Une fondation originale : les bourses de Zellidja

Le 25 octobre 1963

Alphonse JUIN

Une fondation originale : les bourses de Zellidja

Séance publique annuelle des cinq Académies

PAR

M. le Maréchal JUIN
délégué de l’Académie française

 

 

Je ne vous apprendrai pas, Messieurs, qu’il existe dans les fondations de l’Académie française un prix Montyon décerné chaque année afin de récompenser les Français et les Françaises ayant accompli des actions vertueuses dûment qualifiées. Ce qui a toujours fait dire à nos estimables confrères chargés de dresser le rapport annuel sur les prix de vertu, qu’il est un jour dans l’année où la vertu est récompensée en France par les Académies, la Française notamment. Il faut reconnaître à la louange de cette dernière qu’elle n’est pas sans avoir beaucoup à faire pour s’acquitter dignement d’une tâche aussi louable. Monsieur de Flers, désigné naguère pour présider à l’attribution des prix de vertu, avait même imaginé que M. de Montyon, en contraignant quarante académiciens, non forcément vertueux, à connaître et à juger au moins une fois dans l’année des actes de ceux qui font le bien, inciterait peut-être certains d’entre eux à le devenir pour tout de bon.

N’aurait-il eu d’ailleurs que cette seule pensée de sauver quelques âmes que les mérites de M. de Montyon n’en seraient en rien diminués.

C’est en me remémorant ce bon mot de notre regretté de Flers que je suis amené aujourd’hui à vous parler d’une fondation des plus originales due à l’initiative d’un homme de grand mérite, Jean Walter qu’un stupide accident, comme il s’en produit fréquemment de nos jours sur les routes de France, a ravi, il y a quelques années, à l’affection des siens et de ses nombreux amis et admirateurs.

Il s’agit de la fondation nationale des bourses de Zellidja et de la fondation nationale de l’aide aux étudiants que Jean Walter, peu de temps avant sa mort, avait placées sous la tutelle de l’Université et de l’Académie française pour en mieux assurer la pérennité. Il a ainsi ajouté son nom à la liste des bienfaiteurs de notre Compagnie et c’est la raison pour laquelle je me fais un devoir, en ce jour de séance solennelle de l’Institut, d’évoquer la mémoire de Jean Walter, ce mécène étonnant, réfléchi et profondément social.

Entendons-nous bien, messieurs, les mérites de Jean Walter ne sont pas de ceux que nous avons coutume de sanctionner comme des actes émanant uniquement d’un bon Samaritain. Ses bienfaits sont d’une autre étoffe. Je n’ai jamais pensé, pour ma part, l’ayant beaucoup pratiqué au Maroc, du temps que j’y étais Haut Commissaire Résident Général, qu’il fût homme à guérir de l’ambition par l’ambition même, comme a dit La Bruyère à propos du mérite personnel, c’est-à-dire un homme qui ne voit rien dans les faibles avantages que lui confèrent la fortune et la faveur qui soit assez bon et assez solide pour mériter ses soins et ses désirs. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple, mais les hommes ne l’accordent guère et il s’en passe.

Je n’ai jamais pensé non plus qu’il fût homme à se préoccuper d’avoir une fin édifiante comme par exemple celle du Maréchal de Luxembourg, ce grand général de Louis XIV, vainqueur de Guillaume de Nassau à Neerwinden, qui mourut, si l’on en croit Bourdaloue qui l’assista à ses derniers moments, en prononçant ces paroles empreintes d’humilité et de charité chrétienne : « Je préférerais aujourd’hui, à l’éclat de victoires inutiles au tribunal du Juge des rois et des guerriers, le mérite d’un verre d’eau donné à un pauvre homme pour l’amour de Dieu. »

Non, la sensibilité et l’altruisme de Jean Walter se situaient à la vérité sur un autre plan, celui de l’action créatrice à laquelle il semblait avoir borné son rêve puissant de la vie. Architecte de grand talent, réputé comme un des meilleurs pionniers de l’architecture hospitalière, artiste dans toutes ses manières, de sentir, de penser et d’imaginer, il tenait à la fois de Léonard de Vinci, des Rockefeller ou de Ford, tant il était doué pour les grandes entreprises. Ne lui doit-on pas la mise en valeur des importants gisements de plomb et de zinc de Zellidja dans le Maroc oriental qui sont encore aujourd’hui un beau joyau, je ne dirai pas de notre économie nationale, mais des états du Maghreb (Maroc et Algérie) qui en sont les propriétaires voisins et auxquels nous avons rendu récemment leur souveraineté.

Ce qu’il y avait de plus admirable en lui, c’était que son génie créateur procédât aussi de l’artiste ou du savant soucieux de faire des expériences significatives toujours inspirées d’une haute pensée d’humanité. L’œuvre qu’il a accomplie sous mes propres yeux dans ses mines de Boubeker en porte témoignage par son esprit créateur, lequel s’attachait à perfectionner ses méthodes de même que sa fondation des bourses de Zellidja en demeure aujourd’hui sur le plan social une des expressions les plus frappantes.

