Réponse au discours de réception de Wladimir d'Ormesson

Le 21 mars 1957

Henri PETIOT, dit DANIEL-ROPS

Réception de Wladimir d'Ormesson

 

Monsieur,

Puisque, au début du beau discours que nous venons d’entendre, vous avez rapporté un souvenir de jeunesse, permettez-moi d’en évoquer un moi-même, auquel votre nom est noblement associé. Je préparais alors l’Agrégation d’histoire, et, pour m’entraîner au « steeple-chase » qu’est l’oral de ce concours, comme tous mes camarades, je devais faire des leçons sur des sujets variés. L’un de ceux que le sort m’assigna fut le procès Fouquet. Je ne connaissais alors que de loin la célèbre affaire qui marqua les débuts du règne personnel de Louis XIV, encore que j’eusse, il faut que je l’avoue, une inclination naturelle à pardonner au Ministre des voleries qu’en définitive il ne fut pas seul à commettre, en souvenir de Vaux-le-Vicomte, ce chef-d’œuvre, et de la protection diligente qu’il accorda aux écrivains. Mais en étudiant la question plus à fond, je rencontrai une figure bien plus digne d’admiration, et pour laquelle mon cœur de vingt ans se prit d’un tel enthousiasme que ma leçon tourna à son panégyrique, en même temps qu’au réquisitoire contre son adversaire Colbert, ce que mon correcteur ne fut pas sans me reprocher.

Ce personnage était un magistrat, un de ceux qui composèrent la Cour de Justice chargée de juger Fouquet. Sa carrière, jusqu’alors, avait été brillante : Conseiller d’État à vingt-sept ans, Intendant de Picardie. Il était tenu pour si parfait homme de bien qu’il fut désigné pour être un des deux rapporteurs qui extrairaient des milliers de pièces du procès les propositions sur lesquelles l’arrêt serait fondé. L’instruction dura deux ans, deux ans d’intrigues, de manœuvres, de discussions passionnées. Pour les malversations qu’il avait commises, Fouquet était passible de bannissement et de confiscation des biens : mais le roi et Colbert voulaient sa tête, ce qu’ils ne pouvaient obtenir que si le crime de lèse-majesté était retenu. Pour forcer les juges à prononcer la condamnation suprême, Colbert n’hésita pas à faire fabriquer des faux. À de telles machinations, le rapporteur s’opposa. Les faux, il les dénonça ; les pressions qui s’exercèrent sur lui, il les écarta. Et quelles pressions ! celles du roi lui-même. En vain, pour l’avertir, lui enleva-t-on l’Intendance de Picardie : il tint bon. Les dernières semaines avant que le procès fût jugé, le magistrat demeura chez lui, porte close, à méditer et à prier Dieu d’éclairer pleinement sa conscience et, le jour venu, ce fut bien selon sa seule conscience qu’il rapporta, entraînant la majorité des juges à sa suite : Fouquet fut sauvé, Colbert quinaud, et le roi furieux.

Cette histoire est belle, et n’y a-t-il pas là de quoi embraser le cœur, à l’âge où l’on croit de toutes ses forces à la justice et où l’on n’accepte guère la raison d’État ? Mais la suite de l’histoire, que j’ai sue récemment, n’est pas moins belle. Au lendemain du procès, l’intègre magistrat fut disgracié. Quarante ans durant, il fut tenu à l’écart de toutes charges, contraint à vivre dans la retraite, en son château où venaient le consoler des amis qui s’appelaient Mme de Sévigné, La Fontaine ou Racine. Mais, quand le fils du disgracié fut présenté à la Cour, Louis XIV, s’arrêtant un instant et le considérant d’un air grave, laissa tomber cette parole : « Monsieur, tâchez d’être aussi honnête homme que votre père. » Bel hommage, sur les lèvres d’un Prince despotique, mais qui savait reconnaître la grandeur d’âme. Celui qui l’avait mérité était votre ancêtre direct : il s’appelait Olivier d’Ormesson.

