Rapport sur les concours littéraires de l'année 1956

Le 20 décembre 1956

Georges LECOMTE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 20 décembre 1956

Rapport sur les prix littéraires

DE

M. GEORGES LECOMTE
Secrétaire perpétuel

 

Malgré les inquiétudes et difficultés de ces temps, la création littéraire est aussi abondante qu’aux époques moins tourmentées ; S’ajoutant aux découvertes scientifiques, aux progrès de certaines industries, elle contribue à prouver la constante vitalité de notre pays.

Mais plusieurs membres de notre Compagnie, venant de faire des conférences, des séjours à l’étranger, des pérégrinations à travers le monde, nous disent leur surprise et leur regret de n’y avoir pas trouvé dans les bibliothèques publiques, comme aux étalages des libraires en de nombreuses villes, autant de livres français qu’ils espéraient y voir. Ils croient que cette carence résulte des prix trop élevés du livre français lorsque, après de longs et coûteux transports, ils arrivent à l’étranger où ils doivent encore payer des droits de douane fort lourds.

Déjà l’année dernière le Comité permanent du Livre français à l’étranger et notre confrère M. Georges Duhamel, son Président, avaient obtenu de notre Gouvernement une réduction de 50 % sur les tarifs postaux pour les envois hors de nos frontières des volumes imprimés en France. Résultat fort important et que nous avons salué avec plaisir, mais qui ne suffit pas pour diminuer sensiblement le prix des livres français exportés. D’ailleurs M. Georges Duhamel et son Comité permanent continuent avec persévérance leur action.

Tout en suivant ces démarches avec cordialité et bon espoir, nous nous sommes rappelé que l’UNESCO, c’est-à-dire — pour le mystère des groupes d’initiales — l’Office des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture, a, parmi ses obi d’encourager dans toutes les branches de l’activité in l’échange international des publications et de faire profiter d’autres peuples de ce que chacun d’eux produit.

Et par un vote unanime nous lui avons demandé d’associer à ses négociations nos propres moyens si conformes à son but et à sa charte. Son Directeur général, M. Luther H. Evans, nous a aussitôt répondu que ce vœu de l’Académie française ne manquera pas d’inspirer les travaux que le secrétariat de l’UNESCO désire mener à bien pour faciliter la propagation du livre français dans le monde.

Nous souhaitons aussi que l’Alliance française, dont nous avons toujours suivi les efforts avec la plus grande sympathie, s’unisse à nos démarches ; d’ailleurs, elle l’a toujours fait spontanément pour tout ce qui est relatif à la diffusion de notre langue, au prestige intellectuel de la France. Fondée en 1883 par un de nos grands ambassadeurs, M. Paul Cambon, et plusieurs autres diplomates, soucieux comme lui-même d’élargir le rayonnement du français et de notre pensée, voilà soixante-treize ans qu’elle poursuit son œuvre avec clairvoyance et méthode.

Le nombre sans cesse croissant de ses Comités et de ses adhérents atteste le résultat de ses efforts : en France, 23.000 membres et 35 Comités, lesquels à cause de leur parfaite communion d’idées et de sentiments, je préfère qualifier du nom de « Foyers », dans les pays de l’Union française : 30.000 membres et 60 foyers ; à l’étranger 300.000 membres répartis en 600 Comités.

L’Alliance française multiplie ses conférences sur des sujets bien choisis, faites par orateurs qualifiés pour les traiter avec compétence et agrément. En son École pratique de Paris, qui est comme une modeste Université, elle donne, chaque année, un bon enseignement à 2.000 étudiants. Et ce n’est qu’une partie de ses créations éducatives, car elle fait profiter de ses cours environ 65.000 élèves en des écoles et collèges qu’elle a fondés dans les deux hémisphères et qui relèvent de ses Comités régionaux.

Sur la liste des Présidents qui participèrent à cette croissance ininterrompue, on relève les noms de : Ferdinand de Lesseps, Paul Deschanel, Raymond Poincaré, qui reçut l’hommage de deux élections, l’une en 1924, la seconde en 1931, de Joseph Bédier, de M. Georges Duhamel qui, avec son habituel dévouement aux causes qu’il soutient, accomplit pendant douze années son devoir à la tête de cette Alliance. En 1949 elle lui donna comme successeur notre confrère M. Émile Henriot qui, lui aussi très désireux de maintenir et même de répandre toujours davantage l’usage de notre langue, trouve le temps, malgré ses très absorbantes collaborations littéraires, de diriger activement l’Alliance française, de la servir par d’opportunes initiatives et par ses visites encourageantes aux Comités lointains. C’est avec confiance que, dans l’intérêt de notre pays, nous souhaitons à M. Émile Henriot une présidence aussi heureuse et longue que celle de son prédécesseur.

 

Notre Grand Prix de Littérature est fondé à l’intention d’une œuvre importante pouvant servir le renom français.

C’est bien à quoi répond, venant après d’autres travaux, l’Histoire de la Littérature française, du Symbolisme à nos jours, de notre lauréat, M. Henri Clouard.

Né à Constantine, il fit ses études secondaires en Normandie où une fonction administrative appelait son père, un Breton érudit. Transplanté de Bayeux à Clermont-Ferrand, il y obtint une licence ès lettres et le Diplôme d’Études supérieures avec un Mémoire sur Maurice de Guérin, alors mal connu de l’Université.

Le licencié gagne Paris pour y préparer l’agrégation, mais la vocation d’écrire le saisit et l’agrège aux enthousiastes équipes des petites revues. Après une étude sur la Cocarde, de Maurice Barrès, il devient critique littéraire du périodique : Les Idées et les Livres.

De ses lectures, de ses réflexions, il tire une doctrine et, sous le titre : Les Disciplines, il définissait une sorte de néo-classicisme pouvant s’ouvrir à de diverses nouveautés modernes.

Après la guerre de 14 qu’il ne fait pas, malgré son désir obstiné, dans l’armée combattante, l’idée lui vient de grouper les catégories de la classe cultivée, groupe qui vivra un certain temps sous le nom de Compagnons de l’Intelligence et entrera dans la Confédération des Travailleurs intellectuels.

