Centenaire de Victor Cherbuliez célébré à Genève

Le 31 mai 1929

Georges LECOMTE

CENTENAIRE DE VICTOR CHERBULIEZ

CÉLÉBRÉ A GENÈVE
Le vendredi 31 mai 1929

DISCOURS

DE

M. GEORGES LECOMTE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

La dernière fois que je suis venu en Suisse, c’était pendant l’une des plus poignantes péripéties de la guerre que notre volonté pacifique ne réussit point à épargner au monde. Stoïquement accrochée à son sol sur un immense front, la France haletait et saignait à Verdun.

Votre amitié séculaire fraternisait avec notre angoisse. Elle se montrait secourable à nos malheureux prisonniers. Elle accueillait, soignait et réconfortait ceux de nos grands mutilés qu’on laissait — en trop petit nombre — venir chez vous pour y renaître, sous le bienfait de vos soins, à l’espérance et à la vie. Recherchant les disparus, elle atténuait le chagrin des familles en leur permettant de communiquer avec ceux qu’on retrouvait, ou, tout au moins, elle leur donnait la douloureuse consolation de renseignements précis sur les dernières heures des morts...

Pendant quatre années, nous avons eu l’émotion de sentir battre votre cœur près du nôtre. Fidèle à son histoire, votre terre de liberté fut de nouveau un refuge d’humanité et de compassion. Et comme j’aurais honte de moi-même si, le jour où, pour la première fois depuis la tourmente, je me savais au milieu de votre bonté, mon cœur de Français ne vous criait pas sa gratitude !

En cette radieuse après-midi de septembre 1916 où, sur la terrasse de Nyon, lumineusement paisible, vous inauguriez le monument d’Édouard Rod, j’avais apporté l’hommage de la Société des Gens de Lettres de France à ce maître romancier, à ce critique, à cet essayiste qui, tendrement et fièrement fidèle à son pays natal, a tant aimé le mien et l’a si bien servi par ses ouvrages de haute terme, en même temps qu’il augmentait le prestige de votre Patrie.

Depuis longtemps, une réciproque estime littéraire avait peu à peu permis en nos cœurs l’éclosion d’une amitié confiante qui, favorisée par un charmant voisinage propice à de telles intimités et bientôt par des relations de famille ne tarda pas à être profonde et à devenir pour nous tous une chère habitude. Il était souvent l’hôte, toujours attendu, de mon foyer et je me sentais l’ami de sa maison. Son affection pour mes enfants égalait celle qui me liait aux siens.

En cette cérémonie de commémoration au nom de l’Académie française, — dont Édouard Rod eût certainement fait partie s’il avait fait un geste pour répondre à l’appel de voix autorisées, — je viens célébrer Victor Cherbuliez, l’un de ses membres, laissez-moi l’amicale douceur de préluder à cette glorification dans la patrie d’Édouard Rod, et si près de son monument, par un souvenir aux livres humains et pathétiques, d’une vie morale intense et profonde, par lesquels le maître romancier de la Vie de Michel Tessier et de l’Ombre s’étend sur la montagne, évoqua la noblesse et la grâce des paysages helvétiques, sous les féeries de leurs éclairages changeants, la bonhomie joviale et paisible des mœurs de chez vous, la gaieté de vos bourgs et la belle ordonnance de vos vignobles, la rumeur des eaux courantes au creux boisé des vallons.

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En me désignant pour dire ici la fidélité de son attachement à la mémoire de Victor Cherbuliez sur la terre on il naquit et on il vécut longtemps. pour rappeler les mérites de sa belle œuvre qui fait un égal honneur à nos deux pays, peut-être l’Académie française n’a-t-elle point oublié l’empressement avec lequel, au lendemain de la guerre, unissant dans une fête de plusieurs jours les écrivains suisses et français, la Société des Gens de Lettres, dont j’étais alors le président, mit en relief avec justice la richesse, les caractères et la diversité de la littérature helvétique. L’Académie a sans doute pensé que ce me serait une mission agréable de venir exprimer ici, en son nom, pour le centenaire de Victor Cherbuliez, des sentiments qui datent de ma jeunesse passée dans le voisinage de votre pays, et dont, spontanément, à maintes reprises, j’ai pris plaisir à donner la preuve.

