Discours lu à l'occasion de la mort du comte Robert d'harcourt, en séance

Le 24 juin 1965

Marc BOEGNER

Mes chers Confrères,

Pour la seconde fois cette année, l’Académie française ressent douloureusement la perte d’un de ses membres. Le Comte Robert d’Harcourt, que notre Compagnie avait accueilli en 1946, était entouré du respect et de l’affection de tous ses confrères. Il y a un mois à peine nous prenions une grande part au deuil cruel qui venait de le frapper. Nos messages de sympathie l’avaient vivement touché et ces jours derniers encore il en remerciait plusieurs d’entre nous par des lettres profondément émouvantes. Il est mort, après la longue maladie dont nous suivions les étapes avec une anxiété croissante, à son arrivée dans sa demeure familiale où il avait exprimé le désir d’achever son existence terrestre.

J’ai eu l’honneur, avant-hier, de représenter l’Académie aux obsèques de notre confrère, célébrées dans l’église de Pargny-les­Reims, toute proche de la maison où s’est écoulée une si grande partie de sa vie, et je me suis efforcé d’être auprès de ses enfants et de ses petits-enfants l’interprète de notre grande peine et de notre sympathie confraternelle.

 

Travailleur infatigable dès son enfance, ayant acquis une forte culture au cours de ses études en France et en Allemagne, Robert d’Harcourt s’était fait tôt remarquer par une thèse de doctorat sur l’écrivain suisse Ferdinand Meyer. Plusieurs ouvrages sur Schiller et Goethe le mirent, par la suite, au premier rang des germanistes de sa génération. Sa connaissance de la littérature allemande était d’une vaste étendue; à se nourrir d’elle il a goûté quelques-unes de ses joies les plus pures.

 

Cependant la vie politique de l’Allemagne n’avait pas tardé à éveiller son intérêt et ses perplexités. Dès les premières manifestations du national-socialisme, il fut attentif à en découvrir les ressorts profonds. Il ne se laissa jamais, comme tant d’autres, séduire par le prophète du nazisme triomphant. Avec douleur il voyait le grand peuple, dont tant de génies lui étaient devenus familiers, se jeter sur une voie de ténèbres dans l’illusion de marcher vers la lumière. Avec une grande lucidité il discerna les signes annonciateurs de la tempête. Son Évangile de la Force en porte témoignage.

Et pourtant il sut toujours reconnaître, dans la nuit qui s’épaississait, le rayonnement d’âmes nobles et généreuses qui, souvent au prix de cruelles souffrances, s’efforçaient d’entrouvrir devant leur peuple une porte d’espérance : le Cardinal Faulhaber, Mgr Von Galen, le pasteur Niemöller, d’autres encore.

C’est que Robert d’Harcourt avait, lui aussi, une âme noble, pure et généreuse, qui le faisait communier à tout ce qu’il découvrait dans un homme de beauté morale, de vaillance, de disponibilité au service des autres dans le don de soi-même. Nous le savons tous : dans des circonstances dramatiques il a donné de nombreux exemples d’un magnifique courage. Les périls du combat, les mutilations de la chair, les souffrances de la captivité, les dangers de la résistance, les poignantes angoisses quant au sort de deux fils déportés n’ont jamais brisé, ni même affaibli, sa volonté de servir la France et, s’il le fallait, de donner sa vie pour elle.

Plus profondément encore que tout ce que je viens de dire, Robert d’Harcourt portait en lui une foi chrétienne dont l’authenticité, dont le dynamisme vivant s’imposaient à quiconque avait le privilège de se rencontrer avec lui dans l’ordre de la vie spirituelle. Je me souviens de notre première conversation, il y a quinze ans, dans le couloir d’un train qui nous conduisait à Florence. Quelques pages d’un de ses plus beaux écrits, l’Introduction à « l’Esprit de la Liturgie », de Guardini, m’avaient remué au plus intime de l’être. Quel privilège de l’entendre alors qu’il laissait simplement parler son âme qui répandait autour d’elle le merveilleux parfum de son enracinement dans le Christ !

Me permettez-vous d’ajouter ceci : notre confrère ne considérait pas que vivre la foi chrétienne fût chose facile. Etre clans le monde sans être du Inonde était à ses yeux le problème essentiel. L’Évangile lui apparaissait magnifique et redoutable et, dans les dernières étapes de sa vie, il en mesurait de plus en plus nettement les exigences. Sa soif d’humilité vraie s’exprimait parfois dans des paroles bouleversantes. « J’arrive au bout de la route, et j’ai les mains vides », a-t-il écrit, alors que son cœur débordait de l’amour de Dieu et des hommes. Croyants ou incroyants, comment ne serions-nous pas émus par un pareil dépouillement de toute recherche de soi-même, par une si rare qualité d’âme? Plus que par tout ce qu’a écrit Robert d’Harcourt, c’est par elle qu’il vivra dans notre souvenir plein d’affection et de reconnaissance.