Apposition d’une plaque commémorative sur la maison natale d’André Chaumeix, à Clermont-Ferrand

Le 7 juillet 1957

François ALBERT-BUISSON

APPOSITION D’UNE PLAQUE COMMÉMORATIVE
SUR LA MAISON NATALE
DE MONSIEUR ANDRÉ CHAUMEIX

à CLERMONT-FERRAND, le 7 juillet 1957

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M F. ALBERT-BUISSON
Délégué de l’Académie française

 

Mesdames,
Messieurs,

En me désignant pour représenter l’Académie Française à cette cérémonie, mes confrères ont répondu à un désir secret de mon cœur.

Je leur en suis reconnaissant et ma gratitude s’étend à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont qui a pris l’initiative de rendre hommage à la mémoire d’André Chaumeix.

En cet instant revit en moi tout ce dont je lui suis redevable. Et mon émotion est si douce que le souvenir d’André Chaumeix qui, plus que tout autre, sut parer ses sentiments du voile de la pudeur et de la discrétion, ne me défend pas de l’évoquer devant vous.

Pendant les vingt dernières années de sa vie, André Chaumeix m’honora de son amitié. Il m’avait accueilli à la Revue des Deux Mondes comme collaborateur et l’intérêt attentif qu’il me témoigna — lui qui jugeait souverainement de toutes choses — était pour moi la consécration la plus enviable. Étaient-ce ses titres, son influence, les applaudissements qui n’avaient cessé de l’accompagner qui entraînaient cette impression ?, Sans doute, mais c’était surtout reconnaître, après quelques minutes d’entretien, que personne au monde n’incarnait mieux que lui, simplement, sans recherche, avec le naturel le plus parfait, l’idée que nous nous faisons de l’homme supérieur.

Puis notre amitié se fit plus étroite, avec ce caractère d’affection fraternelle qui émanait de lui et se nuançait de toutes les délicatesses. Faut-il vous dire mon émoi lorsqu’un jour, à brûle-pourpoint, il me conseilla de poser ma candidature à l’Académie ? Je venais de le reconduire à son domicile, proche de ma demeure, après avoir cheminé à ses côtés, sous les ombrages de notre avenue Henri-Martin.

Il aimait ces beaux arbres ; le sentiment de la nature ne l’avait jamais quitté depuis son enfance, et il entretenait sous ces ramures le souvenir des châtaigneraies au milieu desquelles s’étaient déroulées ses vacances d’adolescent. Sans doute, l’amitié dont il m’honorait avait-elle, pour une bonne part, sa source dans le fait que nous étions, lui et moi, de la même terre, car il a toujours eu pour son pays natal des sentiments vifs. Bien sûr, les Creusois ne manquent jamais de soulever une chicane à ce sujet : son père était de Felletin et c’est au bord de la Rozeille qu’il vint souvent retrouver les impressions heureuses de sa jeunesse. Mais que de fois n’a-t-il pas évoqué devant moi le grand jardin où nous voici réunis, le paisible bonheur de cette maison natale ?

Il aimait Clermont. Pour lui, c’était la ville où son esprit était sollicité par les grandeurs de la France, c’était aussi la ville où l’élection de son père à la Présidence de la Chambre de Commerce lui avait montré que le travail, la probité, la droiture sont les seuls critères qui entraînent l’unanimité dans l’estime des hommes.

Ce sont là les vertus mêmes que nous retrouvons dans la vie d’André Chaumeix et dans son œuvre.

Sa vaste culture, la pureté de son style, son remarquable talent de conversation ont été loués sous la Coupole, par nos éminents confrères, Jérôme Carcopino, son successeur au fauteuil, et André François-Poncet.

De l’avis de tous ceux qui l’ont approché, André Chaumeix fut un des hommes les mieux doués de son temps, un des écrivains connaissant le mieux les ressources de notre langue ; nul n’a remué plus d’idées, nul peut-être n’a eu plus d’influence sur l’opinion de la première moitié de notre siècle. La singularité de son œuvre, c’est qu’elle ne se trouve que dans les journaux et les périodiques.