Henri Clouard devient professeur au Collège de Compiègne et à Lavoisier de Paris. Il s’adonne en même temps à l’érudition, avec une édition complète d’André Chénier et une autre en dix volumes de Gérard de Nerval dont il donnera ensuite une biographie où il tient l’exquis rêveur, martyr d’une lutte contre les troubles de la raison, danger couvant en lui de naissance.

Des traductions de Lucrèce, Apulée, Juvénal, Perse l’occupent plusieurs années, avec quelques voyages.

Mais ses grands et fructueux voyages sont à travers les livres d’où prendra corps, en 1940, un vaste projet qui était une manière de défi patriotique, puisqu’il entreprend de construire un monument à la gloire de la pensée française, d’opposer à la défaite les forces vives du pays, ses ressources en talents, l’accumulation d’œuvres en tous genres qui, même de second ordre, prouvent la richesse de la sève nationale.

Ainsi naquit et fut menée à bien cette Histoire de la Littérature française du Symbolisme à nos jours, plus précisément de la mort de Victor Hugo à la dernière guerre.

Deux volumes de 600 à 700 pages témoignent de soins minutieux, d’un triage, d’un choix, d’un classement, d’un souci d’objectivité qui de bout en bout seront observés fidèlement. On sent que l’auteur a tout lu et relu, tout examiné par lui-même. « J’ai mis, dit M. Henri Clouard, dans un excellent avant-propos, une sérieuse volonté à me méfier des succès, à distinguer entre le mérite et la mode. » Volonté bien louable et bien rare, qui restera immuable dans le désir essentiel d’être sympathie et compréhension.

Cette Histoire atteste une présence de culture, une délicatesse dans les jugements, aussi une délectation intellectuelle à plonger dans les variétés du génie français.

Quant au style, on en a vanté les vertus, et c’est juste car dans cette multitude d’ouvrages, parfois assez proches d’inspiration, M. Henri Clouard trouve les nuances verbales appropriées, sans jamais torturer la phrase pour échapper à une redite.

Est-ce pour se divertir après une longue, sévère et difficile exploration qu’il a pénétré dans le labyrinthe babylonien, mais plaisant, des romans et autres produits de l’imagination d’Alexandre Dumas père ? Mais ici je ferai une légère querelle à M. Henri Clouard. Il débute ainsi : « Alexandre Dumas, lequel ? Il n’y en a qu’un, lui seul vit. » C’est bien vite jeter à l’oubli le fils, le maître bâtisseur de fortes pièces, solidement charpentées, ce moraliste féru d’ordre social et pourtant si humain, dont le théâtre marque une époque, fait date. Ce portrait de Dumas père accuse les traits de cette force de la nature, de ce créateur infatigable dont la plume fonctionnait comme un organe, ce qui faisait dire à Dumas fils : « Mon père a du génie comme un éléphant a une trompe. » Il disait aussi, lui tout de raison, au spectacle de la vie désordonnée du romantique sans mesure : « Mon père est un enfant que j’ai eu quand j’étais tout petit. »

M. Henri Clouard dédie 430 pages chaleureuses, appuyées sur maints textes, au merveilleux conteur qui tritura l’histoire avec l’arbitraire le plus ingénieux et captivant, dont le sens historique, au surplus, ne manquait pas de grandeur.

Ce n’est pas non plus sans grandeur que se présente dans sa masse et dans sa qualité notre littérature contemporaine. « Elle n’est pas que brillante abondance, conclut M. Clouard. Elle a produit des chefs-d’œuvre grands et petits. Elle est l’honneur, elle est le soutien de la Nation. Elle est une part du capital universel. »

 

En attribuant son grand Prix du roman au Naïf locataire, de M. Paul Guth, l’Académie française a fait, une fois de plus, la preuve de son éclectisme.

On a tendance à la considérer comme une douairière à la gravité sourcilleuse, au sourire pincé, alors qu’elle sait se détendre dans un sourire amusé. Car elle se rappelle que la France a une tradition dans l’étude des caractères et des comportements comiques, dans la raillerie fine, dans la salutaire gaîté, voire dans la drôlerie.

Le Naïf locataire se rattache à cette veine française et parisienne, à cette verve satirique qui affleure la caricature sans tomber dans le grotesque, qui est le fait d’un œil prompt à saisir les ridicules individuels en même temps que les traits généraux, prêtant au rire, d’un groupe humain.

M. Paul Guth est arrivé à cet enjouement et à son brio de conteur en ayant passé par le fort enseignement humaniste de l’École Normale Supérieure, par le contact le plus sérieux avec les lettres classiques. On le sent parfaitement imbu de ce que laisse dans un studieux esprit un commerce familier avec les auteurs de l’antiquité et ceux de nos grands siècles littéraires. C’est un plaisir pour le lecteur de rencontrer des mots, des tours, des comparaisons qui révèlent la présence, sous le ton voulu léger, d’une culture à fortes racines. Mais n’oublions pas que, rue d’Ulm, on sait badiner et que de plaisantes farces sont célèbres sous le nom de « canulars ».

Ce Naïf locataire a gardé cette naïveté savoureuse de l’homme qui n’a guère vu la vie qu’à travers les livres. De sa ville méridionale, il arrive à Paris comme professeur, trouve à se loger dans le rez-de-chaussée, que prolonge un jardin, d’un immeuble de cinq étages. Il lui faut d’abord subir les concierges au physique déplaisant, au caractère hargneux, les suggestions absurdes d’une servante massive, assez repoussante. Bientôt il est au centre des réclamations de ses co-locataires. Ils restent près de la réalité, tout en formant un exceptionnel côte à côte de gens tumultueux, aux obsessions et aux irritations maladives. Les grincements ou les arrêts de l’ascenseur, une histoire de rat chez une tragédienne au contralto de gros bourdon, un balcon dégradé, menace de chute pour des fripons d’enfants, autant de raisons pour que le naïf universitaire, promu au rang de Président d’un Comité de défense contre le gérant, connaisse un enfer de cris, de lamentations, qui tombent sur lui des cinq étages. Finalement honni, réprouvé, maudit de tous, même d’une gentille amie, le Locataire, dans une suprême naïveté, alloue, en se sauvant vers un hôtel, une importante gratification imméritée aux odieux concierges et à la servante répugnante.

Pourra-t-il, dans son refuge, corriger en paix ses copies ? Nous attendons la suite de ses tribulations.

Faut-il chercher à ce roman une moralité autre que cette maxime finale à la Diogène : « L’homme libre est l’homme sans meubles » ?

