Inauguration du monument élevé à la mémoire de Jules Chaplain, à Paris

Le 4 décembre 1910

Raymond POINCARÉ

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE DE JULES CHAPLAIN

A PARIS
Le Dimanche 4 décembre 1910

DISCOURS

DE

M. RAYMOND POINCARÉ
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

À la mémoire du noble artiste que fut Jules-Clément Chaplain, il fallait que fût consacré, par les mains pieuses de ses amis et de ses admirateurs, un monument d’une simple et sereine beauté ; et il convenait que l’inauguration en eût lieu, par un jour un peu triste, sans aucun apparat, dans la paix de ce cimetière et dans l’intimité de cette réunion. Les purs médaillons de MM. Puech et Vernon harmonieusement encadrés dans les lignes sobres qu’a tracées M. Moyaux, cette stèle funéraire nous rappelant, avec la physionomie de Chaplain, une des grandes douleurs qui l’ont frappé, un ciel gris, le silence des tombes, le concours et l’émotion sincère de quelques amis, voilà ce qu’exigeait le souvenir du maître. Si nous avions cherché à glorifier son nom dans un décor plus somptueux, nous aurions trahi sa pensée et méconnu la réserve et la dignité de sa vie discrète et laborieuse.

Né à Mortagne, le 12 juillet 1839, Chaplain était entré à l’École des Beaux-Arts en 1857. Il avait été l’élève du sculpteur Jouffroy qui, plus tard, avant de mourir, a vu Chaplain devenir son confrère à l’Institut, et du médailleur Oudiné, dont il parla toujours avec une touchante reconnaissance.

Bien qu’il eût eu, de bonne heure, un rare talent de statuaire, il éprouva vite une attraction particulière pour la glyptique et l’art de la médaille. Il semblait que déjà sa nature méditative et concentrée aimât à se refléter dans des créations où fût résumé, en quelques traits décisifs, beaucoup d’âme et de vérité.

En 1860, Chaplain obtint le 2e prix du concours de Rome pour la gravure en médailles et en pierres fines. Il avait traité, avec une liberté encore un peu entravée, un sujet d’école : un guerrier déposant sur l’autel du dieu Mars la palme de la victoire. Trois ans à peine s’étaient écoulés que le génie de l’artiste se débarrassait de ses lisières et que le jury décernait à Chaplain le premier grand prix pour une médaille, où un charmant Mercure faisait boire une panthère, et pour une pierre fine, où était gravée, avec une véritable divination de l’antiquité, une autre tête d’Hermès.

De 1864 à 1868, Chaplain fut l’heureux pensionnaire de la villa Médicis, et, tous les ans, il fit aux Salons parisiens des envois, bustes, médaillons ou médailles, qui révélèrent vite aux connaisseurs la naissance d’une personnalité nouvelle.

Pendant ce temps, avec cette conscience scrupuleuse qui fut, dès sa jeunesse, le signe de son talent, Chaplain poursuivait à Rome ses études artistiques ; sa curiosité infatigable y sollicitait les leçons du passé et il s’y mesurait, dans des dessins attentifs, avec les maîtres de la Renaissance italienne.

De ce long séjour sur le Pincio, Chaplain garda des impressions ineffaçables et, longtemps après, en 1897, lorsqu’il grava sur une plaquette le profil de son confrère et ami l’architecte Pascal, il mit au revers, dans la silhouette de deux jeunes gens qui, à travers la campagne romaine, se dirigent vers Saint-Pierre, un reste de l’enthousiasme de ses vingt-cinq ans.

Rentré à Paris, Chaplain prit sa part des angoisses et des dangers de la guerre ; puis il se remit, avec la vail

lance d’un bon ouvrier, à la besogne interrompue. Il ne cessa plus de produire, soit d’excellentes compositions sculpturales, comme la statue de Rollin, qui orne le grand amphithéâtre de la Sorbonne, soit surtout de ces petits chefs-d’œuvre, où il éternisait le fugitif secret d’une physionomie humaine.

Je le revois encore, travaillant sur la fin de sa vie, dans le petit atelier de la rue Mazarine, où tombait la lumière mélancolique de la vieille cour de l’Institut. Il était alors comblé d’honneurs et environné de gloire. Le dévouement d’une femme digne de lui enveloppait sa vieillesse ; les affections familiales réchauffaient son foyer ; mais des tristesses successives avaient ravagé son cœur, et il comprimait, au fond de lui-même, avec une résignation stoïque, un désespoir qui ne voulait pas de consolation.

Le travail seul lui servait de diversion. Il fallait le voir dans cette arrière-salle encombrée de gravures, de moulages, de bibelots, assis devant son chevalet et s’obstinant, avec une patience infinie, au modelage d’une figure. Sur le visage qu’il cherchait à reproduire, il observait longuement les traits caractéristiques, les lignes qui paraissent négligeables et qui sont essentielles, les riens dont se compose un tout ; et, de ces détails, relevés d’abord avec minutie, il extrayait ensuite, par une science consommée de la synthèse, ce qui devait survivre dans le relief du métal, sur l’avers de la médaille. Pendant qu’il accomplissait cette double tâche d’analyse et d’élimination, il semblait livrer, dans un grand calme, un héroïque combat contre la nature et il restait volontiers silencieux. S’il engageait une conversation, c’était par phrases brèves, chargées de pensée, avec un mépris visible des mots inutiles.