Lui qui ne vivait que pour écrire n’a jamais pris le temps de choisir parmi des centaines de milliers de lignes la matière de volumes destinés à la librairie. On a épilogué là-dessus. On a essayé de discerner dans le caractère d’André Chaumeix les traits qui pourraient expliquer ce que certains considèrent comme une négligence. Aucune des conjectures hasardées à ce sujet ne m’a convaincu.

Je lisais dernièrement parmi les informations venues d’Amérique, quelques lignes concernant un des plus grands hommes de guerre de notre temps, le général Marshall, qui fut aussi un grand homme d’État. Comme on lui demandait s’il n’allait pas réunir les ordres qu’il avait donnés, les rapports qu’il avait faits, les notes qu’il avait échangées, pour en composer des volumes qui constitueraient ses mémoires, le général répondit très brièvement : « J’ai fait ce que j’avais à faire, en temps voulu, aux postes où l’on m’avait mis. Les pièces que j’ai signées sont à leur place. Je n’ai pas à écrire de mémoires. »

Ce trait ne nous permet-il pas de comprendre l’attitude d’André Chaumeix ? Les innombrables pages qu’il a écrites sont à leur place, dans les colonnes des journaux ou les pages des revues que nos bibliothèques conservent reliées. Quiconque voudra écrire l’histoire de la France devra nécessairement s’y reporter. Un jour viendra où les historiens s’attacheront à faire le tableau de l’opinion en France. Alors, inéluctablement, un tome sera consacré à André Chaumeix, donnant de son œuvre une image vraie.

L’unique vocation d’André Chaumeix était d’être journaliste. Il a été le journaliste, avec tout le prestige qui peut s’attacher à ce titre et à cet art difficile, l’art de guider les sociétés humaines.

Dans une étude sur le journalisme à l’Académie Française il rappelait la fière réponse de Chateaubriand à la barre du jury, en 1833 : « Accusé, votre nom ? — François René, Vicomte de Chateaubriand. — Votre profession ? —Journaliste. » Voilà le titre dont s’honorait un pair de France, un ministre d’État, un ambassadeur, et qui aurait pu ajouter : « auteur de René, et poète ». Et Chaumeix était parfaitement digne du sentiment qu’évoquait cette anecdote. Dans sa personne et dans son œuvre, il a réuni tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme susceptible d’exercer ce noble métier, et réalisé l’idéal rendu possible par la liberté de la presse.

Si nous recherchons chez les écrivains du XVIIIe et plus encore du XIXe siècle, au moment où la grande presse prend son essor, quelles qualités ils souhaitaient trouver chez un éditeur de journaux, ces qualités, nous les trouvons toutes réunies chez André Chaumeix, et d’abord cette érudition préparée par une adolescence entièrement vouée à l’étude des littératures, de l’histoire, de la philosophie.

Dès le lycée, Chaumeix étonne ses maîtres et ses camarades par l’aisance avec laquelle il traite les questions qui lui sont proposées. Il est le meilleur élève de Bergson, mais il sait aussi tout ce qu’on peut savoir sur la latinité.

Sans doute n’échappait-il pas au soupçon qui menace ceux que l’on voit doués d’une incroyable facilité : prompt à comprendre, aurait-on pu penser, mais superficiel et frivole. Cette idée ne résistait pas à la première épreuve, car force est de constater que ce garçon aimable, élégant, chérissant le monde et la vie parisienne, était en même temps un esprit sans désinvolture, que cette intelligence souple et variée n’était satisfaite que d’une lumière totale.

