Les Dumas et l'Académie

Le 25 octobre 1956

André MAUROIS

Les Dumas et l’Académie

par

M. ANDRÉ MAUROIS
de l’Académie Française

le jeudi 25 octobre 1956

 

Lorsqu’on demandait à Dumas fils : « À qui succéderez-vous à l’Académie ? » il répondait : « À mon père. » Dumas père n’ayant jamais été membre de l’Académie Française, c’était là une protestation, une réparation et une brillante réplique de théâtre. Victor Hugo, au lendemain de sa propre réception avait écrit : « Les Académies, comme tout le reste, appartiendront à la nouvelle génération. En attendant je suis la brèche vivante par où ces idées entrent aujourd’hui, par où ces hommes entreront demain. » Quels hommes ? Hugo pensait à Vigny, à Dumas, à Balzac, et même à Sainte-Beuve, son ennemi intime, car il avait de la grandeur d’âme. Dumas, lui, pensait à Dumas. Dès 1841, il écrivait à Buloz : « Parlez un peu de moi dans vos Revues pour l’Académie. Je ne suis pas sur les rangs, mais je serais bien aise qu’on s’étonne de ce que je n’y sois pas. »

Après l’élection d’Hugo, Dumas alerta son vieil ami Charles Nodier, qui, lui, appartenait depuis longtemps à cette maison : « Croyez-vous que j’aurais en ce moment des chances à l’Académie ? Voilà Hugo passé. Tous ses amis étaient à peu près les miens. Si vous voyez que la chose prît quelque consistance, montez à la tribune académique et dites, en mon nom, à vos honorables confrères, quel serait mon désir de siéger parmi eux. Enfin dites de moi tout le bien que vous en pensez, et même celui que vous ne pensez pas. »

En fait, il n’y a pas de tribune académique. Les cheminements, dans ce palais, sont plus mystérieux et Dumas père ne devait jamais en passer la porte. « C’est donc un inconvénient que d’être célèbre ? demandait avec colère, dans un article de La Presse, Delphine de Girardin. C’est donc un crime que d’avoir des droits ? Balzac et Alexandre Dumas écrivent quinze à dix-huit volumes par an ; on ne peut pas leur pardonner ça. Un trop fort bagage est un empêchement ; à l’Académie la consigne est la même qu’au jardin des Tuileries : on ne laisse point passer ceux qui ont de trop gros paquets... »

Au vrai ce ne fut pas l’immense bagage littéraire de Dumas qui effraya l’Académie. Hugo, qu’elle avait accueilli très jeune était, lui aussi, un auteur fécond. Mais Dumas, avec deux enfants naturels, des maîtresses innombrables et tumultueuses, des dettes pyramidales, pouvait connaître des jours difficiles et les connut en effet.

En 1870, le vieux dieu faunesque avait « désempli » le monde. À sa place le public trouvait une noble figure, hautaine et impérieuse, qui héritait cette gloire. Le sentiment populaire rapprochait Trois Mousquetaires de la Dame aux Camélias et cet instinct était juste : les héros du fils comme ceux du père sont des redresseurs de torts. Aramis en redingote se nomme Olivier de Jalin. Mais Aramis était plus aimable. Dumas père, romantique, pardonnait tout aux passions ; Dumas fils, moraliste, en montrait les funestes effets. Les malheurs de sa mère, sa propre jeunesse, si difficile, lui avaient inspiré deux idées fixes : défense des filles honnêtes contre les coquins ; défense des hommes honnêtes contre les coquines.