D’ailleurs en 1882, l’Académie française n’a-t-elle pas saisi avec joie une occasion de manifester son estime et sa sympathie pour les Lettres de chez vous lorsque, s’étant fait réintégrer dabs la nationalité de ses ancêtres à l’une des heures les plus douloureuses de la vie française, Victor Cherbuliez lui offrit ainsi le moyen d’honorer avec éclat, en sa personne, la fière et grave pensée, les belles œuvres et les grands écrivains de votre pays ? Il me semble donc que, à côté de lui, nos prédécesseurs sous la Coupole apercevaient nettement, comme notre piété se plaît à les imaginer, la figure vénérée de Vinet, de Töpffer, d’Amiel, de vos autres grands écrivains helvétiques et, les dominant toutes, celle de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à eux que s’adressa aussi l’hommage de l’Académie française lorsque, étant venu espérer et souffrir avec nous sous l’étreinte du malheur et travailler au relèvement de la patrie de ses aïeux sans cesser de chérir celle qui les avait accueillis, il fut reçu par Renan sous la Coupole du Palais Mazarin. Les maîtres de votre littérature y prirent place avec Victor Cherbuliez.

Pieusement organisée par vous, Messieurs, la cérémonie de ce soir prouve que vous interprétez comme vos aînés le sens de cette élection. Elle fut un éclatant hommage aux Lettres suisses. Historiquement elle n’est qu’un lien de plus entre votre littérature et la nôtre.

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En faisant ce soir, au nom de l’Académie française, l’éloge de Victor Cherbuliez, je ne puis me défendre de penser à l’opinion d’un de vos compatriotes, M. de Murait, qui, vers le milieu du XVIIIsiècle, reprochait malicieusement aux Français de se plaire à échanger entre eux des amabilités et à fêter les femmes de propos flatteurs et galants. Il trouvait une preuve de ce qu’il appelait notre tendance nationale aux affables paroles, dans la mode alors assez récente des compliments académiques où, prétendait-il, le jour d’une réception, on s’évertue de part et d’autre.

Hélas, je crains fort que, dans les relations ordinaires de la vie, ces habitudes de courtoisie n’aient un peu perdu de leur aimable rigueur ! Dans le domaine des discours académiques, déjà Sainte-Beuve, maître en l’art des fléchettes empoisonnées, objectait à M. de Murait que l’art des nuances narquoises avait fait de saisissants progrès. Et il ne semble pas que, depuis ce temps-là, les fleurs soient invariablement offertes sans épines.

Messieurs, je ne voudrais pas, même en terre helvétique, donner raison au malicieux jugement de votre compatriote. En outre, à la minute tardive où j’ai l’honneur de faire entendre cette allocution, cinq beaux et importants discours ont étudié la pensée et les mérites de Cherbuliez, analysé les péripéties de ses romans, les caractères de leurs personnages, vous ont fait apparaître les ressources si brillantes de son esprit et les diverses causes de sa faveur ininterrompue. J’aurais mauvaise grâce à prétendre compléter un éloge si magistralement justifié et qui ne laisse rien dans l’ombre. Depuis deux heures qu’il y a des hommes et qui parlent...

Échappant à la souriante malignité de M. de Murait, je me bornerai donc à une double constatation qui, sans doute, aura plus de force probante que toute louange :

D’abord laissez-moi rappeler le vif et long succès de M. Victor Cherbuliez, à l’époque même où la France s’honorait de grands romanciers et conteurs tels que Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Émile Zola, Alphonse Daudet, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, où elle offrait en même temps au monde les pathétiques récits d’un Ferdinand Fabre, les délicates évocations champêtres d’un André Theuriet, l’émouvante poésie des romans de René Bazin, où elle voyait déjà se dessiner dans une jeune lumière de gloire, les liantes figures de Pierre Loti, d’Anatolie France, de Paul Bourget, où elle s’enrichissait des premières œuvres de Maupassant, de Huysmans, d’Octave Mirbeau, de Maurice Barrès, de Marcel Prévost, de Paul Adam, de J.-M. Rosny, de Jules Renard.

Si, par les attachantes péripéties de ses livres, par les idées et les passions qui y sont en lutte, par le relief des personnages qui s’y meuvent, par les qualités de leur construction et du récit même, par l’attrait mystérieux de leurs intrigues sous la forme la plus alerte et la plus limpide, Victor Cherbuliez n’avait pas intéressé l’intelligence de ses contemporains et captivé leur cœur, comment son œuvre aurait-elle pu être si longtemps remarquée et fêtée dans la splendeur de cette incomparable floraison ?