À vrai dire, cet hommage était-ce seulement au rapporteur du procès Fouquet qu’il s’adressait, ou plutôt, à travers lui, à toute une famille, en laquelle le Roi-Soleil était trop avisé pour ne pas reconnaître une race de très grands serviteurs ? Car c’est une admirable famille que la vôtre, Monsieur, et l’historien qui remonte dans le passé, au long des siècles où la France éclairait le monde, rencontre vos aïeux à tous les carrefours, ordinairement placés en ces hautes charges de l’État qui ne peuvent être bien tenues sans de hautes vertus.

C’est au milieu du XVIe siècle, sous Charles IX, qu’un Le Fèvre, seigneur d’Ormesson, fit franchir aux siens l’étape décisive, en devenant Conseiller d’État, Intendant des Finances, puis en étant introduit par le Chancelier de l’Hospital au Conseil du Roi. C’était un homme exquis que le Président d’Ormesson, simple et bon, et qui avait son franc parler avec quiconque. Même devenu vieux, il passait pour le « père de la jeunesse » tant il aimait à rire, et Henri IV, qui l’estimait fort, et l’appelait familièrement « le bonhomme d’Ormesson », s’invita plusieurs fois à sa table, laquelle était ordinairement ornée de jolies dames, ce qui pouvait être, pour le Vert-Galant, une raison de plus d’y prendre place. Mais, comme il était fort sage, le bonhomme d’Ormesson, lorsque, chez lui, la fête battait son plein, il montait paisiblement se coucher, et s’endormait au son des musiques. C’est de lui que descendent tous ces Ormesson qu’on voit, depuis lors, aux premiers rangs des honneurs et des charges. Car, depuis l’ami d’Henri IV jusqu’à vous, il n’y a pas une seule génération de votre lignage où l’on ne trouve quelque magistrat des cours souveraines, quelque haut fonctionnaire, quelque financier ou quelque diplomate. Chateaubriand, d’un mot cruel, disait que toute aristocratie passe par trois âges, celui des services, celui des privilèges et celui des prétentions : les Ormesson n’ont connu que le premier.

Je suis allé évoquer ces grands morts, dans la demeure qui, depuis trois siècles, porte votre nom, et dont vous avez su faire, avec un zèle insigne, un mémorial de vos fidélités. C’est, tout près de la banlieue de Paris, mais à l’endroit même où sa laideur s’achève, un château mesuré, blond et blanc, d’une dissymétrie savante, qui se suspend au flanc d’une colline molle, face à des perspectives de bois illimitées. Peut-être Ormesson ne se distinguerait-il pas beaucoup de maintes autres maisons ravissantes que le passé légua à notre Ile-de-France si le goût poétique d’un de vos ancêtres ne l’avait entouré de merveilleuse manière, en le plaçant au centre d’une vaste nappe d’eau. Ainsi, de tous côtés plongeant ses façades en un parfait miroir, ce château narcisse semble-t-il, aux beaux jours, tout occupé à considérer avec tendresse sa propre grâce. Mais le matin d’automne où je le vis, le vent froid faisant couler la surface du bassin, on eût dit qu’il dérivait lentement, comme un nymphéa rose coupé de sa tige flexible, au fil mystérieux du temps.

