Centenaire de la naissance de Maurice Genevoix, à la bibliothèque historique de la Ville de Paris

Le 15 décembre 1990

Maurice DRUON

MESSAGE

DE

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

LU PAR

Mme Jacqueline de ROMILLY
de l’Académie française

à l’occasion du colloque consacré à

Maurice GENEVOIX

pour le 100e anniversaire de sa naissance

Bibliothèque historique de la Ville de Paris
le 15 décembre 1990

 

 

Trente mille jours... C’est le titre du dernier livre qu’écrivit Maurice Genevoix, à quatre-vingt-neuf ans, dans sa maison des Vernelles, si affectueusement chantée par lui. Trente mille jours d’une vie qu’il ressentait comme une chance, comme une grâce de chaque instant, malgré les blessures du corps, malgré les déchirures de l’âme. Trente mille jours où pas une seconde ne fut, semble-t-il, dilapidée ou perdue, où pas un déboulé de garenne, pas un saut rebondissant d’écureuil, pas un seul cri de courlis, pas un essor de ramiers dans les cimes, pas une des pistes infinies ouvertes devant lui par la nature, dans la brousse ou la neige, où pas un livre lu, pas un monument témoin d’une grande civilisation, pas un tableau contemplé, pas un regard échangé dans la complicité de l’amour ou de l’amitié ne furent laissés à l’abandon, ou à l’oubli.

Trente mille jours... Et vous n’en aurez que deux, tout au plus. Et je n’ai, pour ma part, que quelques minutes, au moment où s’ouvre ce colloque, pour m’approcher une fois encore de l’homme fraternel et chaleureux, de l’ami parfait, du grand écrivain que vous allez célébrer.

Que Mme Jacqueline de Romilly soit remerciée d’avoir bien voulu vous porter l’hommage que l’Académie, à travers moi, tient à rendre, en cette circonstance, à Maurice Genevoix.

Vous allez célébrer d’abord un homme libre. Tout Genevoix est là. La disposition à la liberté est une affaire de tempérament et peut-être d’atavisme.

Entre le premier ancêtre connu, ce fils de Genève qui, pour ne pas avoir à plier, vint chercher asile dans la Marche creusoise, et l’enfant intrépide et fier de Châteauneuf-sur-Loire, entre cet enfant et l’homme que nous avons connu, le fil est continu. Lecteurs ou amis, nous savons tous combien Maurice Genevoix était rebelle à toute forme d’embrigadement, selon le mot qu’il employait souvent.

Homme libre, Maurice Genevoix le fut jusqu’à parfois préférer les rebelles et les révoltés. De Raboliot à Beau-François et au grand cerf rouge de La Dernière Harde, toute son œuvre exalte la liberté considérée comme un bien naturel. Son Bestiaire est un bestiaire enchanté, mais c’est d’abord un bestiaire insoumis.

Rarement talent aussi doué pour l’indépendance de l’esprit et du cœur fut-il pétri d’autant de culture et s’accorda-t-il mieux aux valeurs profondes d’un peuple, d’une nation, d’un terroir. Homme « peuplé », selon sa propre expression, Genevoix ressembla toujours à lui-même. Le lycéen d’Orléans, le khâgneux de Lakanal, le normalien de la rue d’Ulm furent dans la continuité de l’enfant libre du Jardin sans murs et d’Au cadran de mon clocher.

Que les universitaires, que je sais nombreux parmi vous, ne s’en offusquent pas, mais, si brillant qu’il fût, Genevoix ne compta pas parmi les étudiants les plus assidus en Sorbonne. Il avoue lui-même dans ses Trente mille jours que pendant les deux années de l’avant-guerre elle ne le vit que cinq fois au cours de la première, et deux seulement au cours de la seconde. Qui lui en tiendrait rigueur ? Car l’homme que vous allez célébrer est aussi ce garçon de vingt-quatre ans, vif et rompu à l’athlétisme, qui, mobilisé le 2 août 1914, ne reviendra à la vie qu’à la fin de l’année 1915, après sept mois d’hôpital, comme s’il remontait véritablement de chez les morts. Il en rapporta ce chef-d’œuvre : Ceux de 14. Pas une seule ligne de lui, depuis lors, qui n’ait été hantée par le souvenir et l’horreur des Éparges.

Vous allez célébrer l’homme des étangs de Sologne et de la Loire aux bords incertains : l’intercesseur, comme il se plaisait à se désigner lui-même. Intercesseur entre les hommes et la vie, comme il l’avait été entre les morts et les vivants.

Vous allez célébrer l’ami des peintres, l’ami de Vlaminck, de Dunoyer de Segonzac, de La Patellière, de vingt autres; et l’on sait tout ce que l’écriture de Maurice Genevoix doit à ses dons exceptionnels de peintre et d’illustrateur.

Vous évoquerez encore le voyageur, celui qui, des pins d’Olympie aux rouges forêts du Canada et aux sylves épaisses de l’Afrique, suivait les chemins de sa curiosité et de sa propre aventure : celui qui, conteur exceptionnel, savait attirer à lui l’âme d’un peuple ; celui qui donnait écho aux mythes et aux légendes; celui qui, en avance sur notre temps, inculquait aux nouvelles générations de lecteurs la défense de la vie et le respect de la nature.

Vous allez célébrer le très grand écrivain qui savait donner aux mots leur poids de réalité, aux phrases leur rythme de plein vent, maniant la langue la plus pure, la plus française, y choisissant, comme dans une boîte à pêche, le bon hameçon, la plombée qui convient, et réussissant toujours parfaitement sa lancée.

Vous allez parler de sa carrière, où rien ne fut vraiment prémédité ni calculé, et où les choses lui survinrent parce qu’il les méritait : son prix Goncourt de 1925, son élection à l’Académie française en 1946, sa désignation comme Secrétaire perpétuel en 1958.

Élu moi-même à l’Académie, huit ans plus tard, j’ai eu le bonheur de voir Genevoix mettre au service de la Compagnie sa courtoisie, sa franchise, sa patience, sa générosité, son intelligence, son humour, et parfois même son ironie. Combien de pages de notre dictionnaire ne portent-elles pas la marque de son écriture ? Et combien d’entre nous n’ont-ils pas recueilli de lui un conseil, une attention bénéfique, un clin d’œil affectueux ou encourageant ?

Trente mille jours, disais-je en commençant. Trente mille jours de fidélité à soi-même, aux êtres, à la vie ; trente mille jours voués au jour, comme il se plaisait à l’affirmer ; trente mille jours où, j’en suis sûr, chacun va pénétrer, comme dans une hêtraie traversée de soleil, pour y retrouver son Maurice Genevoix.

Ce qu’il murmurait à la plus petite étoile, alors que dans la tranchée de Calonne il venait d’être atteint de trois balles : « Vous savez bien que j’ai  besoin de vous », peut-être l’adresse-t-il à vous tous, ce matin, parce que notre mémoire est l’étoile de nos amis disparus.

Puisse ce colloque être beau comme un ciel de Loire, au-dessus des Vernelles !