Le très cultivé, fécond et célèbre auteur du Comte Kostia, de Meta Holdenis, de Paule Méré, de Miss Rovel, de Ladislas Bolski, de la Vocation du Comte Ghislain avait infiniment d’esprit et de verve, les plus intarissables ressources d’imagination, le don de la construction attrayante et celui du récit attachant auquel il savait ingénieusement mêler les idées dont sa curiosité intellectuelle avait le goût. Mais, sans manquer à la justice et à la latitude littéraire qu’on lui doit, on petit dire qu’il ne possédait pas au même degré que Flaubert le don de la belle langue expressive, harmonieuse, colorée, aux amples cadences. Si dramatiques et surprenants que soient ces romans, ils valent par d’autres qualités que la puissance épique de ceux de Zola. La tendresse, l’ironie, la fine et profonde observation d’Alphonse Daudet, la grandeur et l’humanité poignantes de ses œuvres, nous émeuvent et nous charment aujourd’hui comme hier. Par leur courageux amour de la vérité, par leur vision originale et le frémissement de leur style nerveux, de leur « écriture artiste », comme ils disaient, les Goncourt ont un rang à part. Le poing ganté sur la hanche et la tête fièrement dressée au-dessus des bassesses de la vie et des facilités littéraires, Barbey d’Aurevilly nous émerveille par l’impressionnante stature de ses personnages, la farouche intensité de leurs passions, l’imprévu des saisissantes aventures où ils se meuvent, la magnificence de la langue en laquelle leurs faits et gestes sont évoqués. Puis rappelons-nos les rares imaginations d’un Villiers de l’Isle-Adam, le charme singulier de ses contes.

Cependant. — pour ne citer que ces illustres romanciers parmi ses contemporains, — Victor Cherbuliez obtint, dans leur voisinage, un retentissant et long succès que la plupart de ces grands créateurs furent loin de connaître en leur temps. Trente années, il a maintenu sous la séduction de ses récits un immense public sans cesse renouvelé.

C’est par centaines de mille que les lecteurs s’arrachaient ses romans en librairie, attendaient la publication de chaque œuvre nouvelle dans la Revue des Deux Mondes. Le plus passionné et le plus vigilant de ces lecteurs était peut-être M. Buloz lui-même, directeur de cette Revue, si vivement intéressé par les péripéties et les personnages des romans en cours, qu’il s’inquiétait de leur sort futur, suppliait parfois, en souriant, leur auteur de ne pas faire trop tôt mourir certains d’entre eux auxquels il était particulièrement attaché et, le plus sérieusement du monde, l’adjurait de ne commettre aucune imprudence avant l’achèvement de l’œuvre commencée dans son fameux périodique. Nombreux sans doute eussent été les admirateurs de Victor Cherbuliez qui, avec une anxiété égale à celle de M. Buloz, se seraient écriés comme lui, un soir que, à dîner dans sa maison savoisienne, ses convives se hasardèrent à manger des champignons cueillis par l’un d’entre eux l’après-midi même dans les bois : « Non ! non ! pas vous, Cherbuliez ! Rappelez-vous que vous n’avez pas encore terminé votre roman de la Revue ! »

Un autre fait non moins probant et qui, donnant tort à votre compatriote M. de Murait, me dispense de longs éloges, après tous ceux éloquents et délicats, que nous venons d’entendre avec un si vif plaisir, c’est l’extrême diffusion de l’œuvre de Cherbuliez, même hors de Suisse et de France, c’est-à-dire son long retentissement dans l’âme des peuples étrangers. Indiscutables signes de renommée et de succès universel que jusqu’à présent les plus chaleureux commentateurs de Cherbuliez ne semblent pas avoir retenu.

En Allemagne, il est beaucoup traduit de 1871 à 1908. Une bonne part de son œuvre se trouve en des collections étendues, comme dans le Lese-Cabinet der besten und interessantesten Romane aller Natonen, comme dans l’Allgemeine Romanbibliothek, d’Engelborn. La collection si populaire de l’Universal Bibliotek, de Leipzig, lui réserve une place d’honneur. Ses œuvres esthétiques et philosophiques ne sont pas moins goûtées que ses romans, et survivent plus longtemps (Athenische Plaudereien, 1903 ; Die Kunst und die Natur, 1905). On publie même comme édition scolaire, dans le texte français, Un cheval de Phidias, et cette édition se réimprime en 1908.