C’est là que je saluai, d’une salle à l’autre, tous ces hommes dont vous êtes l’héritier : l’intègre juge Olivier, dans sa simarre rouge, tel que l’a peint Le Brun ; son père, André, un de ces saints laïcs comme en compta bon nombre la Compagnie du Saint-Sacrement chère à Saint Vincent de Paul ; cet Henri François, qui refusa tout net la Grande Chancellerie offerte par le roi Louis XV, parce qu’il se trouvait trop âgé pour cette charge, étrange scrupule dont nos hommes politiques semblent s’être heureusement débarrassés, — et tant d’autres. Sans oublier les femmes de votre lignée, belles et modestes, mères aux enfants nombreux, et toutes attachées aux risques comme aux chances de leur époux. Méditant ensuite sur l’exemple que propose une telle famille, lisant les livres fervents où vous vous êtes fait son historiographe, j’ai essayé de dégager les traits caractéristiques, ce par quoi tous ces Ormesson se ressemblent : le désir passionné de servir, le sens aigu du devoir d’état, beaucoup de mesure, beaucoup de libéralisme aussi, une grande indépendance de caractère, au total de la sagesse, de la fermeté et du courage. Ce sont les traits mêmes qui marquent votre carrière, ceux aussi, laissez-moi très simplement vous le dire, qu’on aime en vous.

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Si je devais me conformer aux usages des panégyristes officiels, — mais vous savez que l’Académie française consacre les usages sans en être esclave, — je devrais maintenant vous révéler publiquement que vous êtes né à Saint-Pétersbourg où votre père était conseiller d’Ambassade, qu’à l’âge de six semaines, vous faillites périr de mort violente, votre nourrice vous ayant, distraitement, posé sous les roues d’un wagon, que vous vous appelez Wladimir parce que la date de votre naissance coïncida avec le jour où la Sainte Russie commémora la conversion de Kiew par le Prince-Apôtre, et qu’au total ce prénom devait vous paraître un peu lourd à porter lorsque vous fûtes élevé en quelque lycée parisien. Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, de ne pas m’être livré à ce travail de reconstitution biographique dont les résultats, au surplus, vous auraient appris peu de choses, puisque vous l’avez fait vous-même, beaucoup mieux que je ne saurais.

Je renverrai donc à vos Enfances diplomatiques tous ceux qui souhaiteront connaître les commencements de votre vie. C’est un livre exquis et qui nous fait attendre avec gourmandise la publication, —si un jour vous vous décidez à la permettre, — du journal personnel que vous tenez depuis trente-sept ans. Ce volume de pré-mémoires ne nous renseigne pas seulement sur votre jeune carrière et votre découverte du monde, il évoque, avec un talent rare, l’atmosphère d’une Europe heureuse et qui ne savait pas assez qu’elle l’était, d’une Europe qui nous paraît si lointaine, perdue dans les arcanes de l’histoire, qu’à l’évoquer nous sommes tout attendris. Des figures, grandes et moins grandes, de rois, de ministres, de diplomates sortent de vos pages, bien campées, vues par l’œil pénétrant d’un petit garçon vif, formé à bonne école. Que ne puis-je les citer ! Que ne puis-je non plus rapporter les anecdotes savoureuses qui émaillent vos pages ! C’est par vous, Monsieur, que l’historien retiendra qu’à une cour nordique, la famille régnante était si fort dépourvue de conversation que, pour donner à son bon peuple, durant les entr’actes de l’opéra, l’impression d’échanger des propos animés, elle avait adopté un subterfuge. — « Un, deux, trois, quatre, cinq », disait le roi, le ton interrogatif. — « Six, sept, huit, neuf, dix », répondait la reine, d’un air de confidence ; à quoi la princesse héritière, un peu bavarde, enchaînait : « onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit ! » Et comment oublier la scène, brossée par vous avec verve, quoique un peu macabre à vrai dire, de ce lit funèbre où reposait un ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le Tzar de toutes les Russies, près duquel on dut en hâte éteindre les cierges, le corps du défunt étant si imbibé d’alcool qu’il menaçait de s’embraser dans un punch suprême ?