Tel il était à Henri IV, tel il fut à 1’École Normale, puis à l’École de Rome. Un de ses camarades l’a dépeint ainsi : « L’air accessible et non familier, toute la mine d’un cordial garçon qui ne paraît point décidé à forcer le destin, mais qui en attend le plus naturellement du monde les faveurs. » En réalité, sous cette apparence qu’il ne composait pas le moins du monde, mais qui, on l’a bien souvent vérifié depuis, était aussi une des formes de la pudeur, se révélait bien vite un caractère laborieux, exact, précis et décidé, sinon à forcer le destin, du moins à accomplir pleinement les tâches qu’il estime lui être naturellement dévolues. Et ces études classiques, ces méditations sur les auteurs, sur les arts et sur l’histoire, il consacra toute sa vie à les parachever, non seulement à sa table de travail, dans le silence de son cabinet, non seulement dans les conversations où il se montrait étincelant, mais surtout dans l’exercice de son métier.

C’est un merveilleux métier, Mesdames et Messieurs, que celui de journaliste, si on l’élève au degré de dignité où Chaumeix s’était haussé. Le journaliste détient un pouvoir considérable. On attend de lui la plus grande part de ce qui fait l’aliment quotidien de nos pensées. Une idée nouvelle apparaît-elle dans notre monde perpétuellement en quête de ses voies, une vérité s’est-elle fait jour et vient-elle solliciter nos esprits, une œuvre originale a-t-elle été produite dans quelque domaine que ce soit, c’est au journaliste que nous demandons d’abord confirmation de leur importance, de leur « existence », si l’on peut dire. Quelle responsabilité est la sienne !

Le journalisme exige une intelligence capable d’aborder de plain-pied les sujets les plus variés : celle d’André Chaumeix l’était au plus haut point. Il avait une mémoire prodigieuse, mais dès son adolescence, il avait compris qu’elle ne devait lui servir que d’instrument du plus noble des labeurs.

Pendant trente-deux ans, il rédige chaque jour l’éditorial des Débats. Il est en même temps un actif collaborateur de la Revue Hebdomadaire, avant d’assurer la chronique politique destinée à la Revue des Deux Mondes, puis à la Revue de Paris. Cependant il devient directeur de ces deux périodiques, d’abord aux Champs-Elysées, puis rue de l’Université, sans cesser, bien entendu, d’être le leader de Saint-Germain l’Auxerrois. Et, à maintes reprises, il se charge de la critique littéraire dans ces publications, tandis qu’il donne des articles à la Gazette des Beaux-Arts et qu’il apporte sa collaboration au Figaro.

L’Académie l’avait élu, en 1931, au fauteuil de Clemenceau, et Louis Madelin, en l’accueillant sous la Coupole, lui disait : « C’est précisément parce que vous représentez à nos yeux la presse, dans sa plus noble et plus haute conception, que vous avez été appelé à siéger parmi nous. »

Ainsi, André Chaumeix, qui était un de ceux dont le pays écoutait avec soin les avertissements dans une des périodes les plus chargées de dangers de son histoire, était en même temps le conseiller le plus brillant et le plus profond des loisirs littéraires et artistiques.

Chez beaucoup d’autres cette dualité eût paru comporter des antinomies. Chez André Chaumeix, loin d’amoindrir son autorité, cette souplesse d’intelligence accroissait la fermeté de sa voix.

Séduction particulière ? Art de plaire ? Sans doute, et Chaumeix réussissait à Paris comme autrefois dans les salons de la noblesse romaine.

L’art d’exposer un sujet en termes élégants, d’éclaircir l’intrigue, de rendre intéressante l’analyse qu’on en fait, de bien saisir les mérites d’un style, cet art, André Chaumeix le possédait magistralement. Et ce qu’on aimait en lui, c’était cette identité d’intelligence qu’il mettait dans ses analyses littéraires comme dans ses analyses politiques.

