y ajoûtoit encore le commandement des armées, & joignoit ainsi pour un temps dans ſa perſonne les différentes fonctions de Chancelier & de Conneſtable. En effet le drapeau blanc des troupes deſtinées pour cette expédition, demeuroit toûjours dans ſa chambre pour marque de l’obeïſſance qu’elles luy devoient ; & le Colonel Gaſſion qui les commandoit ſous ſon autorité, eſtoit obligé de venir prendre tous les ſoirs le mot de luy, & ne pouvoit rien entreprendre que par ſes ordres. MONSEIGNEUR LE CHANCELIER n’eut pas ſitoſt parlé avec cette grace & cette force d’esprit, qui le rendoit maiſtre de l’eſprit de tous ceux avec qui il traitoit d’affaires, qu’il deſarma incontinent cette multitude irritée, la fit heureuſement rentrer en ſon devoir, & rétablit ainſi en moins de trois mois une profonde paix dans toute cette grande province, qu’elle n’oſoit presque eſperer de pluſieurs années. Tellement que ſon eloquence victorieuſe luy fit remporter dans un peril ſi preſſant un triomphe tout ſemblable à celuy qu’exagere tant ce grand homme d’Etat & de Lettres, Caſſiodore, lorsqu’il dit à l’avantage d’un Romain ces paroles, qui ſemblent faites pour mon ſujet : Triomphus fuit fine pugna, fine labore palma, fine cœde victoria. Il a conſervé à l’Empire une de ſes plus riches provinces, & nous a fait jouir des fruits de la paix, ſans nous expoſer aux hazards de la guerre. Nous avons remporté par ſon moyen des triomphes ſans combats, des palmes ſans travaux, des victoires non ſanglantes. Ouï, France, avec quels transports de joye, & avec quelle effuſion de cœur viſtes-vous alors renouveller, par l’adreſſe d’un de vos plus illuſtres enfans, ce beau triomphe, dont la maiſtreſſe du monde ſe glorifioit au temps de l’Empereur Constantin. Il n’éclata point comme ceux de l’ancienne Rome par la marche des Rois captifs, attachez au char du vainqueur ; mais les gens de bien, libres & délivrez de la ſervitude d’une vile populace, en furent le principal ornement. On n’y vid point comme autrefois traiſner les richeſſes de l’Aſie, les depouïlles, & le butin pris ſur les ennemis ; mais Rome elle-meſme, qui ceſſoit d’eſtre la proye de ſes enfans rebelles, qui avoient oſé attenter à ſa propre vie, & déchirer de leurs mains parricides ſes entrailles, en forma toute la pompe, & le plus ſuperbe appareil. Ce ſeroit icy, MESSIEURS, le lieu de parler de nos derniers troubles, où MONSEIGNEUR LE CHANCELIER ſignala si hautement ſon courage, ſon zele, & ſon intrépidité dans les dangers les plus affreux, où fuivant le commandement du Sage, & l’expreſſion formelle de l’Ecriture, il agoniza pour la Juſtice, il combatit juſqu’à la mort pour la Juſtice : Pro Juſtitia agonizare, & uſque ad mortem certa pro Juſtitia. Ce texte seul qu’il a vérifié à la lettre, dans toute ſon étenduë, luy tient lieu de tous nos Panegyriques, & eſt pour luy une ample moiſſon de palmes, de lauriers & de triomphes. Mais je vous avoue, MESSIEURS, qu’il m’eſt arrivé, en essayant de tracer l’Histoire de nos deſordres paſſez, preſque la meſme chose, qui arriva à Michel Ange, lorſqu’il travailloit à la ſtatuë du malheureux Brutus : ce marbre egtoit à moitié taillé, quand il vint à ſe reſſouvenir du crime qu’avoit commis celuy dont il repreſentoit la figure ; ce qui le toucha ſi vivement, & il conceut une telle horreur de ſon ingratitude, qu’il jetta ſon ciſeau de dépit, & abandonna ſon ouvrage, qui eſt demeuré imparfait, avec ces vers qu’on void à Florence, gravez sur la baſe, qui ſerviront d’excuſe au Sculpteur & au Peintre.

Dum Bruti effigiem fculptor de marmore ducit,
In mentem ſceleris venit, & abſtinuit.