Europe touchante, un peu vieillotte, qui nous paraît bien insouciante, mais où il y avait encore une civilisation véritable, un certain nombre de valeurs en commun. C’est en la parcourant que vous vous êtes éduqué. Vos parents, tour à tour envoyés à Copenhague, Lisbonne, Athènes, puis Bruxelles, vous emmenèrent avec eux dans ces postes successifs. Vous dites, modestement, que vos études en souffrirent, et ne se firent que par raccroc. Selon les canons scolaires, peut-être, mais n’est-ce pas aussi une formation insigne que de découvrir le monde, à l’âge où la mémoire et la sensibilité sont les plus fraîches, de rencontrer, dans le salon maternel, des hommes considérables, d’entendre à la table familiale, parler des plus graves problèmes ? Votre vocation d’ambassadeur date peut-être du temps où, pour distraire vos jeudis, vous rédigiez, dans le plus pur style du Marquis de Norpois, d’étourdissantes dépêches diplomatiques, ou chiffriez, avec une clé, des invitations à goûter pour vos amis. Mais le grand chroniqueur de politique extérieure que vous êtes devenu, n’aurait pas possédé, des pays et des peuples, cette connaissance profonde, et comme instinctive, qu’on admire en lui, si vous n’aviez été l’enfant rêveur qui se formait un univers en méditant sur la noble terrasse du palais d’Abrantès, à Lisbonne, et l’adolescent qui marchait sur les routes de Grèce, le cœur tout ivre de délire mythologique, en se récitant à soi-même des vers.

Des vers. Ceux que vous saviez par cœur, si nombreux qu’un jour il vous fut possible, lors d’une tournée de la Comédie-Française à Athènes, de remplacer au pied levé un acteur défaillant. Mais ceux aussi que vous écriviez pour votre compte, et dont le recueil des Jets d’eau devait plus tard conserver un choix. De ces poèmes adolescents, — qui d’entre nous n’en a commis ? — vous parlez comme nous parlons tous, avec un sourire dont l’ironie cache une secrète tendresse. J’ai lu les vôtres, et j’y ai trouvé cependant beaucoup plus que vous ne reconnaissez aujourd’hui avoir voulu y mettre : votre conception du monde et de la vie peut-être, ce je ne sais quoi de pur et d’essentiel qu’on n’avoue qu’en vers et à vingt ans, mais auquel l’homme digne de ce nom se doit d’être toute sa vie fidèle :

Ne plus douter : tenir mon rêve dans ma main,

Et dans mon cœur ardent que le soleil inonde

Avoir des flots d’amour pour consoler le monde...

 

Ce n’était pas là un idéal médiocre. Et je pense qu’en m’entendant citer ces vers de votre adolescence, vous devez vous rendre cette justice que vous ne l’avez jamais trahi.

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Des vers donc, beaucoup de vers, un roman de jeunesse écrit durant votre service militaire, beaucoup de brouillons raturés, quelques mois de stage dans une banque bruxelloise : votre vie n’avait pas encore trouvé son axe lorsque la première guerre mondiale éclata. Me trompé-je si je dis que c’est elle qui, en vous affrontant à ses dures exigences, en vous plaçant surtout dans le rayonnement d’un chef qui savait merveilleusement accoucher les caractères, vous apprit à écarter toute tentation de dilettantisme, et à obéir au précepte fondamental de Nietzsche : « deviens ce que tu es » ?

Mobilisé, le 2 août 1914, dans le service auxiliaire, passé volontairement dans le service armé, vous étiez, en 1916, officier au Quartier général de la 157e division d’infanterie quand une balle de mitrailleuse vous atteignit, alors que vous accomplissiez une mission entre les tranchées, dans les bois d’Altkirch, en Alsace. La blessure était grave, demanda de longs mois d’hôpital pour guérir. C’est alors que le général Lyautey vous appela près de lui.