Jean Walter avait pour devise de créer pour apprendre aux autres à créer. Il avait compris que les connaissances théoriques dispensées dans les établissements d’enseignement ne suffisent pas à former les chefs que nécessitent dans toutes les branches, les affaires du pays, qu’il faut les compléter comme il l’avait fait lui-même dans sa jeunesse, par une expérience acquise hors du milieu traditionnel, et de nature à révéler à un jeune garçon de dix-huit à vingt ans sa personnalité ainsi qu’à tremper son caractère. D’où cette idée de faire débuter les jeunes par l’aventure à leur entrée dans la vie des hommes, c’est là l’originalité de la fondation. Elle impose à chaque boursier de partir seul aux prises avec toutes les responsabilités de sa propre existence jusque-là dirigée par des adultes. Durant un mois et plus peut-être il devra se tracer son itinéraire, se préoccuper de son logement et de sa subsistance, parer à tous les imprévus, affronter quotidiennement la nature et les hommes. C’est le propre de l’aventure de faire sentir ses effets dès le départ et de prendre alors tout son sens éducatif; développement, chez les jeunes, du courage, du goût des initiatives et des responsabilités, tout ce qui constitue au fond le caractère. ‑ 350 jeunes gens sont ainsi lancés chaque année nantis d’une somme modique sur les routes de France et du monde. Dans l’esprit de Jean Walter ils seront ainsi mis à même de mieux confronter la valeur de leurs parchemins résultant d’un enseignement souvent trop livresque avec les rudes réalités de la vie.

Il est procédé pour ce faire à une élimination progressive justement dosée.

1ère élimination : élection de 1200 candidats par les élèves des établissements admis à participer au concours.

2e élimination : désignation parmi les 1200 candidats de 300 boursiers bénéficiaires d’une bourse de premier voyage.

3e élimination : désignation parmi les 300 boursiers ayant effectué leur premier voyage de 50 bénéficiaires d’une bourse de second voyage.

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J’ai pris plaisir à parcourir certains rapports et particulièrement ceux établis par les boursiers après leur second voyage. Ils sont généralement en progrès sur ceux résultant du premier voyage. Plus de sûreté dans les vues exprimées, variant évidemment avec le sujet choisi, plus d’éclectisme aussi révélant des aptitudes diverses dans tous les domaines, technique, littéraire, artistique.

J’en prends trois au hasard qui me surprennent. Le premier est dû à un élève du Lycée d’Annecy. Il comprend trois volumes intitulés « Au-delà de l’aventure. Sous le grand Kailcédrat royal », récit d’un long voyage en Afrique noire (Sénégal, Mali, Haute Volta, Côte d’Ivoire, Guinée, dépeints avec infiniment d’objectivité et un sens de l’humain vraiment émouvant).

Le second émane d’un véritable artiste, du Lycée de Nîmes. Deux volumes : « Tommaso Fiorentino. Les fresques de Masaccio en l’Église du Carmine de Florence ».

C’est écrit de la plume d’un critique d’art confirmé et dessiné d’une main diligente et affermie d’artiste, également véritable.

Le troisième enfin a pour auteur un élève du Lycée d’Auxerre et porte le titre humoristique de « Trois clochards à Paris ». Voilà où peut conduire l’aventure. L’auteur s’est en effet ingénié à analyser dans le détail la vie et les ressources des clochards à Paris, en prenant soin de les spécialiser. C’est ainsi qu’il a une préférence marquée, non pour les mendiants, mais pour les fouilleurs de poubelles qui sont à ses yeux, beaucoup plus intéressants.

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Ce choix suffit à souligner l’originalité et les mérites de la fondation des bourses de Zellidja de notre regretté Jean Walter qui s’est acquis la reconnaissance fervente de milliers de jeunes gens formés par l’aventure, et dont l’Académie française, sous les auspices de M. Jules Romains et d’éminents membres de notre Université, s’est efforcée jusqu’ici de maintenir et de vivifier l’esprit.

Mais ce qui importe davantage est de savoir ce que nos jeunes gens ont fait ensuite dans la vie, ce qu’ils sont devenus autrement dit.

Sans généraliser outre mesure il faut considérer que les boursiers de Zellidja ne sont âgés que de vingt ans au retour de leurs voyages et n’ont guère dépassé trente ans même quand ils ont acquis de l’expérience, des connaissances humaines et du caractère. C’est donc sur ce court trajet de dix années qu’il faut apprécier leurs capacités.

Ceux qui disposent déjà d’une véritable vocation artistique s’en tirent assez bien comme décorateurs ou dessinateurs publicitaires. Nous en avons de nombreux exemples. Il y en a même qui n’ont pas dédaigné de commencer par faire du théâtre.

Mais, en vérité, ceux qui réussissent le mieux, ce sont les amoureux des longs voyages et les plus mordus par l’aventure surtout quand ils sont doués d’une imagination très vive et d’un indéniable talent d’écrivain.

On les voit s’orienter rapidement vers le grand reportage, prêts à se livrer à des enquêtes passionnées sur des sujets brûlants d’actualité que leur offre notre monde de plus en plus agité. Des noms comme celui de Dominique Lapierre, auteur réputé de nombreux reportages dans les grands hebdomadaires, sont déjà célèbres à cet égard.

À l’heure où la barbarie reprend le dessus dans un monde inquiet du fait d’une science sans humanisme qui nous prépare des désintégrations massives et ne nous a rien appris sur l’inconnaissable et l’universel que nous ne sachions déjà, à savoir que tous les vivants sont appelés à s’y défaire un jour, il est doux de constater qu’il existe encore des êtres simples qui semblent avoir dépouillé leur moi de tous les apports introduits par des barbares au sens où l’entendait Barrès. Affranchis jusque dans leur subconscient des mensonges conventionnels de notre société, des fausses croyances et des sottes vanités qui égarent les humains, ils ne laissent plus apparaître d’eux-mêmes que l’inépuisable bonté de leur âme, laquelle s’emploie à secourir généreusement les autres, selon la règle tolstoïenne d’aimer et servir.