Reconnaissons simplement que M. Paul Guth a eu le louable et aimable dessein de nous entraîner quelques instants hors des soucis et angoisses de notre époque.

Il y a réussi. Nous l’en remercions.

 

Le Prix Le Métais-Larivière, dit Grand Prix d’Académie, est décerné à Mme Saint-René Taillandier. On sait qu’elle est la nièce de Taine, la sœur de notre vénéré confrère André Chevrillon, qu’elle était la femme d’un éminent Ambassadeur, qu’elle appartient à la diplomatie et aux Lettres non seulement par sa famille, mais par son talent d’historienne et d’écrivain.

Écrivain, elle l’est devenue sans le vouloir, sans y penser. Ses tâches de mère de famille l’absorbaient et non moins ses devoirs d’Ambassadrice auxquels elle se vouait avec le souci de servir le prestige de la France.

Elle avait donné çà et là, sans y attacher d’importance, sans les signer, des articles au Figaro, à la Revue des Deux Mondes. Quand son mari prit sa retraite, un grand ami de la maison, M. d’Haussonville, lui dit un jour : « À présent, il faut être sérieuse et travailler. Je n’écrirai jamais un livre sur Mme de Maintenon que l’on m’a demandé. C’est vous qui le ferez. » Elle se récria. Mais le tentateur revint à la charge, lui envoya toute une bibliothèque sur la Dame de Saint-Cyr. Elle goûta au fruit de la science, lut et relut, et lut encore, et un premier chapitre s’élabora. Mais la guerre de 14 survint avec ses quatre ans d’inquiétudes et de deuils. Mme Saint-René Taillandier se déploya dans l’organisation de Postes de Secours en pays envahis, et ailleurs.

Après 1918, elle fut Présidente de l’Union des Femmes de France et cette animatrice rendit à la Croix-Rouge d’incessants services.

Pourtant s’était sculptée la statue de Mme de Maintenon, puis auprès de celle-ci se dressait une autre statue, celle de la Princesse des Ursins. Si j’évoque ici le secours de la statuaire, c’est qu’autour de ces figures joue, de face, de profil, une lumière qui accuse les reliefs et les finesses de modelé qui donnent le sentiment de la vérité, de la vie. Ces deux grands ouvrages si connus, appréciés par les spécialistes du XVIIe siècle, joignent à la sûreté de la méthode des vues personnelles.

D’autres travaux suivirent : Le Grand Roi et sa Cour, La Jeunesse du Grand Roi, Henri IV avant la Messe, Le Cœur du roi (du Vert-Galant), un Racine, des portraits du XIXe siècle : Camille Barrère, les Cambon, Jusserand, Paléologue, Philippe Berthelot, des souvenirs d’enfance et de jeunesse, d’autres sur l’oncle Taine...

On sent que, dans le passé historique, dans tout ce qui est Histoire, Mme Saint-René Taillandier se plaît, est à l’aise. Elle voit les personnages, elle les entend, elle est la confidente experte à tirer des âmes leurs secrets intimes et, pour nous les livrer, elle a des bonheurs d’expression, un style naturel, vif, qui jaillit, cache sa science, et qui a, si j’ose dire, de belles manières.

 

Notre deuxième Grand Prix d’Académie couronne la thèse de doctorat de M. l’abbé Géraud Venzac, sur Les origines religieuses de Victor Hugo. Une documentation prodigieuse révélant la patience, le zèle et le respect des textes d’un érudit rompu aux règles de l’exégèse scientifique, apporte une mine de renseignements précieux et nouveaux. Le style de ces 650 pages est vivant, personnel. Une langue souple, des dons de narrateur et d’analyste intuitif, retiennent l’attention. L’« honnête homme », comme on disait jadis, ne saurait être qu’intéressé par ces récits. On ne pouvait avec plus d’intelligence et une objectivité plus stricte — qui n’exclut pas l’émotion —consacrer une étude plus approfondie aux hérédités religieuses de Victor Hugo.

La thèse complémentaire, qui est aussi un gros in-quarto, cherche quelles influences purent exercer, sur le futur illustre poète, les maîtres de la pension Cordier, du Lycée Louis-le-Grand, le précepteur des Feuillantines. M. l’abbé Géraud Venzac dut passer, comme il dit, « de longues années en compagnie du jeune Victor Marie Hugo ».

Ces deux livres considérables sont d’une haute valeur critique, historique, littéraire.

 

En juin, le troisième élu du Grand Prix d’Académie était le Père Joppin. À notre grand regret, il n’entendra pas le témoignage d’estime mérité par son émouvante biographie du Révérend Père Sarloutte, car il vient de mourir de façon imprévue.

Le Père Sarloutte dirigea de longues années au Liban — avec quelle ferveur et capacité ! — le fameux collège d’Antoura qui, sur les marches du Proche-Orient, constitue, depuis trois siècles, une des forteresses, que rien ne put submerger, de notre culture. Là, ont passé Volney, Lamartine, Barrès, les frères Tharaud, Henry Bordeaux, Pierre Benoît, de grands soldats comme Gouraud, de Gaulle, Catroux ; et, moi-même, j’ai été l’hôte de cet établissement où, avec tant d’éclat, souffle l’âme française à l’ombre poétique des cèdres légendaires.

Nul mieux que le général Weygand, ami du Père Sarloutte pendant les deux années de son inoubliable proconsulat en Syrie, ne pouvait, dans une préface, évoquer avec l’autorité qui convient la valeur de l’étude où le Père Joppin a célébré son maître et prédécesseur, cette grande figure française de l’Orient, ce « Missionnaire de Dieu et de la France ».

À l’heure où, à l’étranger, notre patrie est l’objet des critiques que l’on sait, n’est-ce pas un devoir de faire connaître d’irrécusables attestations de sa vitalité et les réalisations de ses plus nobles serviteurs ?

 

En choisissant M. François Piétri pour le Grand Prix Gobert, nous avons obéi au vœu de son fondateur qui entendait honorer chez un historien à la fois l’éloquence et la recherche.