Lyautey ! vous avez tout à l’heure rendu à celui qui fut votre chef et votre maître un hommage dont nous avons partagé l’émotion. Comme vous, nous croyons que sa grande figure nous manque, qu’elle manque peut-être au Monde. Lyautey l’Africain qui rêva de bâtir un Maghreb uni à la France par les seuls liens de la confiance et de l’estime réciproque. Lyautey le conquérant, qui osait dire que « rien de durable ne se fonde sur la force » et ne souhaitait être qu’un pacificateur. Lyautey le social, qui, dès sa jeunesse, avait voulu abattre l’absurde barrière des classes, et établir entre tous les hommes un climat d’amitié. Lyautey, le prince lorrain, qui cent fois répéta aux élites qu’elles n’ont de droits qu’à la mesure des devoirs qu’elles assument. Lyautey l’Européen, qui, si patriote qu’il fût, savait et proclamait que toute guerre entre peuples de notre vieux continent est une guerre fratricide. Lyautey le chrétien, enfin, l’homme tourmenté d’infini, pour qui toute action n’avait, en fin de compte, de sens que pesée aux balances d’une autre justice que celle de la terre, et comme une option de nos vies mortelles sur l’Éternité.

C’est une chance unique de rencontrer un tel homme, et davantage d’être aimé de lui. Ce fut la vôtre. Lyautey ne vous demanda pas seulement d’être son officier d’ordonnance ; il fit de vous un de ses fils selon l’esprit, son confident, un de ses correspondants préférés : les cinq cents lettres que vous conservez de lui en témoignent.

De longs mois vous avez vécu dans le rayonnement de ce tempérament, de cette foi. De longs mois, vous avez assisté au jaillissement constant d’idées, de projets, d’espoirs, qu’était la vie du Maréchal. Sans doute, avez-vous parfois essuyé quelqu’une de ses colères, car ce lion à crinière blanche, aux yeux d’acier, avait des fureurs terribles ; mais plus souvent bénéficié des attentions d’une délicatesse incomparable. Quelle formation, Monsieur ! et comme vous avez raison de garder au plus profond du cœur une reconnaissance sans limites à celui qui vous la donna. J’ai remarqué, lorsque vous m’avez montré, dans la chambre même où il fut rédigé, le manuscrit du discours académique du Maréchal, qu’en feuilletant les pages de cette relique insigne, vos doigts tremblaient d’une émotion contenue. Et je me souviens encore de cette conversation, à Rome, où vous m’avez raconté comment vous aviez été seul, avec trois ou quatre amis, sur un quai de Marseille, le jour affreux où le grand proconsul revint du Maroc sans une salve d’honneur, sans un roulement de tambour, puisqu’aussi bien Lyautey aura bénéficié de cette suprême récompense que la France réserve à trop de ses meilleurs fils : l’ingratitude. Votre voix était grave et basse, votre gorge serrée. Un fils n’eût point parlé autrement de son père. Je compris alors ce que la rencontre avec Lyautey avait représenté pour vous.

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Au lendemain de la première guerre mondiale vous étiez revenu dans cet Ormesson que vous aviez acquis d’un de vos oncles, juste avant qu’éclatât le conflit. Marié depuis 1913 avec celle qui devait être toujours la parfaite compagne de votre route, vous aviez commencé à édifier cette magnifique famille, — trois filles, trois garçons, — dont vous vous plaisez à dire qu’elle constitue la plus chère de vos œuvres. Après tant d’errances, vous n’aviez qu’un désir, retrouver vos racines. « La terre et les morts » : la célèbre formule barrésienne prenait pour vous toute sa signification d’exigence. La commune qui porte votre nom vous avait choisi pour maire, — comme aujourd’hui elle a élu votre fils aîné. Votre avenir semblait celui d’un gentilhomme de campagne qui gérerait ses domaines, en se distrayant à composer des romans ou des poèmes. La Providence en laquelle vous croyez, en avait décidé autrement.