Il apportait une loyauté aussi méticuleuse dans la préparation de ses revers. Les allégories ou les symboles qu’il y représentait se formaient lentement dans son esprit, sous l’effort d’une réflexion solitaire et, avant de les immobiliser par la fonte ou par la frappe, il les dépouillait de toutes complications superflues, les simplifiait, les ramenait aux données maîtresses et aux indications indispensables. Il professait, avec raison, que l’art de la médaille a des lois rigoureuses, qu’il ne se confond ni avec la peinture, ni avec la sculpture, et qu’à vouloir imiterja perspective de l’une ou la plastique de l’autre, il commettrait une erreur mortelle.

Chaplain était, du reste, dans toutes ses compositions, servi par un goût parfait et par un sentiment de la mesure qu’il avait puisé aux sources vives de l’antiquité. L’amitié d’un beau-frère, qui fut un grand archéologue et un grand lettré, et dont le nom est resté cher à l’Université française, Albert Dumont, a conduit Chaplain, jeune encore, sur le chemin de la vieille Grèce. Dans une étroite et féconde collaboration, les deux amis ont étudié tous les anciens vases, hydries et lécythes, coupes et amphores, cratères et canthares, et Chaplain les a fidèlement reproduits dans les planches où s’exprime son respect religieux de la beauté antique. On retrouve dans ses médailles quelque chose de l’idéale simplicité et de la grâce immortelle qui avaient, sous le ciel d’Athènes, charmé ses yeux d’artiste.

Nous avons dû, cette année même, à l’heureuse initiative de M. Vernon de pouvoir admirer, d’ensemble, au Salon des Artistes français, l’œuvre si riche et si diverse de notre ami regretté. Combien de chapitres de notre histoire contemporaine ne se trouvent pas écrits, dans un style impérissable, sur les mille tablettes de cette collection ! Après la galerie, parfois un peu sévère, des Présidents de la République, voici celle des peintres : Baudry, avec, au revers, le génie de la peinture, et, dans le fond du champ, l’Opéra ; Gérôme, avec une mosquée et un sphinx ; Jean-Paul Laurens, avec un chevalet où repose le livre des anciennes chroniques de France ; Meissonier ; Bonnat ; Cabanel, avec une femme qui regarde une étoile ; Delaunay, avec un Apollon jouant de la lyre. Et puis, voici les hommes politiques : Gambetta, Jules Simon, Jules Ferry ; les sculpteurs, comme Guillaume ; les poètes, comme Victor Hugo ; les compositeurs, comme Gounod ; les architectes, comme Garnier ; les savants, comme Joseph Bertrand, Hervé Faye, Hermite, Berthelot ; les acteurs, comme Got ; les cantatrices, comme Mme Caron ; les administrateurs ou les moralistes, comme Gréard ou Liard ; les historiens, comme Sorel ; les médecins, comme Trélat, Tillaux, Bouchard, Fournier ; les divinités, comme Mme Bartet.

Ajoutez à cela la magnifique série des médailles commémoratives, depuis « l’Exposition universelle de 1867 », jusqu’à « la Visite de l’Escadre russe à Toulon » ; depuis « les Aérostats à la défense de Paris » jusqu’à « l’Inauguration de l’Hôtel de Ville » ; depuis « la Commission internationale du Mètre », jusqu’aux « Jeux olympiques d’Athènes ».

Dans la manière de traiter des sujets si variés, Chaplain ne laisse jamais pénétrer aucune monotonie. Spirituel lorsqu’il nous montre l’Amour guéri, il est tragique, s’il représente la Ville de Paris assiégée ; lyrique, s’il célèbre la grandeur des Expositions ; élégiaque, s’il consacre une médaille à la Protection des Enfants du premier âge ; épique, s’il figure la France, la tête ceinte d’une couronne de lauriers, accueillant les vaisseaux d’une nation alliée. Mais, dans ces changements de tons nécessaires, jamais n’éclate une fausse note, jamais ne se glisse une faute de goût. Partout et toujours, c’est le même souci de l’harmonie, le même tact, la même pondération. Partout et toujours, se retrouve, sous les formes qui s’adaptent à des sujets différents, cette unité de style qui était, chez Chaplain, la projection artistique de son irréprochable unité de caractère.

En revoyant, cet été, un si grand nombre de ses œuvres réunies au Grand Palais, nous avons mieux compris quel grand artiste il était. En nous groupant, ce matin, au pied de cette tombe, nous sentons plus douloureusement, dans la communauté de nos regrets, quel précieux ami nous avons perdu.