M. François Piétri s’est adonné à l’étude du XVIIIe siècle et du XIXe à son début.

Dans La Réforme de l’État au XVIIIe siècle, écrite en 1935 — il était alors investi d’une fonction ministérielle — il soutint cette thèse : que le réformisme révolutionnaire était en germe dans les projets de l’ancienne monarchie. Avec son Lucien Bonaparte, il nous montre, auprès de Napoléon, un frère rebelle à la formule de l’Empire, qui reste fidèle à la pensée de la Révolution. « L’Homme qui n’a pas voulu être roi », ingénieux sous-titre, représente l’opposition que nous dirions aujourd’hui « libérale » et qui ne fut pas toujours sans agir sur le glorieux aîné. Et Lucien Bonaparte à Madrid, c’est l’histoire de son ambassade en Espagne, qui nous fait pénétrer dans la cour de Charles IV en 1801. Là encore il a contrecarré l’esprit de conquête de Napoléon qui regrettera trop tard de n’avoir point écouté celui qui appuyait avec intelligence le principe du Pacte de Famille, de l’alliance franco-espagnole.

Dans Napoléon et le Parlement, de date récente, M. Piétri s’élève contre l’idée accréditée de l’Empereur souverain absolu, n’ayant que dédain pour le régime parlementaire.

Ces livres, qui sont le fruit de longs recours aux sources et où joue la réflexion sagace, sont aussi attachants par leur qualité d’exposition et de dialectique vigoureuse.

M. François Piétri, qui a fait paraître de nombreux articles dans la Revue des Deux Mondes notamment, a été élu membre étranger de l’Académie royale d’histoire d’Espagne, à la suite d’un écrit, très apprécié en langue espagnole : Mitoyenneté historique.

 

Le Second Prix Gobert est octroyé à La Restauration, de M. Bertier de Sauvigny. C’est un ouvrage complet, solide et le plus neuf que l’on puisse consulter sur cette période du XIXe siècle.

On y louera la modération, l’indépendance du jugement. Prêtre, et d’une famille dont la tradition politique aurait pu l’incliner à quelque « préjugé favorable » pour les hommes et les choses du retour à la monarchie, M. Bertier de Sauvigny a fort exactement relevé les erreurs du gouvernement des frères de Louis XVI. Il met au nombre des causes de la Révolution de 1830 « les rancunes et les craintes des survivants de l’ancienne aristocratie, l’imprudence et l’aveuglement d’une partie du clergé ». Notons qu’il se montre fort opposé à toute conception et à tout système qui ferait de l’Histoire une suite de faits gouvernés par la fatalité. Il prend soin de nous représenter que si la Restauration a échoué, elle pouvait éviter cet échec qui s’explique par des fautes individuelles ou collectives, dont le Destin n’est pair responsable.

Nous ne quittons pas la Restauration avec le Royer-Collard de M. Roger Langeron, bien digne d’une de nos récompenses.

M. Roger Langeron, qui a occupé une des hautes fonctions préfectorales, s’est, comme historien, spécialisé dans cette époque dont il connaît bien les aspects et les acteurs. Cette monographie, qui suit de près les événements, vaut aussi par une singulière pénétration psychologique. Elle nous met en contact avec une des gloires de la tribune parlementaire après le retour des Bourbons. Conseiller de Louis XVIII, Royer-Collard ne brigua jamais le ministère. Il préférait garder son ascendant sur l’Assemblée, peut-être aussi sur l’opinion, par une conscience indépendante, par ses argumentations appuyées sur une logique implacable. Adversaire de tous les excès, il représentait la tendance « juste milieu », voulait la liberté dans l’ordre, ce qui serait acquis, croyait-il, par le pouvoir de la royauté légitime, tempéré par une Charte, par des réformes.

De famille et de formation jansénistes, il avait une certaine raideur et austérité de caractère. Le fameux enroulement de sa haute cravate ajoutait du péremptoire à son port de tête et, à son maintien, une gravité un peu solennelle sur laquelle parfois se greffaient d’assez dures ironies. Les sentences épigrammatiques de Royer-Collard ne sont pas oubliées.

On a pu dire, et M. Roger Langeron le démontre, qu’il fut le grand homme d’État de la Restauration.

 

En reculant un peu dans le temps, nous rencontrons le Maréchal de Castries dont son descendant, le duc qui porte le même beau nom, nous fait suivre la valeureuse et si curieuse carrière. Ce vainqueur de la bataille de Clostercamp, ce chef de guerre, arrière-petit-fils du grand Colbert, montra des talents militaires en maintes occasions.

Puis il devint parfait administrateur comme Ministre de la Marine, pendant les années où se situe le rôle de la France dans l’expédition pour l’Indépendance de l’Amérique. Rénovateur de la Marine, il constitua toute une flotte, voulut aménager Cherbourg en grand port, cela dans un vaste dessein qui ne put se réaliser. Le Maréchal de Castries a laissé un Code Maritime qui garde le nom de Code de Castries, œuvre législative immense.

Dans l’émigration, il ne cessa de donner des conseils de sagesse comme il avait, auparavant, prodigué des avertissements, compris les dangers qui allaient provoquer la convocation des États Généraux, car il avait été jusqu’à dire à Louis XVI : « Le mouvement public peut devenir votre maître. »

 

Le Prix Thérouanne est dévolu à Mme Claude Aragonnès pour son Abraham Lincoln, un ouvrage remarquable par la compréhension des événements et de l’homme et par l’agrément de la forme.

Cet illustre Président des États-Unis était né en 1809 d’un père très humble bûcheron. Leur cabane est conservée, toute vétuste, entre des murailles de marbre. C’est une relique dans un temple.

Le jeune Abraham s’est instruit seul à travers tous les obstacles d’une vie rude. Il avait dix-neuf ans lorsqu’un voyage à la Nouvelle-Orléans déclencha en lui un besoin d’élévation intellectuelle et surtout une révolte de son âme éprise de justice à la vue des noirs achetés comme du bétail et emmenés enchaînés par l’acheteur.

Il gagna la ville de Springfield et il étudia le droit. Devenu avocat réputé, il fut présenté comme candidat pour un Comté. Député à l’Assemblée Nationale, il s’y fit remarquer par ses interventions. Grâce à ses dons de parole, il exerçait un empire sur les auditoires ‘Dires les plus divers. C’est à la suite d’un discours retentissant qu’il fut élu Président des Etats-Unis.