C’est un fait significatif de votre carrière que ses orientations décisives n’en furent jamais intentionnelles : vous ne deviez pas, plus tard, solliciter une ambassade ; en 1922, vous n’aviez nullement résolu d’être journaliste. Cet été là, vous aviez décidé d’aller faire un voyage en Europe centrale, curieux de voir ce qu’étaient réellement ces pays que le traité de Versailles venait d’improviser. Peu de jours avant le départ, à la table du Maréchal Lyautey, le directeur du Gaulois vous proposa d’envoyer à son journal des « lettres de voyage », elles parurent : ce furent là vos débuts dans un métier où bien vite, vous deviez faire figure de maître, celui du grand journalisme politique.

De ce premier contact avec la Nouvelle Europe, si fragile en vérité et sur laquelle pourtant se fondaient tant d’espoirs, vous n’aviez pas tiré seulement des impressions d’étape ; vous aviez trop été formé, depuis votre jeunesse, aux problèmes de la politique extérieure pour ne pas essayer de dégager les leçons de cette expérience. Votre premier grand article, publié dans la Revue hebdomadaire sous le titre « la Faillite de l’esprit diplomatique » acheva de révéler en vous une intelligence lucide, peu dupe des faux semblants, pour qui la référence fréquente aux leçons du passé constituait le moyen le plus sûr de juger du présent et de prévoir l’avenir. Peu après, une autre étude, consacrée à l’intervention française dans la Ruhr, attirait sur vous l’attention de Raymond Poincaré, qui suggéra au directeur du Temps de vous demander des chroniques. Bientôt l’Europe nouvelle vous confiait son éditorial. Votre destinée de journaliste politique était dès lors fixée.

C’est, il faut le dire, un admirable métier que celui de journaliste politique, mais combien exigeant et difficile ! Difficile surtout, exigeant davantage, lorsqu’il se soumet à l’actualité et qu’il doit faire face à la pression de l’événement quotidien. Ecrire chaque soir un article ; tous les jours avoir l’obligation d’extraire, du flot ininterrompu des dépêches que les « téléscripteurs » transmettent dans un crépitement de mitrailleuse, le fait fondamental, la donnée importante qui peut infléchir l’avenir ; sur tous les sujets, avoir une réaction instantanée en sachant qu’une phrase, répercutée dans un immense public, peut à son tour peser sur les décisions des hommes ; c’est là une tâche dont on peut apprécier la grandeur à la mesure des servitudes, et dont est loin de jauger les mérites le lecteur moyen qui, en ouvrant son journal habituel, attend qu’il lui fournisse, sur le monde tel qu’il va, une opinion toute faite, qu’il répétera, convaincu de l’avoir trouvée tout seul.

C’est ce métier-là, ce beau métier, que vous avez fait, Monsieur, des années durant, depuis qu’en 1934, le directeur du Figaro vous eut persuadé d’en assumer la charge. J’ai vu, à Ormesson, les recueils de ces articles où vous vous faisiez l’historien de l’immédiat ; ils occupent une longue suite de volumes. Parallèlement à eux, des livres paraissaient sous votre signature, qui étaient comme le prolongement de votre travail de journaliste ou plutôt qui vous permettaient, en accordant à votre pensée plus de développement, de montrer sur quelles bases solides se fondaient vos jugements quotidiens, et que vos réactions immédiates correspondaient à des intentions profondes, à une véritable politique. Que vous ayez exercé une influence, on s’en persuade volontiers à considérer les réactions violentes qu’à maintes reprises provoquèrent vos articles : c’est un excellent signe, lorsqu’on tient une plume, que d’être vilipendé et de susciter des colères. Telles de vos publications eurent cette chance ; votre livre, par exemple, Confiance en l’Allemagne ? que cependant avait couronné à l’unanimité un jury qui contenait parmi ses membres aussi bien André Tardieu que Léon Blum, sans oublier notre maître et confrère, André Siegfried. Et certaine étude où vous exposiez ce qu’on appela « le plan d’Ormesson », proposant une réduction des paiements intergouvernementaux, réparations et dettes interalliées, pour éviter les conséquences fâcheuses de ces grands transferts sur certaines économies nationales, fit en son temps figure d’événement, ou de scandale, ce qui, en politique, selon la perspective où l’on se place, est exactement équivalent.

