Les mystères du théâtre

Le 26 octobre 1982

Jean-Jacques GAUTIER

Les mystères du théâtre

PAR

M. Jean-Jacques GAUTIER
délégué de l’Académie Française

Séance publique annuelle des cinq Académies

 

Comme toujours, il faut d’abord s’accorder sur le sens des mots. Le Dictionnaire nous y aidera.

Mystère : 1) Dans son acception la plus générale : ce qui ne peut être expliqué.

Théâtre : 1) Édifice, lieu où l’on représente des ouvrages dramatiques. 2) Le genre littéraire correspondant. L’art et la profession de l’auteur et du comédien.

Et le théâtre est sans doute l’endroit qui recèle le plus d’illusions, le plus chargé d’éclairage et d’obscurité, et qui, par conséquent, comporte le plus de mystères, au singulier et au pluriel.

Le théâtre est précisément le mystère en pleine lumière.

Comment admettre qu’un même mot « théâtre » désigne des choses aussi différentes ?

S’agit-il d’emplacements ?

On dit le théâtre, un théâtre, des théâtres.

Avez-vous réfléchi qu’il peut être question de tréteaux en bois sur une place de village, des arènes d’Orange, d’une salle de patronage, d’un parvis de cathédrales, du minuscule Théâtre de poche, de l’Opéra de Paris, ou de ces modernes établissements en tubes métalliques noirâtres dont l’idéal semble être de se confondre avec une usine... aussi bien que de la salle de pourpre et de feu où Marcel Proust voit, pour la première fois, la Berma, après qu’eurent retenti les « trois coups, aussi émouvants que des signaux venus de la planète Mars ».

Et tous ces cadres qui ne se ressemblent en rien, portent un seul et même nom, ce sont des théâtres.

Voulez-vous que nous passions maintenant aux ouvrages ?

Le Miracle de Théophile, au XIIe siècle, et Le Gendre de Monsieur Poirier, au XIXe, sont des pièces. Le Barbier de Séville et La Cantatrice chauve, également. La Cléopâtre captive de Jodelle est une œuvre dramatique tout comme Chéri de sa concierge, Qui qu’a vu Nénette ou Les lolos de Lolotte. Dans une même colonne du gros livre de toutes les postérités, s’inscriront, à quelques lignes d’intervalle, Mère courage et Britannicus. On purge bébé non loin de Port-Royal. En attendant Godot appartient au même genre littéraire que Madame sans Gêne. Prométhée enchaîné se marie avec La Margoton du bataillon. Enfin Le Roi Lear, Le Roi-cerf, Le Roi s’amuse et Le Roi se meurt assurent le règne éternel du théâtre.

Quelle dynastie !

Et les auteurs... Car ont droit au titre d’auteurs dramatiques Henry Bataille et Sophocle, Musset et Kafka, Molière et Dubillard, Jean Racine et Françoise Dorin. Bien sûr, on ne les joue pas dans les mêmes établissements, mais enfin ils ont fait, ou font le même métier.

C’est cela le théâtre. Le mot et la chose. L’art et son mystère. Et, au fond de tout mystère, s’enracine la poésie.

Il fallait entendre Jouvet lire la grande définition du théâtre, de Claudel, dans L’Échange, aussi belle que les architectures de Palladio, les perspectives de Piranèse et les constructions de Nicolas Ledoux :

« Le Théâtre...

Vous ne savez pas ce que c’est ?

Il y a la scène et la salle.

Les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant.

L’homme s’ennuie et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre.

... L’œil est fait pour voir, et l’oreille pour entendre la vérité. Mais l’esprit tout seul connaît, et c’est pourquoi l’homme veut voir des yeux et connaître des oreilles, ce qu’il portait dans son esprit.

D’où le théâtre. »

Le plus grand mystère traditionnel du théâtre de tous les pays, du XVIIe au milieu du XXe siècle, c’est ce dispositif : ces trois côtés, le palais éventré, un appartement à cœur ouvert, c’est tout le principe du Diable boiteux, de « l’œil écoute », de la découverte des secrets et des âmes. Attrait de la vie sublimée aux dimensions dramatiques ou lyriques.

Le théâtre, c’est une loupe, un verre grossissant, un microscope dans l’oculaire duquel les gens regardent se dérouler des événements qui leur paraissent extraordinaires, entre des personnages qu’ils ne reconnaissent pas pour « leurs semblables, leurs frères », — même s’ils ont servi de modèle !

Souvenez-vous de cette histoire de Bernard Grasset, éditeur, assistant à la répétition générale de la pièce d’Édouard Bourdet Vient de paraître, pièce qui était une satire de l’édition, où l’auteur l’avait caricaturé, et qui riait plus fort que tout le monde, s’écriant à tout instant : « C’est tout à fait Gallimard ! ... »

Où commence le phénomène théâtral ?

À l’origine, il y a le créateur, le poète.

Celui sans lequel rien n’existe.

Comment cela lui vient-il ? Mystère.

Qu’est-ce qu’un auteur dramatique ? a écrit dans son livre Un Contentement raisonnable, André Roussin qui sait de quoi il parle :

« C’est, dit-il, un jeune homme qui, sur un coin de table, raconte une histoire sous forme de scènes successives et dialoguées. À la fin d’un acte, l’histoire n’est pas finie, il écrit donc un second acte ; puis un troisième, et parfois un quatrième. Quand le rideau est tombé sur ce dernier acte, le jeune homme s’aperçoit qu’il a écrit une pièce... »

Autrefois, la différence était grande entre les romanciers et les auteurs dramatiques.