Il servait la cause antiesclavagiste avec tact et mesure, en même temps que celle de l’Union américaine menacée par une tentation séparatiste des États du Sud attachés au maintien de l’esclavage. La guerre devint inévitable, cette guerre de Sécession que Lincoln, lui, l’ennemi de la violence, dut faire, qu’il fit avec sagesse, sans haine, mais qu’il gagna au bout de quatre ans et qui finalement assura l’Union indissoluble du Nord et du Sud.

Grand meneur d’hommes, cet enfant du petit peuple, riche d’intelligence, qui s’était fait lui-même, n’a jamais eu d’ambition d’argent ou d’honneurs. Il était simple. Il était bon, clément, généreux. Comme l’a dit un des principaux historiens des États-Unis, M. André Siegfried : « Si Lincoln fut le plus grand chef d’État, c’est qu’il en fut le plus humain. »

En même temps, de l’autre côté de l’Océan, vivait le général Trochu, dont M. Jean Brunet-Moret a eu, en sa possession, une correspondance intime qui lui permet de donner une vivante image du compagnon de Bugeaud, du combattant de Crimée, d’Italie et surtout du Gouverneur de Paris, de son rôle, de son effort en 70-71. Son action, d’après ces nouveaux documents, aurait été plus efficace si on l’avait mieux compris, suivi, soutenu. Écoutons ce que dit le général Weygand dans une judicieuse préface : « Le trait saillant de sa personnalité par lequel il mérite d’être bien mis à sa place — même par ceux qui jugeraient sans indulgence ses conceptions militaires —était son caractère de fermeté et d’une noblesse digne d’admiration. En effet, son désintéressement alla jusqu’à refuser le traitement attaché à sa fonction de Président du Gouvernement de la Défense Nationale, et, plus tard, la dignité de Maréchal de France. » D’après ce livre bien informé, l’Histoire n’aurait pas été équitable envers le Général Trochu.

 

Quel est le cœur français qui, au nom de Joffre, ne battrait pas de reconnaissance !

La vie de ce grand chef par M. Pierre Varillon ne pouvait donc qu’attirer nos suffrages.

C’est qu’en corroborant tout ce qu’on savait sur ce glorieux soldat viennent s’ajouter maintes révélations qui rendent compte des attaques, des obstacles inconnus ou mal connus auxquels, en des heures tragiques pour le pays, il lui fallut faire front sans que ces manœuvres, qui l’éloignèrent de façon inattendue de son haut commandement, il les dévoilât, ne voulant pas attenter au moral de l’armée et aux intérêts de la nation.

Cette biographie embrasse une période d’histoire puisqu’elle prend Joffre à ses campagnes d’Afrique pour suivre son ascension dans ses grades jusqu’au moment où, Chef d’État-major général, il accomplit, de 1911 à 1914, des besognes complexes et les plus utiles réformes.

Cerveau puissant, il était l’audace réfléchie, avec le goût du travail, des responsabilités et un sang-froid imperturbable, comme il le montra les deux années où il dirigea la guerre. Cet homme qui parlait à voix basse, employait le moins de mots possible, sut, dans une scène pathétique, à la veille de son offensive sur la Marne, devenir si éloquent dans un appel passionné au Maréchal anglais, John French, que celui-ci, gagné par l’émotion, les yeux pleins de larmes, ne put que balbutier son adhésion jusqu’alors hésitante, au plan du généralissime français. Remplacé à son poste de vainqueur, Joffre fut chargé de missions à l’étranger. Ses voyages furent des triomphes.

Que de pièces authentiques furent dépouillées pour donner la plus vive clarté à ce livre de M. Pierre Vanillon qui, sans le chercher, rien que par le récit des faits, est un récit épique en même temps qu’un acte de justice.

 

Quitte-t-on les chefs militaires en leur adjoignant le Chef d’État qui a dit : « Je fais la guerre » et dont l’autorité sans défaillance imprima en 17-18 cet élan au pays et aux soldats qui finalement le fit appeler « Le Père la Victoire » ?

Par une série de tableaux comme cinématographiques, M. Gaston Hadancourt jette une intense lumière sur les grandes heures de la vie de Clemenceau.

Nous retrouvons le lutteur au caractère inflexible, à l’éloquence âpre et serrée, mais si chaude dans son amour de la patrie, comme dans cet hymne à notre langue qui ne saurait être écouté avec plus de ferveur qu’ici :

« Langue de simplicité, de clarté, de vérité... de liberté... de piété, d’équité sereine et de bonté profonde, d’où jaillit la source vive de l’humaine solidarité. Langue d’amitié, langue d’amour dont la surnaturelle harmonie peut, sans le rythme du vers, ravir l’âme au sommet de l’émotion sublime... Langue des aïeux, langue de la terre, langue qui est la patrie elle-même... la France elle-même, c’est le génie de notre race, c’est la gloire du passé, c’est l’invincible espérance, l’ancre solide de l’avenir. »

Tout au long de ce film, courent des anecdotes et des réparties, des mots terribles ou drôles. Tout à coup, c’est un sourire, un geste, parfois même une larme qui peignent l’homme sans peur non dépourvu du sens de l’humain.

Envers ceux auxquels ils doivent tant, les peuples ont des périodes d’ingratitude. Il est bon de leur rappeler leurs dettes. M. Hadancourt le fait avec autant de précision que d’alerte sobriété.

 

À M. et Mme de Saint-Pierre qui ont obtenu le Prix Saintour, nous devons les Mémoires du Maréchal Soult, qu’ils ont accompagnés d’une préface et de précieux commentaires sur la malencontreuse guerre d’Espagne. Ces Mémoires, qui laissent une impression de bonne foi, nous offrent le détail de toutes les opérations faites au cours des cinq années de cette lutte difficile, durant lesquelles Soult eut trois armées sous ses ordres, se montra stratège habile avec une constante sollicitude pour la santé et le ravitaillement de ses soldats ; et peut-être aurait-il combattu moins longtemps si trop de fois il n’avait été contrarié dans ses plans par le roi Joseph, ce frère vaniteux et susceptible de Napoléon, qui finit par rappeler ce roi incapable.

Les préfaciers protestent contre une calomnie ridicule qui accusait le duc de Dalmatie d’aspirer au trône du Portugal. On l’a chansonné en l’affublant du nom de Nicolas Ier. Or il était baptisé « Jean », ce qui prouve le mal fondé des cancans qui auraient dû être rejetés dans des écrits sérieux.