En Angleterre, ses romans rencontrent un accueil presque aussi favorable. Trois d’entre eux sont insérés dans les Popular French Novels : Samuel Brohl, 1880 ; la Revanche de Joseph Noirel, en 1881 ; Meta Holdenis, en 1881. Plusieurs autres sont traduits en volumes indépendants. Et la critique anglaise, comme la critique allemande, s’est, à plusieurs reprises, occupée de lui.

De même les Italiens se sont vivement intéressés à son œuvre : ils ont fait connaissance avec elle dans le texte français ; puis par des traductions : ce qui indique une pénétration encore plus profonde et une faveur qui s’est étendue jusqu’aux classes populaires, incapables de lire le français. En 1908 encore, à Milan, on traduisait un de ses ouvrages. Au moment de sa mort, la Nuova Antologia écrivait sous la signature de Laura Gropallo : « Son individualité d’artiste est trop forte, ses livres renferment une théorie d’art trop intéressante à étudier, pour que des œuvres comme L’Aventure de Ladislas Bolski et la Vocation du Comte Ghislain sombrent dans l’oubli. » Et elle affirmait que l’Art et la Nature était digne de demeurer comme le bréviaire de tous ceux qui aiment la poésie.

Aux États-Unis plusieurs de ses romans ont été traduits, lui assurant une célébrité qui dépasse l’Europe.

Résumant pour moi-même les mérites de Victor Cherbuliez, j’ai la conviction que, s’il vivait encore et pouvait écrire aujourd’hui les livres qui le rendirent célèbre, il connaîtrait un succès tout pareil, sinon plus vif.

En effet il était ardemment intellectuel. Et il se plaisait si fort à la discussion des idées que, pour se faire mieux suivre par ses lecteurs dans ce jeu passionnant, il donnait volontiers à ses controverses esthétiques — d’ailleurs très intéressantes et joliment évocatrices — l’apparence d’une forme romanesque, ainsi dans son Prince Vitale, et un Cheval de Phidias, et que ses vrais romans s’ouvrent, même dans leurs péripéties les plus pathétiques, au drame des idées. Or notre époque prétend à. l’intellectualisme et, malgré la part excessive faite à la tyrannie des sens, se targue volontiers d’être cérébrale.

Certain public littéraire, d’à présent se montre moins sensible qu’on ne l’était naguère à la vérité, aux fortes études humaines. Il n’exige plus autant de retrouver dans un roman le son, l’accent et le langage de la vie. Et si Cherbuliez eut maintes précieuses qualités de romancier, ce ne sont pas surtout celles-là qui, trente années durant, le firent si agréablement triompher.

N’est-il pas aussi, par tempérament, par éducation et par goût, l’un des premiers écrivains exotiques de notre littérature? Or, l’exotisme est aujourd’hui en grande faveur. En un temps où les voyages n’étaient pas encore fréquents, rapides et commodes, il s’était beaucoup promené à travers l’Europe. De l’Afrique et même de l’Asie il connaissait ce qu’elles offrent à la caresse bleue de la Méditerranée. Sur les terres enchantées et que je me risque à dire toutes bourdonnantes de légendes et d’histoire, il a médité devant les monuments antiques et les chefs-d’œuvre des grands siècles d’art. Aussi nous promène-t-il à travers les beaux paysages du monde et peuple-t-il ses romans de pittoresques personnages, originaires des plus divers pays. Leur étrangeté saisissante ne laisse guère le temps de discerner — tant on est sous le charme de l’extraordinaire et de l’imprévu — ce qui parfois peut leur manquer de vérité humaine. Pour les globe-trotters de la littérature actuelle, pour les écrivains et le public férus de cosmopolitisme, Cherbuliez peut donc prendre figure de précurseur et d’ancêtre.

Surtout, en des années où il semble bien que l’on soit engoué des récits d’aventures, celles qu’il a prodiguées dans ses romans devraient, en bonne justice, prolonger son succès dans un monde qui les aime. Elles sont ingénieuses et inattendues. Avec quelle prestesse dramatique elles évoluent, se mêlent el rebondissent ! L’auteur maintient sur elles un mystère qui les rend plus passionnantes, et qui s’élucide peu à peu sans que le dénouement se laisse trop tôt prévoir. Son imagination fertile réserve à la nôtre de bien plaisantes fêtes. Puisqu’aujourd’hui l’imagination est reine. Victor Cherbuliez, qui donne si brillamment libre cours à la sienne, devrait plus que jamais être à la mode.