Or parmi les hommes éminents qui louaient les thèses de Dumas fils figurait un lecteur assez surprenant, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans et député à l’Assemblée Nationale où Gauche et Droite le respectaient pour sa ferme attitude pendant la guerre. Esprit indépendant, le prélat voulut avoir des conférences avec l’incroyant pour faire introduire dans le Code Civil la recherche de la paternité. Goncourt cite un mot de Dupanloup à Dumas fils : « Comment trouvez-vous Mme Bovary ? » demanda l’Évêque. — Un joli livre, répondit Dumas du bout des lèvres. — Un chef-d’œuvre, monsieur... Oui, un chef-d’œuvre pour ceux qui ont confessé en province. »

Mgr Dupanloup engagea vivement Dumas fils à se présenter à l’Académie Française où cette candidature fut accueillie avec une extraordinaire et immédiate faveur. Le nom semblait doublement illustre, la dignité de l’homme impeccable. Les femmes, qu’il avait si durement flagellées, faisaient toutes campagne pour lui. « Il est vraiment heureux, cet Alexandre Dumas, écrivait Goncourt, et prodigieuse est la sympathie de tout le monde à son égard. » Victor Hugo lui-même revint à l’Académie, pour la première fois depuis l’exil, afin de voter pour le fils de son vieil ami. Pourtant les deux hommes ne s’aimaient guère. Hugo, qui avait tenu le père pour génial, ne reconnaissait au fils que du talent, mais il pensait devoir sa voix au nom de Dumas. Dumas fils fut élu au premier tour, par vingt-deux voix. Le soir l’élu vint remercier Victor Hugo et, ne le trouvant pas, laissa une carte : « Mon cher maître, j’ai voulu que ma première visite d’académicien fût pour vous. À tout seigneur tout honneur. Je vous embrasse. » C’était un baiser de paix... froide.

Dumas fut reçu sous la Coupole en février 1875, par le comte d’Haussonville. Edmond de Goncourt qui n’avait jamais assisté à une réception voulut « voir de ses yeux, entendre de ses oreilles cette chinoisérie ». Le froid était vif, mais Dumas faisait recette et de belles dames à équipages bousculaient des messieurs à rosettes. La princesse Mathilde, qui avait invité Goncourt, occupait une loge élevée d’où le regard plongeait dans la salle : « Celle-ci est toute petite, dit Goncourt... Le monde intime de la maison, quelques hommes et les femmes des académiciens sont ramassés dans un petit cirque, défendu par une balustrade. À droite et à gauche, sur les deux grandes tribunes en espalier sont étagés, dans du drap noir, les membres de toutes les académies. On sent chez les hommes une admiration préventive, impatiente de déborder, et les femmes ont quelque chose d’humide dans le sourire. La voix d’Alexandre Dumas se fait entendre. Aussitôt c’est un recueillement religieux, puis bientôt des petits rires bienveillants, des applaudissements caressants, des ah ! pâmés. »

Le récipiendaire commença par dire que, si cette porte s’était ouverte toute grande dès qu’il s’était présenté, c’était non à cause de ses mérites « mais d’un nom que vous auriez voulu, depuis longtemps, avoir l’occasion d’honorer et que vous ne pouviez plus honorer qu’en moi... En permettant que cette chère mémoire tienne aujourd’hui une telle gloire de mes mains, vous m’accordez le plus insigne honneur et le seul auquel j’aie vraiment droit ». Après ce juste hommage à son père, il parla de son prédécesseur : M. Lebrun, poète de style empire, écrivain pompeux et précoce, qui avait composé à douze ans, en 1797, une tragédie sur Coriolan et qui venait de mourir en 1873, à quatre-vingt-huit ans. Napoléon Ier l’avait jadis protégé. « Cet Achille rêvait, dit Dumas, d’avoir son Homère de son vivant. Il ne devait l’avoir qu’après sa mort. » Coup de patte à M. Lebrun et hommage à Victor Hugo.

Le grand combat littéraire de Lebrun avait été un drame : le Cid d’Andalousie, « mais la victoire était restée à l’ennui ». Malgré Talma et Mlle Mars la pièce n’avait été jouée que quatre fois. Elle fournit à Dumas un prétexte pour parler de l’autre Cid, celui de Corneille, sur lequel Richelieu avait enjoint à l’Académie de donner son sentiment. « Votre embarras était grand, messieurs. Vous deviez tout à votre fondateur auquel vous désiriez fort ne pas déplaire, et vous ne vouliez pas, par un jugement partial, fermer la carrière à celui dont le coup d’essai était un coup de maître. » Dumas se demandait pourquoi Richelieu avait blâmé Corneille. Jalousie de confrère ? Non. Pourquoi rabaisser, par une mesquine interprétation, deux grands hommes ?

« Ma conviction est que le grand cardinal a fait venir le grand Corneille et qu’il lui a dit : « Quoi ? C’est au moment où j’essaye de refouler l’Espagnol qui harcèle la France de tous côtés que tu viens exalter sur la scène française l’héroïsme espagnol !... Regarde-le en face, ton Cid : au point de vue dramatique, oui, c’est un chef-d’œuvre ; au point de vue moral et social, c’est une monstruosité ! Quelle société voudrais-tu que je fondasse avec des filles qui épouseraient le meurtrier de leur père, avec des chefs d’armées qui sacrifieraient la patrie si leur maîtresse ne les aimait plus ?... Vas-tu vraiment soutenir que le courage d’un grand capitaine et la destinée d’un grand pays dépendent du plus ou moins d’amour qu’une jeune fille éprouve ? Va, poète, et fais-moi des héros que l’on puisse imiter. » Et alors Corneille a composé Horace, c’est-à-dire l’antithèse du Cid et il a dédié sa tragédie à Richelieu. »

Malheureusement, continuait Dumas le misogyne, c’est la thèse du Cid et non celle d’Horace qui a triomphé. Tous les combats que livrent les héros de théâtre ont pour objet et pour récompense la passion d’une Chimène. La femme règne au théâtre. Tout par elle ; tout pour elle. « Voilà pourquoi elle est affamée de théâtre ; voilà pourquoi Corneille avait raison comme auteur dramatique, quand il écrivait le Cid et pourquoi Richelieu avait raison, comme homme d’État, quand il le combattait. »

Chaque artiste est en proie à quelque obsession. Greuze quand il faisait le portrait de Bonaparte, lui donnait le visage de Mlle Babuti ; Dumas fils ayant à parler de M. Lebrun, revenait aux thèses favorites de Dumas fils. Il rappela que M. Lebrun, recevant sous cette même Coupole Émile Augier, avait dit : « Il se répand sur les théâtres, en faveur de certaines personnes bannies du monde, un goût de réhabilitation que je peux aussi peu comprendre que partager », ce qui pouvait être une condamnation de la Dame aux Camélias.

Dumas défendit son œuvre de jeunesse et s’accorda, sur son prédécesseur, une revanche d’outre tombe. Tout compte fait, M. Lebrun n’avait pas, au théâtre, réussi brillamment. N’était-ce pas pour avoir trop respecté la morale conventionnelle ? « Pour être franc jusqu’au bout, messieurs, mais je vous le dis bien bas, nous autres, auteurs dramatiques, sommes des révolutionnaires. » M. Lebrun s’était trop défié de son art, du public et de lui-même. De là son échec et sa retraite prématurée. « Oui, messieurs », concluait Dumas fils, « nous voilà réunis aujourd’hui pour honorer la mémoire d’un écrivain qui ne fut certes pas ce qu’on peut appeler un écrivain de génie. Dieu me garde de lui manquer de respect en le plaçant au-dessus de ce qu’il fut, même dans un éloge académique. » Un éloge ? Non, c’était une exécution, mais elle fut accueillie par les applaudissements et les trépignements d’une salle ivre d’enthousiasme.

« À ce moment, écrit Edmond de Goncourt, la voix aigre de M. d’Haussonville a monté jusqu’à nous. » Le directeur commença par nier que le choix de l’Académie fût une réparation offerte à Dumas père : « Vous semblez croire que vous nous avez, pour ainsi dire, forcé la main en vous plaçant sous le patronage tout puissant du nom que vous portez... Notre compagnie, qui vit de traditions, éprouve en effet une véritable joie quand elle a le bonheur de rencontrer l’hérédité dans le talent. Elle a donc été heureuse d’honorer en votre personne une mémoire dont vous êtes justement fier... Mais nous ne nous sentions aucun tort à expier envers l’auteur d’Antony. Ce n’est pas nous qui l’avons oublié. Nos règlements nous interdisent d’apporter nos suffrages à quiconque n’a pas témoigné par écrit le désir de nous appartenir. Votre illustre père les aurait sans doute obtenus s’il les avait demandés. » Ce n’était pas vrai, mais l’indulgence rétrospective est à la fois généreuse et anodine.