 

Je me réjouis de constater combien se multiplient les livres d’histoire, ce qui prouve l’intérêt croissant du public pour les résurrections des faits ou des hommes d’hier ou de jadis, comme pour les lectures sérieuses. Mon regret est de ne pouvoir signaler longuement toutes les histoires du passé que nous avons distinguées. Je ne saurais pourtant négliger la Vie privée de Madame Roland où, avec toute la conscience, toutes les précautions de l’estime et de la sympathie, M. Georges Huisman ne cesse de nous tenir en haleine en racontant cette vie de la disciple de Rousseau et de Plutarque, de la stoïcienne si humaine dans son amour pour Buzot, dont les lettres d’amante platonique sont, dit M. Huisman, « les plus passionnées qu’écrivit jamais femme à son amant ».

 

Je ne veux pas non plus passer sous silence Alexandre Ier le tsar mystique. Il a cette chance de nous être entièrement révélé par M. Constantin Grunwald, qui sait le russe, l’anglais, l’allemand et a pu dépouiller des publications encore inexplorées. La lutte contre Napoléon occupe la plus grande partie du livre, mais toute la dernière pose avec prudence l’énigme de la mort, peut-être simulée, de la disparition prétendue de cet empereur qui se disait « républicain ».

 

Mickiewicz et l’Histoire pathétique de la Pologne, par M. Edouard Krakowski, est un raccourci des épreuves du pays cruellement partagé entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, et le rôle de Mickievicz, du grand patriote et prophète de la nation martyre et de la liberté est inséré, avec ce que l’équité exigeait, dans la trame des événements.

 

Diane de Poitiers, de M. Adrien Thierry, apporte la preuve qu’elle ne fut pas, comme le crurent Michelet et le Victor Hugo du Roi s’amuse, « souillée, déshonorée, brisée » par François Ier. Elle fut l’Égérie de Henri II, mais non toute idéale et blanche comme elle voulut le paraître. Félicitons une loyale expertise qui réduit à néant une erreur — et l’on sait comme souvent l’erreur historique est tenace.

 

Grand Seigneur de la Politique, ainsi M. Louis Planté qualifie Anatole de Monzie, ce brillant orateur, avocat réputé, qui fut tant de fois au gouvernement, nature indépendante qui s’accommodait mal de la discipline des partis, mais, dans tous les partis, conservait des amitiés, qui fit le geste, alors hardi et assez âprement discuté, d’appeler Einstein, en rupture avec l’Allemagne nazie, au Collège de France ; qui transforma le Ministère de l’Instruction Publique en Ministère de l’Éducation Nationale, indiquant par là que la tâche de l’Université était, autant que de l’instruire, de former moralement la jeunesse.

M. Louis Planté a eu en main de nombreux papiers laissés par Anatole de Monzie, dont il s’est servi excellemment pour éclairer tous les traits de la physionomie de l’homme d’Etat et de l’homme.

 

Le docteur Jean Delay s’est fait connaître par de savants travaux de médecine psychiatrique, tels La Cité grise, Les Hommes sans nom, où, avec un art délicat, il nous introduit auprès des malades d’hôpital.

Grand médecin, professeur de neuro-psychiatrie, psychanalyste non systématique et, par surcroît, docteur ès lettres, il fallait toutes ces compétences, associées rarement en un seul homme, pour assurer un difficile diagnostic sur la Jeunesse d’André Gide, qui vaut au docteur Jean Delay le Prix Louis Barthou.

Il fallait aussi le courage d’entreprendre de longues fouilles, j’allais dire d’inlassables « percussions », et une intelligence apte à la synthèse pour nous mettre en présence d’une biographie sérieuse mais passionnante, jamais arrêtée aux anecdotes, toujours attentive à ces tourments, brimades, refoulements, qui préparent parfois, en leurs misères, les grandes réussites d’un intellect supérieur.

Voilà un ouvrage exhaustif proposant maints problèmes, exposant les causes qui purent agir sur l’organisme et les dispositions de ce Gide, enfant timide, souffreteux, vite astucieux immoraliste, puis homme singulier.

 

Le Prix Alice Barthou couronne la Miss Howard de Mme Simone André-Maurois.

Celle-ci, dans un précédent livre, a réuni les lettres de George Sand et de Marie Dorval. C’était une action de justicière, car cette correspondance anéantissait l’interprétation qu’on donnait aux rapports des deux femmes, malveillance due aux suspicions maladives, clamées magnifiquement, d’Alfred de Vigny.

Le présent livre nous initie à l’existence d’une femme qui est un exemple d’enthousiasme pour une cause et de dévouement à un homme. Car c’est bien grâce en partie, en grande partie, à Miss Howard, à sa fortune, que Louis-Napoléon Bonaparte, le fils d’Hortense, fit incliner son destin selon ses rêves ambitieux.

De fort petite naissance, cette Anglaise, d’abord actrice, remarquée pour sa beauté, le fut bientôt pour son extrême élégance que lui assurait un officier d’excellente famille et fort généreux, car, dès le début de la liaison, il lui avait constitué un solide revenu viager inaliénable. Dans un salon de Londres, elle rencontra l’évadé de Ham et sur l’heure s’attacha à lui. Bien ne l’arrêtera pour le servir de toute sa foi, de toutes ses ressources. Le protecteur galamment s’était retiré.

Venue à Paris après le triomphe du proscrit, Miss Howard connut l’amertume des favorites mises à l’écart et Mme Simone André-Maurois, en des chapitres captivants, nous fait suivre les péripéties du duel feutré où la compagne des mauvais jours sent venir l’abandon tandis que prennent corps les espoirs, bien calculés, de celle qui deviendra l’impératrice.

Je ne puis qu’indiquer la ligne de ce roman d’amour tout mêlé de politique. Les textes-références ont bien leur rôle de base et mettent en valeur le minutieux développement des conjonctures et des sentiments.

Miss Howard, mal mariée, finit châtelaine de Beauregard, de ce domaine délaissé dont on ne sait aujourd’hui ce qu’il adviendra. « Vie manquée, somptueuse et folle », dit sa biographe, folle de cette folie d’un cœur prêt à tous les sacrifices et qui les accomplit, car c’est ainsi, selon le mot de Mme André-Maurois, que cette amoureuse « fit un empereur ».