Que la mémoire de nos divisions ſoit à jamais étouffée, banniſſons-la de nos eſprits & de nos penſées, puiſque noſtre invincible & judicieux Monarque n’a pu ſouffrir qu’elle demeuraſt inſerée dans les faſtes publics, voulant, comme un veritable pere de ſon peuple, cacher les fautes de ſes enfans, & en dérober la connoiſſance à la poſterité. Diſons ſeulement, pour ne pas rouvrir une playe qui n’a que trop ſaigné, & dont il ne reſte pas la moindre cicatrice, qu’il a eſté des troubles qui ont agité l’Etat, comme de ceux qui arrivent dans la nature : ils purgent & purifient l’air, auſſi les tempeſtes & les agitations que nous avons eſſuyées, ont eſté ſuivies d’une bonace & d’une tranquilité merveilleuſe. Au lieu donc, MESSIEURS, de m’arreſter ſur des objets ſi funeſtes, conſiderons MONSEIGNEUR LE CHANCELIER dans un état moins perilleux, mais plus ſurprenant, plus digne des regards, des admirations, & des applaudiſſemens de l’eloquente Compagnie, devant & pour qui j’ay l’honneur de parler. Voyons-le à peine échappé du plus effroyable danger qu’on puiſſe s’imaginer, haranguer aussi-toſt pour le Roy dans le Louvre, ſans que la moindre émotion paruſt ſur ſon visage, ni ſans qu’il fiſt éclater aucune autre chaleur que celle qu’un tel diſcours fait ſur le champ, exigeoit dans une occasion ſi importante. Voila, au jugement des Maiſtres, le plus bel endroit de la vie de noſtre incomparable Protecteur & le plus glorieux triomphe qu’ait jamais remporté l’eloquence, le plus digne, MESSIEURS, que vous l’immortaliſiez dans vos écrits. Rien ne marque mieux cette grandeur d’ame, cette élevation de genie, ce fond d’intégrité & de ſuffiſance, cette éloquence maſle & majestueuse, qui diſtingueront à jamais MONSEIGNEUR LE CHANCELIER de tous les autres hommes, que le diſcours également fort & courageux, moderé & retenu qu’il fit ſans autre préparation dans cette conjoncture fatale, pour relever les droits chancelans de la Couronne, & affermir l’autorité Royale ébranlée. Il parut alors qu’il n’imprimoit pas moins bien l’image ſacrée de noſtre invincible Monarque dans le cœur de ſes ſujets par ſa bouche, qu’il le faiſoit ailleurs de ſa main ſur la cire. Le Maistre des Romains en l’art de parler en public, qui eſtoit en poſſeſſion de régner dans les jugemens & les aſſemblées, demeura neantmoins tout ſurpris & tout interdit à la veuë des gens de guerre, que Pompée avoit placez contre l’ordinaire aux environs du lieu où il devoit haranguer. Si un accident impreveu, & la face d’un Auditoire bordé de ſoldats a pu deconcerter Ciceron, & jetter le deſordre dans l’eſprit du plus grand Orateur, qui ait jamais eſté, quel noble, & quelle confuſion ne devoient point produire dans l’eſprit de MONSEIGNEUR LE CHANCELIER l’image de mille morts, qui s’eſtoient preſentées à luy, armées de tous les traits les plus horribles qu’on puiſſe ſe former. Cependant bien-loin d’en eſtre allarmé, & de ſe reſſentir en aucune maniére de ces funeſtes impreſſions, jamais il ne ſe poſſeda davantage, jamais il ne parla avec plus d’aſſeurance & de liberté d’eſprit, parce qu’il eſtoit animé de l’heureux génie du Prince pour qui il parloit, qu’il avoit le cœur vrayement François, que ſon cœur parloit par ſa bouche, qu’il avoit l’ame naturellement eloquente, mais de cette eloquence sublime, & au deſſus des regles, qui répondoit parfaitement à la grandeur, & à la majesté de celuy, dont il a exprimé les volontez en tant de rencontres. La merveille eſt que ſa fidélité, ſon zele, ſon application au bien de l’Etat & de l’Egliſe, ne ſe font jamais relaſchées, on ne les a jamais veuës abatuës ſous la pesanteur des affaires, ni détournées par la révolution des temps, ni ébranlées par les secouſſes de la fortune, encore moins affoiblies par le poids des années. Il n’a pas eſté de la vie de MONSEIGNEUR LE CHANCELIER comme de ces jours qui commencent par un temps clair & serein, & qui finiſſent par des brouillards épais, qui chargent & troublent l’air : ſon commencement & ſa fin ont eſté de meſme force, une meſme force a regné ſans interruption pendant tout le cours de ſa vie & cette vieilleſſe avancée, dont Dieu a beni ſes longs travaux, ſi nous en croyons Salomon, eſtoit moins la derniere partie de ſon âge, que la derniere perfection, & le couronnement de ſa gloire : Corona dignitatis ſenectus, quœ in viis juſtitiæ reperietur. Oüy, MESSIEURS, disons pour fermer la Couronne de noſtre illuſtre Chancelier par quelque riche & precieux fleuron, qu’il luy eſt arrivé comme au ſoleil, qui ne paroiſt jamais plus grand que quand il ſe couche : auſſi la vie des Juſtes eſt comparée dans le meſme livre à la route que tient cet aſtre, que l’Ecriture dit croiſtre juſqu’au jour parfait. Quelque charmante effusion de clartez & de vertus qu’il verſe en ſe retirant, dans laquelle il ſemble qu’il tempere & adoucit ſes rayons pour les rendre plus ſupportables à noſtre veuë & quelques traces lumineuſes de Religion, de Foy vive, d’ardente Charité, de ferme Eſperance, de cuiſant regret d’avoir offenſé Dieu, qu’il ait laiſſé & fait éclater, en diſparoiſſant à nos yeux, regardées avec admiration des plus ſublimes intelligences de l’Eglise, & des ſacrez Miniſtres des Autels, comme les diverſes & agreables couleurs, qui ſe formoient de la diſſolution d’une ſi belle vie, & les preſages infaillibles d’une reſurrection glorieuſe. N’attendez pas, MESSIEURS, dans le ſaiſiſſement où me met un tel ſouvenir, que je vous les repreſente autrement que par les ombres du ſilence. Ce ſilence criant, pour ainſi dire, & frappant l’eſprit par ſa nouveauté, fera ſans doute juger qu’il y a quelque choſe de bien grand caché ſous ce myſtere, & deviendra ainſi, par cet innocent artifice, plus eloquent, plus ſignificatif, & d’une plus grande expreſſion, que les louanges les plus étendues, & que les paroles entrecoupées d’un eſprit percé de douleur : Aliquando certi causa myſterii aliquid pratermittitur, dit le grand Cardinal, & tout enſemble grand ſolitaire, Pierre Damien, ut ipſo quaſi clamante ſilentio, magnum aliquid ſentiatur. Il en eſt auſſi de l’eloquence comme de la peinture, où le grand ſecret conſiſte à ſi bien finir un tableau, que les traits venant à ſe perdre dans les extremitez de la toile, laiſſent imaginer à l’eſprit une ſuite de lineamens que les yeux n’apperçoivent pas.

Vous trouverez, MESSIEURS, dans vos propres idées, ce que je n’ay oſé toucher que d’un trait, vous ſuppléerez par vos lumières aux imperfections de mon ébauche ; mais à quelque hauteur que vous les portiez, jamais elles n’atteindront à l’eminence de leur ſujet, jamais elles n’arriveront à la beauté de l’original. A moins que d’avoir eſté ſpectateurs & témoins de ces ſurprenantes merveilles, il eſt impoſſible de les bien comprendre. Sans donc m’abandonner aux regrets que je ſens, que cette repreſentation lugubre va exciter au fond de mon ame, permettez-moy, MESSIEURS, pour charmer ma douleur, de contempler MONSEIGNEUR LE CHANCELIER vivant & reſpirant dans vos pensées, pleines de vœux, d’admiration, de zele, & de reconnoiſſance pour ce grand homme. Je le voy vivant &, reproduit en ſon illuſtre Epouse vrayement animée de l’eſprit des SEGUIERS, dans les marques ſi obligeantes qu’elle vous a données tout recemment de ſa bienveillance & de ſon estime. Je le voy renaiſtre dans cette nombreuſe poſterité, qui a infiniment plus hérité de ſes vertus que de ſes richeſſes, qui a mérité d’entrer dans l’alliance de la Maiſon Royale, & des plus illuſtres du Royaume. Je l’admire glorieux & triomphant juſques dans le tombeau, d’avoir pour ſucceſſeur, dans une partie de ſes emplois, le ſucceſſeur des Bourbons & des Charlemagnes, des Ceſars & des Alexandres. Son nom fleurira dans tous les ſiecles, ſa mémoire fera à jamais en bénédiction à la France, & à l’Eglise Gallicane en particulier, à qui il a fourni de ſi excellens ſujets de ſa propre Famille, & dont il a confirmé & soûtenu hautement les libertez & les privilèges. Tant qu’il y aura des livres, ils porteront à jamais gravez sur leur front, les marques de ſon ſçavoir & de ſes bienfaits. Tant qu’il y aura des pinceaux, les monumens eternels erigez de nos jours ſous ſes auspices, publieront l’amour qu’il a eu pour les beaux arts ; & ce qui nous doit le plus conſoler, nous eſperons que ce grand Chancelier, l’œil , la main, la bouche du Monarque le plus éclairé, le plus liberal, & le plus eloquent qui fut jamais, est preſt d’eſtre couronné du diadème de juſtice dans le ſein de la gloire, à la faveur des ſaints myſteres, que va achever de celebrer ce grand Pontife, le fidèle mediateur des graces auprès du throne de Dieu, dont je n’interrompray pas plus long-temps l’épanchement ſalutaire. Ainſi ſoit-il.