Pendant très longtemps, ces deux catégories de créateurs ne se sont point confondues. Il y avait toujours le conteur qui écrivait pour être imprimé, et le dramaturge pour être joué. On avait affaire à des spécialistes.

Notre cher Marcel Achard était un dialoguiste. André Maurois un merveilleux narrateur.

Des écrivains comme Giraudoux et Montherlant, venus à la scène tardivement, et dont cependant le théâtre est devenu le plus durable titre de gloire ; ou un créateur universel comme Jules Romains ; constituaient des exceptions. Mais, le plus souvent, les talents ne se mélangeaient pas. On considérait que les gens qui avaient besoin du théâtre pour s’exprimer, étaient des êtres à part... Un peu comme les comédiens par rapport au reste du monde.

À l’heure actuelle, et depuis un bon quart de siècle, les choses ont changé, et cela s’est passé tout naturellement.

Des auteurs comme Sartre et ses émules, qui avaient des convictions philosophico-politiques, des positions à prendre, des idées à défendre, une propagande à exercer, se sont dit que le théâtre était un extraordinaire véhicule d’opinion. Ils ont considéré qu’une pièce valait un article de journal, que la scène était une tribune comme une autre. Pourquoi élever une séparation entre une réunion électorale et une représentation théâtrale ? Tout est meeting, c’est-à-dire rencontre et affrontement. Et ceux qui le pensaient, ont été jusqu’à dire : « Le théâtre est fait pour diviser » !... Alors que nous croyions qu’il était fait pour unir ! Avec eux, le théâtre prenait valeur d’arme et devenait instrument de combat.

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Pourquoi, un soir, le contact s’établit-il entre les acteurs et les spectateurs ? Et pas le lendemain ? Mystère. Pourquoi le courant passait-il hier de la scène à la salle, et pourquoi pas aujourd’hui ? Mystère. Pourquoi se présente-t-il à peu près le même nombre de personnes au guichet chaque jour pour une pièce donnée ? Autre mystère.

La tâche de l’auteur dramatique est, à mon sens, plus ardue et problématique que celle du romancier.

Le roman n’a point de règles. Vous faites ce qui vous chante. Quand vous en avez assez de la description, vous passez au monologue intérieur, puis à la scène d’action... que vous coupez par une page de dialogue, pour revenir, dès que cela vous arrange, à l’évocation d’atmosphère.

Le théâtre, du moins le théâtre traditionnel a ses lois qu’on ne saurait transgresser sous peine d’échec. Comme disait plaisamment Corneille : « Il est constant qu’il y ait des règles puisqu’il y a un art, mais il n’est pas constant quelles elles sont. »

Encore un mystère du théâtre.

Pour approcher le mystère et les mystères du théâtre, il faut se rendre compte que l’auteur dramatique, lui, dépend de beaucoup de gens qui vont intervenir dans son œuvre, et, peut-être, en l’interprétant, chacun à sa manière, la déformer.

L’acteur, le décorateur, le costumier, l’éclairagiste. Tous jouent leur rôle. Mais, après le point de vue du créateur — qu’il ait écrit La Reine morte ou La Cage aux Folles — il est certain que ce qu’il y a de plus important, c’est l’angle d’approche du metteur en scène.

Tout metteur en scène essaie de se faire une personnalité et un renom sur le dos de l’œuvre qu’il va faire représenter. C’est la tyrannie de l’organisation : « J’érigerai ma statue sur les ruines de ta ville. » Et puisqu’il s’agit de statue ce n’est plus le mal du siècle, mais le mal du socle ! D’ailleurs, nous avons été obligés d’accueillir un nouveau mot au Dictionnaire, ou plutôt une nouvelle acception du mot « dramaturge » — et ce sens nous vient d’Allemagne : le « dramaturge », sorte de metteur en scène supérieur décide du sens qu’on va donner à la pièce. Il faut croire que l’auteur sait moins bien que lui ce qu’il a fait ! Peu importe ce que Molière ou Marivaux ont voulu, ce qui compte, c’est ce que notre « dramaturge » (la confusion de dénomination est symptomatique) a, en fonction de son idéologie, l’intention de prouver.

C’est pourquoi, les dramaturges envoient aux critiques avant la représentation, des tonnes de documents où il est, par exemple, question d’« infrastructure de stimulation », d’« entretiens serai-directifs », d’« un type de réception uniquement cognitif », de « travail portant à la fois sur le signifiant et sur le signifié », de « champ sémiologique », et de « problématique théâtrale dans une phénoménologie de la représentation ... ».

Direz-vous, après cela, Mesdames et Messieurs, que je forçais la note en parlant des mystères du théâtre ?

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Pour moi, j’aime le théâtre, j’aime le mystère poétique, mais j’aime également la clarté. Je crois aux textes, je crois aux caractères. Je crois à des situations qui les révèlent. Je crois à des scènes architecturées. Je crois à ce qui fait rêver ou réfléchir. Je crois aussi à ce qui fait rire. Je ne crois pas à ce qui déprime ou endort. En un mot comme en cent, je ne crois pas que le théâtre doive être une punition.