 

Prix Max Barthou, Mme Christine de Rivoyre, avec L’Alouette au Miroir, dont on a souvent parlé. Elle nous introduit dans le monde des ballets ou, du moins, d’une troupe. Elle évite la pédanterie d’initier aux secrets du travail technique et elle nous dévoile, en observatrice très attirée et bonne romancière, les façons de vivre dans la passion du métier, de l’art de la danse, et la force magnétique d’étranges tempéraments qui se brûlent à leur flamme et vont fatalement au drame. Et voilà une histoire brûlante et triste qui ne languit jamais.

 

Le prix Broquette-Gonin est on ne peut plus mérité par le Dialogue avec le visible. C’est une véritable « somme » où M. René Huyghe, l’érudit professeur au Collège de France, a dégagé les dominantes qui font comprendre la portée humaine de l’œuvre d’art. Il n’a pas tenté de démontrer par des exemples une doctrine préconçue. Il s’est placé, avec la plus sereine objectivité, en face des ouvrages du passé et du présent. Il les a analysés avec perspicacité, les a comparés. Ce livre magnifique, qui résume les conceptions originales et profondes, de l’auteur, rend lucide ce qui fut tenté par l’art depuis les origines. Il ne cesse de nous instruire et de nous séduire. Rarement la critique artistique s’est élevée à de telles hauteurs.

 

Le Prix Dupau est alloué à M. Elian Finbert qui dut, pendant l’occupation, échapper aux poursuites allemandes en devenant berger dans la haute montagne. Il a rapporté d’un voyage aux contrées israéliennes un livre d’une parfaite probité sur les efforts tentés, jour après jour, là-bas, sur l’état des esprits et des cœurs dans un pays où tout était à faire, où tout se fait.

Que de difficultés attendaient ces créateurs d’un monde nouveau dans la patrie qui fut celle, il y a 2.000 ans, de leurs ancêtres ! Cette terre délaissée, devenue ingrate, aride, toute de pierre, de sable ou de marais, il fallut y faire naître des moissons, des herbages, des vergers. À peine débarqués à leur lieu d’origine, ces revenants se mirent à la dure besogne. Ils rendirent habitable et fertile ce très étroit pays. Autre problème : faire fusionner les arrivants de latitudes, de civilisations, de langues diverses. Mais une âme collective les animait. Une jeunesse enthousiaste entretient un élan de solidarité qui domine ce qu’il peut y avoir, comme dans toute agglomération humaine, d’éléments inadaptables.

Le grand reportage de M. Elian Finbert est une œuvre d’observation sans parti pris, mais qui lui permet de conclure, en psychologue et en poète, aux miraculeux résultats de la foi et de l’espérance.

 

Une fraction du Prix Dupau est dévolue à Mme Myriam de G. Elle est l’auteur de vingt-cinq volumes de bonne tenue d’écriture, bienfaisants par l’esprit. Elle fait valoir des vies saintes, ignorées, ce qui a eu des échos dans le monde religieux. Sa vie à elle est résignation, courage, torture, car, depuis l’âge de dix-huit ans, après une série d’accidents, elle est infirme, reste étendue. Elle a gagné sa vie et celle de sa mère en employant trois heures par jour pour écrire et en tenant le manuscrit au-dessus d’elle. L’on comprend qu’elle ait choisi de raconter des histoires comme celle qui a pour titre : Vingt-deux ans de martyre. Dans Sources fraîches, on a l’évocation de l’espace, du ciel, mais surtout des sources de l’âme d’où jaillissent la bonté, la charité. C’est un bel enseignement.

Passion forte, celle du collectionneur qui anima un certain M. Sylvestre. Il meurt. La très avertie et fervente antiquaire Mlle Yvonne de Brémond d’Ars est chargée de disperser, entre cinq héritières, un fabuleux trésor en meubles et objets. Elle nous raconte ses pittoresques visites, sous le titre : C’est arrivé en plein Paris. Que de scènes suscitées par des psychologies inattendues dont rien n’échappe à l’œil, souvent amusé, de la messagère ! Nous retrouvons ici sa verve souriante qui avait tant plu dans Je suis antiquaire, ce volume de confidences écrites comme en courant mais avec la grâce de la course dont l’art règle le mouvement.

 

Le Prix Faguet est attribué à M. Émile Magnien, ancien Président de l’Académie de Mâcon — fervente gardienne de la mémoire de Lamartine, glorieux fils de cette cité — pour son livre : Dans l’intimité de Lamartine. Non seulement il y rappelle, en faisant un bon choix, les événements, anecdotes évoqués par les historiens du grand poète, et notamment ses amours et les divers aspects de sa vie politique brève et si mouvementée. Né lui aussi à Mâcon, ayant passé son enfance et sa jeunesse dans le Mâconnais et le Clunyson, où il continue à vivre et à travailler, M. Émile Magnien y entretient des relations avec les descendants de certaines familles dont quelques-uns ont recueilli de la bouche de leurs grands-parents des impressions et souvenirs personnels.

 

Un Prix d’Académie est offert à M. Gaston Picard qui, avec des œuvres d’imagination, a mené de précieuses enquêtes, évocations de figures contemporaines, présente une nouvelle hypothèse sur l’Affaire de la rue Basse, c’est-à-dire sur la mort mystérieuse de Gérard de Nerval. La vie de ce touchant poète qui substitua le rêve à la réalité jusqu’à compromettre l’équilibre de sa raison, n’est pas avare d’éléments romanesques. M. Gaston Picard a su les utiliser dans une action où l’atmosphère est celle d’une sombre et oppressante histoire.

 

M. Romain Gary a reçu, en juin, l’autre moitié du Prix Durchon pour l’ensemble de son œuvre que vient de compléter un roman d’une affabulation singulière et d’une fière densité, ces Racines du ciel qui, ce mois-ci, a remporté le Prix Goncourt. Diplomate, il a fait ses études à l’Institut français de Varsovie où son père était Conseiller d’Ambassade. Il décrit le monde moderne avec un mélange de vérité et de poésie un peu violente : ce sont des histoires à reliefs accusés, comme, par exemple, Éducation européenne, qui se passe en Pologne pendant la guerre et dont les péripéties souvent cruelles, dramatiques, recouvrent une philosophie de pitié et de discrète espérance, une conviction généreuse. M. Romain Gary attaquerait volontiers les plus hauts problèmes de la sociologie, de la morale, des plus hautes inquiétudes humaines et tout cela rendu avec les ressources d’une langue saisissante, robuste, colorée.