Aux hommes de mon temps, qui certes reconnurent ses dons de romancier, la richesse de son imagination, le vigoureux accent avec lequel il dessine la figure de certains de ses personnages, absolus, inflexibles et passionnés, il a légué aussi le souvenir de beaux paysages, où l’on trouve charme, poésie, grandeur, et surtout celui d’une assez crâne indépendance d’esprit. Soyons-lui reconnaissants d’avoir montré la malfaisance des préjugés sociaux, de l’ombrageuse et injuste mesquinerie, de l’impitoyable rigueur qui parfois s’abrite sous des principes de charité et de bonté, heureusement en complet désaccord avec elle.

Cette générosité et cette bravoure résultaient de l’ouverture d’esprit et de la culture étendue qui caractérisent. Victor Cherbuliez et que nous saluons avec respect comme son plus haut mérite. Né dans un libre pays attentif, paisible et laborieux, qui garde sa vie et sa pensée particulières au milieu de la rumeur intellectuelle des autres peuples, mais où se croisent tous les échos du monde, Cherbuliez connaît à fond quatre langues, la littérature de tous les peuples, leurs idées, leurs mœurs et leurs goûts, leur vie politique et leurs aspirations nationales. Dans ses brillantes et solides chroniques de la Revue des Deux Mondes qui rendirent fameux son pseudonyme de Valbert, il a parlé de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie, des Balkans, non seulement avec esprit, mais avec une sûreté d’informations, une clairvoyance et une rectitude de jugement qui bien vite, et jusqu’au bout, lui donnèrent, en France et dans toute l’Europe, une grande autorité.

C’est à tort que parfois on a voulu dissocier Valbert et Cherbuliez. Le psychologue se retrouve dans le chroniqueur, comme il se révélait dans le causeur qui, au dire de ses contemporains, était étourdissant de verve et d’aperçus ingénieux. D’autre part l’essayiste finement cultivé, averti de tout ce qui se passe dans l’univers, sensible à l’art et à la beauté des plus divers pays, ajoutait ses ressources intellectuelles aux dons du romancier.

Il lui permettait en particulier de varier à l’infini la nationalité et le caractère de ses personnages. Il en est de forcenés, sur l’âme et les passions desquels notre contrôle humain ne peut guère s’exercer. Mais ils nous intéressent toujours. N’est-ce pas l’essentiel ?

Si vif plaisir que j’aie pu prendre à les connaître, peut-être, entre tous ceux qui me surprirent et me passionnèrent, celui qui m’a le plus touché en dépit de son rôle bien court dans le roman de Meta Holdenis et la brièveté de ses propos — est-il ce bon tonnelier de Beaune en Bourgogne, le sage Tony Flamerin qui, une nuit que le coq venait de se mettre à chanter, dit, avec son bon sens de tranquille travailleur, à son fils partant pour la vie libre, l’art et l’amour :

« Tony, j’ai toujours aimé le chant du coq. Il annonce le jour et met en fuite les fantômes de la nuit. Ce chant ressemble à un cri de guerre. Il me rappelle que nous devons passer notre vie à batailler contre nous-mêmes. Tony, toutes les fois que tu entendras chanter le coq, soutiens-toi que c’était la seule musique que ton père aimât. »

Il est probable que le père Tony Flamerin, dont la bonhomie s’alliait à tant de dignité, n’eût pas manié aussi correctement l’imparfait du subjonctif. Sans doute était-il plus à l’aise avec sa mailloche pour encercler les douelles de ses tonneaux. Mais, quelle vérité de sentiment et de langage ! Comme nous voilà loin des romans romanesques, des personnages romantiques, des châteaux et décors du Moyen Age ! En une phrase aussi simple que lui-même, cet artisan de village nous fait comprendre la vie, sa sagesse et les petits bonheurs paisibles dinnombrables travailleurs à sa ressemblance dans quelque riant décor de France ou de Suisse.

Si, malgré des opinions un peu différentes sur le roman, je goûte fort ceux que nous devons à Victor Cherbuliez, c’est beaucoup à cause des belles pages, délicates et sincères, ou il évoqua le charme de la Suisse, les montagnes et les vallées du Jura, dont il sut à merveille exprimer la poésie, et pour les inspirations qui lui vinrent de ma Bourgogne natale.