Amour de la clarté, sûreté du goût, dédain des faux mystères et des procédés, générosité clairvoyante, voilà les vertus qui firent de lui un guide hors de pair de la littérature d’entre les deux guerres. Ce sont elles aussi qui lui ont permis de résoudre le problème le plus difficile qui se pose à un journaliste.

Les hommes diffèrent entre eux d’état, d’éducation, de conceptions morales, de religion, d’intérêts. Se faire le porte-parole d’un groupe, d’une catégorie, d’une école, cela demande certes une grande force de volonté et du talent. Mais nous savons tous que l’attention et l’approbation de ceux qui pensent comme nous, qui agissent dans le même sens que nous, nous laissent insatisfaits. Ce qui nous préoccupe, c’est de savoir si nous nous sommes fait écouter des autres, et surtout de nos adversaires.

Bien entendu, nous parlons tous au nom du pays, dont nous pensons avoir discerné le véritable intérêt. Mais ce qui motive notre inquiétude, c’est de savoir si l’on nous croit et si nous forçons l’estime. André Chaumeix a joui du rare privilège d’être cru — même de ceux qui menaient une politique différente de celle qu’il préconisait. Lorsque avant 1914, il mettait l’opinion en garde contre le risque de division que faisaient courir les lois sur la Séparation, même ceux qu’animait une conception très stricte de la laïcité méditaient ses avertissements. Lorsqu’il soutenait la politique africaine de la France, ou la loi de trois ans, ceux qui hésitaient ou s’y opposaient considéraient néanmoins ses articles comme l’expression sincère de l’amour du pays. Après 1918, il dénonçait la politique de concessions à l’égard de l’Allemagne, et ceux-là même qui dirigeaient cette politique reconnaissaient, dans ses avis, un aspect de la vérité et ils en tenaient compte. Il en fut ainsi jusqu’à la fin de sa longue carrière.

C’est que, malgré la vivacité de sa polémique, tous admettaient que la passion de cet homme rare ne lui faisait jamais perdre le sens de la vérité, et que cette passion était le patriotisme dans toute sa pureté. Patriotisme ardent et sage à la fois. Quand il préconisait l’audace et la fermeté, on savait qu’il avait mesuré les bornes exactes de l’imprudence.

Sa liberté d’esprit était entière. Les hommes d’État qu’il combattait d’ordinaire adoptaient-ils une attitude qu’il estimait conforme à la justice et au bon sens ? Il le leur disait sans détours. Et personne ne doutait de ses desseins. Ceux-ci étaient clairs, comme son style : maintenir l’autorité de l’État, la sécurité de la Patrie, faire disparaître les causes de rancunes, de déchirements, combattre tout ce qui est faiblesse, abandon, renoncement par veulerie, défendre en toutes circonstances ce qui est correct, légitime, juste, n’avoir d’autre habileté que la bonne foi et la sincérité, détester l’aveuglement volontaire, ne rien dire enfin qu’avec sérénité et bonne grâce.

De telles convictions lui conféraient la vertu qui place le journaliste au premier rang de la vie politique : l’impartialité.

André Chaumeix terminait son discours de réception à l’Académie Française en racontant l’histoire du bouquet de fleurs que Clemenceau, auquel il succédait sous la coupole, avait reçu d’un soldat dans les tranchées de Champagne, et qu’il avait conservé pour qu’on le mît dans son cercueil.

Ce récit admirable de simplicité et d’émotion contenue nous donne la mesure de l’écrivain qui ajoutait : « Dans ces petites fleurs de France, depuis longtemps séchées, se trouvaient rassemblés les symboles immortels de tout ce qu’avait aimé le vieillard puissant qui mourait, de tout ce qui domine et élève la condition humaine : la terre natale, l’héroïsme et la poésie. »

Ce sont ces mêmes symboles qui font cortège à la mémoire d’André Chaumeix : il n’a vécu que pour les aimer et pour nous enseigner cet amour. Puisse notre fidélité à son souvenir rester digne de la grande leçon qu’il nous a donnée.