 

C’est encore le Prix Durchon qui rend hommage à l’œuvre de M. André Berry, docteur ès lettres et spécialiste du provençal, poète éminent de notre époque. Il n’a d’ailleurs pas dédaigné la prose et, depuis sa thèse sur un poète gascon, il est l’auteur de romans.

Plus de 60.000 vers témoignent d’une fécondité qui a donné ces recueils : Chantefable de Muriel et d’Alain, La Corbeille de Ghislaine, Le Congé de Jeunesse, Conte et Chant de la seconde vie, Songe d’un Païen moderne, Poèmes involontaires, etc. et cette épopée rustique en deux volumes : Esprits de Garonne, espèce d’autobiographie lyrique, riche en lais spirituels, hardiment sincère, très moderne de sentiment, mais en utilisant les formes fixes de la ballade, du rondeau, geste champêtre, où se mêlent à l’activité humaine, et la contrôlant, des êtres fantastiques, ondins, sylphes, nains, géants. C’est une géorgique et une bucolique. La muse de M. André Berry a une figure, une allure tout à fait rares dans le Parnasse d’aujourd’hui.

Avec ce troubadour, nous abordons le royaume des poètes.

 

L’Académie devait réserver une mention spéciale aux quarante volumes environ du poète-paysan Philéas Lebesgue qui, à travers les nobles et durs travaux des champs, a su développer en lui un vaste savoir philosophique et traduire ses méditations de façon pénétrante. Il chante les saisons successives, les bêtes familières, les arbres, les fées, le soleil, avec cette sincérité, cette simplicité qui proviennent d’une expérience intime, directe, de la communion d’un coeur simple et vibrant avec la nature, d’une âme qui, meurtrie, revient à elle pour retrouver force et sérénité.

 

Pour toute son œuvre aussi est attribué un Prix d’Académie à M. Louis de Gonzague Frick, qui se rattache à Mallarmé et à Guillaume Apollinaire. Dans sa poésie assez hermétique, ses recherches verbales et une étonnante gymnastique de la forme se plaisent à des néologismes parfois trop savants et à des jeux de style un peu déroutants, mais d’un art curieux qui est certes dû à une exigeante imagination inventive.

 

Une production abondante est honorée en la personne de Mme Cécile Périn qui dit l’histoire d’une vie de femme ayant su goûter, à travers devoirs et peines, le soutien du chant et de l’exaltation qu’une âme sensible éprouve au spectacle de la beauté du monde.

 

La poésie de Mme Jeanne Lenglin, sans se plaire à des illusions faciles, accepte la destinée d’une âme qui a la fierté de ses blessures et de ses amertumes secrètes ; ses accents ont quelque chose de pascalien, mais font parfois songer à Vigny, puis elle se nimbe de pures clartés évangéliques. Elle se cherche et se réfugie dans le murmure de musicales voix intérieures.

 

Vénitien qui occupe à Padoue la chaire de littérature italienne et celle de littérature française, où il explique et loue, de tout son esprit et de tout son cœur, maints écrivains de notre pays, M. Diego Valeri sort pour la première fois de sa « peau verbale » pour écrire en français, comme le dit son introducteur, M. Jean-Louis Vaudoyer, qui ajoute joliment : ses Jeux de mots sont des « chansons légères comme des duvets, fugitives comme des reflets ». À ces courtes pièces, nous avons attaché un de nos lauriers.

 

Par le Prix Jouffroy-Renault, nous avons témoigné notre sympathie littéraire à M. René d’Alsace, membre de l’Académie de Strasbourg. Dans le Cortège des Ombres se mêlent des sentiments délicats à d’émouvants souvenirs, d’une manière expressive selon des rythmes très harmonieux.

 

À la Princesse Marguerite de Broglie est attribué le Prix Archon-Despérouses. Comme l’a écrit notre confrère Fernand Gregh : Des cris dans la nuit constituent une abondante réserve de poésie où pourraient puiser des poètes moins richement doués.

 

Dans Cause de notre joie, Mme Germaine Blondin a chanté les litanies de la « Reine des Cieux » qui lui donnent le droit de dire « Mes vers ne sont pas un jeu mais un jet. »

 

Mme Colette Daugny est une « Valmorienne », son lyrisme brûlant et concentré est partagé entre l’amour frémissant de la vie et l’humilité tremblante devant Dieu qu’elle cherche.

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Notre Médaille à l’effigie de Richelieu, dite Prix de Langue française, destinée à des étrangers qui usent du français avec talent et fidélité, a eu cette année un nombre exceptionnel de bénéficiaires.

Mme Anne Fontaine, Suisse de naissance et de résidence, était toute désignée pour cette distinction. La valeur de ses huit recueils de poèmes est appréciée dans son pays comme chez nous. L’expression et l’inspiration en sont rares, personnelles, musicales et empreintes des séductions ondoyantes du rêve. Prosateur, elle a affirmé sa francophilie par une « Méditation » suggestive sur la peinture de Delacroix, et par de fréquents articles ; notamment pendant la période tragique de la guerre. En même temps, elle se dépensait en faveur des réfugiés, fût-ce au péril de sa vie, et répandait ses dons et ses encouragements.

 

Autres médaillés :

M. Georges Méautis, Suisse aussi, qui chante une Helvétie appartenant à la latinité dans ses Contes neuchâtelois.

Mme Jehanne Grandjean, sa revue et son école du Tantra, où elle s’efforce de faire entrer dans la poétique française cette forme raffinée de prosodie, où excellent les Japonais, ce court poème de cinq vers expressifs.

M. Clément Roux, auteur d’une Chronique du pays créole, Mauricien grand ami agissant de la France et des Lettres françaises.

M. Duchesne Guillemin, Belge qui s’intéresse à nos poètes et sait en parler. Belge aussi Mme Paule du Bourg, romancière.

M. Ismaïl est un historien du Liban.

M. Costa de Roverdo nous révèle le Trésor du Mont Athos.

Enfin, la Revue de Culture française, sous ce pavillon de notre pays, s’inquiète des problèmes internationaux.

Que notre pensée par-dessus les frontières rejoigne avec gratitude ceux qui restent attirés par notre littérature, nos efforts, notre idéal.