Il est entendu que, à cette commémoration, je suis le représentant officiel de l’Académie française. Si j’avais la tentation de l’oublier, mon habit brodé de vert me le rappellerait aussitôt. Mais, à cette cérémonie en l’honneur d’un maître écrivain qui a si bien parlé de la Bourgogne et aussi du Jura auquel m’attache mon hérédité paternelle qu’on veuille bien me permettre d’exprimer certains sentiments personnels.

Né à Mâcon, où s’écoulèrent mes années de jeunesse, j’ai toujours entendu parler de la Suisse avec amitié. Mon plus lointain souvenir d’enfance est celui d’une fête que, en août 1871, aussitôt après les deuils de ma Patrie, mes compatriotes donnèrent pendant trois jours à nos amis Suisses pour les remercier de leur cordial et généreux accueil à nos soldats, de leurs soins fraternels à nos malades, à nos blessés.

J’avais tout juste quatre ans. J’étais un petit bonhomme qui avait senti de l’angoisse et du chagrin autour de lui, qui avait vu pleurer. Et voici que, par vos aînés, arrive en ma petite ville une impression de résurrection, d’espérance, de joie.

Heureux de soulager leur cœur encore lourd d’une longue peine patriotique, mes parents me conduisent dans l’avenue de la Gare, pour y faire fête à vos sociétés qui ont répondu à cet élan de gratitude. Nombreuses, elles sont venues de tous les cantons helvétiques. Tête nue, on les acclame. Toutes ont fière allure et joyeuse humeur. Les gymnastes alternent avec les sociétés de tir en est de très pittoresques qui frappèrent mon imagination enfantine. C’est d’elles que, naturellement, j’ai gardé le souvenir le plus précis. Je revois encore l’ours de Berne qui, à la tête d’une Société de cette ville, m’émerveilla par sa fourrure, l’agilité de sa langue rouge en perpétuel mouvement dans sa large bouche immobile et par son  amusante familiarité avec tout le monde. Cette apparence d’animal symbolique, qui représente une antique tradition de chez vous, me réjouissait par toute la fantaisie du joyeux compagnon qui animait cette fourrure, et qui, hallebarde en main et s’appuyant de l’autre sur un maître des cérémonies, s’avançait derrière de petits fifres et tambours, avec une majesté facétieuse.

Lorsqu’on doit son premier souvenir de fête à un pays dont plus tard on n’entendit parler autour de soi qu’avec affection et reconnaissance, comme on est attentif à son histoire, à sa vie, à son esprit, à son labeur, à ses créations, à son art ! Depuis ma petite enfance, j’ai vécu dans l’admiration de la Suisse, de sa liberté accueillante à tous les exilés, de Genève, de Jean-Jacques Rousseau, des beaux vignobles harmonieux, en pente vers l’immense coupe d’azur où, entre les sombres sévérités du Jura et la candeur irradiée des Alpes, se gonflent les blanches voiles latines. Longtemps, j’ai rêvé de votre pays. Et lorsqu’enfin j’en pu avoir l’éblouissement, pour la première fois de ma vie, la réalité si belle ne déçut pas la délicieuse imagination que mon cœur m’en avant donnée.

Maintenant, vous avez le secret de ma très ancienne amitié. Certes votre pays, votre vie nationale, votre littérature ont assez de charme, de noblesse, et offrent assez d’intérêt. pour qu’on les aime sans l’éperon de si lointains souvenirs. Mais peut-être sentirez-vous mieux pourquoi je fus toujours si sympathique à votre esprit, à votre âme, à votre littérature, pourquoi j’ai voulu célébrer vos écrivains en des fêtes sans précédent dans la vie des Lettres françaises.

Et si, malgré un dur enchevêtrement de travaux, j’ai accepté l’honneur de représenter l’Académie française à ce centenaire de Victor Cherbuliez, certes, ce fut pour rendre hommage à ce romancier d’imagination si riche et diverse, de talent alerte et brillant, à cet essayiste pénétrant et cultivé, à ce spirituel et subtil discuteur d’idées, mais aussi, en même temps, au cher pays où il se forma, où il acquit tous les mérites qu’il nous apporta en des jours de deuil national, qui le firent aimer et honorer en France, comme il ne cessa jamais d’être aimé et honoré chez vous.