Quant à lui, M. d’Haussonville affirmait ne craindre au théâtre ni l’audace, ni les révolutionnaires si ceux-ci ressemblaient à Dumas fils : « Quelle injuste accusation, que de reprocher à vos pièces de manquer de morale ! Je dirais plutôt que la morale y déborde... Quoi qu’il en arrive vous pouvez vous rendre cette justice, monsieur, que vous n’avez rien négligé pour inculquer aux femmes le sentiment — de leurs devoirs et leur démontrer les conséquences de leurs fautes. Vous y avez employé la persuasion et la douceur, mais aussi le fer et le feu... Concevez cependant leur embarras. Au dernier acte d’Antony, l’amant, pour sauver l’honneur d’Adèle, s’écrie en la poignardant : « Elle me résistait ; je l’ai assassinée. » Vous dites au mari d’une indigne épouse : « N’hésite pas, tue-la. » Mais quoi ! Si elles doivent périr, les unes parce qu’elles ont résisté, les autres parce qu’elles n’ont pas résisté, la condition des femmes devient vraiment trop difficile. »

À la sortie les Parisiens faisaient des mots. Henry Becque, qui allait devenir le rival heureux de Dumas, râblé, « l’œil dur sous les chaumes touffus du sourcil, la moustache en brosse », récitait une épigramme de sa façon :

Ainsi que deux Corneille, on connaît deux Dumas ;
Mais aucun d’eux n’est Pierre et tous deux sont Thomas.

À quoi Dumas répondit plus tard :

Si ce coup de bec de Becque t’éveille,
O Thomas Corneille ! en l’obscur tombeau,
Pardonne à l’auteur qui bâille aux Corneille
Et songe au public qui bâille aux
Corbeaux.

Au lendemain de la réception le journaliste Méry écrivait : « Est-ce assez bizarre ? Deux hommes échangent des balles et en voilà un de mort ; ils échangent des discours et en voilà un d’immortel. »

« Maigre immortalité, noire et laurée », mais Dumas fils eût été, plus que tout autre, excusable de la prendre au sérieux. Nous avons peine à imaginer ce qu’était alors, dans le monde du théâtre et des lettres, sa prodigieuse situation. Lorsqu’on inaugura Place Malesherbes le monument dessiné par Gustave Doré, Edmond About cita ce mot : « Dumas père m’a dit un jour : « Tu as bien raison d’aimer Alexandre ; il a le cœur aussi grand que la tête ; laisse faire, si tout va bien ce garçon-là sera Dieu le fils. » L’excellent homme savait-il, en parlant ainsi, qu’il s’intitulait Dieu le Père ? Peut-être, mais chez Dumas, le moi n’était jamais haïssable parce qu’il était toujours naïf et bon. »

Dumas fils paraissait plus fermé, plus méfiant, mais l’Académie allait vite découvrir que cet homme boutonné, qui redressait avec un air de souffrance contenue sa haute taille dans une redingote militaire, se conduisait, lui aussi, bien souvent, en mousquetaire. Lorsque Pasteur fut candidat, Dumas écrivit à Legouvé : « Je lui défends de venir me voir ; c’est moi qui irai le remercier de vouloir bien être des nôtres... » Sa vie académique est jalonnée de tels gestes. On ne peut que les louer. Des compagnies anciennes et illustres s’honorent en faisant les premiers pas, si c’est pour aller au devant de ceux qui, sur tous les chemins de la vie, maintiennent et rehaussent le prestige de la France.