J’ai relu, ces temps-ci, beaucoup de vos articles, et tous vos livres. L’impression que j’en ai retirée est, laissez-moi vous le dire, telle qu’elle eût suscité en moi une profonde amitié envers votre esprit, si cette amitié n’avait antérieurement existé envers votre personne. Plus encore que l’aisance qui est vôtre à exposer clairement les plus difficiles problèmes, ce que j’ai admiré, c’est votre mesure, votre sagesse, votre indépendance et votre générosité. Ce sont, nous le savons déjà, vertus de votre race, mais qu’on est d’autant plus heureux de voir en un de nos contemporains qu’elles ne sont pas si répandues. Traditionaliste, vous êtes ardemment tourné vers l’avenir ; Conservateur, vous êtes le contraire même d’un homme de parti, de clan, ou de caste : il suffit de voir, pour s’en convaincre, avec quelle pertinence, dans votre livre : Qu’est-ce qu’un Français ? vous tracez les portraits d’un Clemenceau, d’un Poincaré et d’un Briand, tous trois cependant si éloignés de votre propre « famille spirituelle ». Patriote, passionnément attaché aux fidélités qui firent la grandeur de la France, vous savez cependant, et avez le courage de le dire, que l’élargissement des perspectives imposé par la révolution technique doit entraîner un changement de vision et de méthodes, et que l’Europe peut être aussi la chance de la France. Prudent, dans vos jugements, vous refusant à hurler avec les loups, vous apparaissez essentiellement comme un homme libre. C’est, je ne vous l’apprendrai pas, une situation excellente pour recevoir des coups de droite et de gauche. Au moment de l’intervention italienne en Éthiopie, le Populaire vous appelait « le pédicure de Mussolini » et lAction française « le bas valet du Foreign Office », Guelfe aux Gibelins, Gibelins aux Guelfes, pour un journaliste qui se veut indépendant vraiment, il n’est pas de meilleure définition.

Le plus admirable est qu’en suivant cette voie de juste milieu et d’indépendance, vous avez eu bien plus souvent raison que les polémistes qui vous attaquaient. On est frappé, quand on relit les feuillets un peu jaunis de vos articles d’il y a vingt ou trente ans, de constater à quel point votre jugement était lucide et devait être confirmé par les faits. Vous aviez raison quand, dès 1924, vous annonciez que la nouvelle Europe était une construction artificielle qui ne résisterait pas au premier choc. Vous aviez raison, quand vous prévoyiez le relèvement de la Russie et de l’Allemagne et précisiez que leur alliance risquait de broyer un jour la Pologne comme dans un étau. Vous aviez raison, lorsque, vers 1930, voyant monter au delà du Rhin, le flot du national-socialisme, vous osiez dire qu’il ne suffisait pas de se moquer du caporal en chemise brune, mais qu’il fallait porter remède aux conditions économiques et sociales qui, en provoquant un monstrueux chômage, préparaient à Hitler ses troupes. Ajouterai-je que vous aviez raison encore, lorsque vous disiez, — c’est une idée sur laquelle vous avez insisté souvent et qui, semble-t-il, n’a pas cessé d’être bonne à redire, — qu’un pays ne peut pas avoir de grande politique extérieure si d’abord sa politique intérieure n’est solide, ordonnée, équitable, et que la France ne saurait faire confiance au monde si, d’abord, elle n’a confiance en soi...

Il est parfois singulièrement douloureux d’avoir raison. Dans ce poste d’écoute qu’était votre bureau du Figaro vous avez entendu s’enfler les grondements du cyclone qui allait balayer notre monde et jeter bas, pour un temps, le vieux chêne français. La seconde guerre mondiale éclata : demeuré à votre poste d’observateur de l’événement, de conseiller de l’opinion, vous ne laissiez pas voir à votre public le trouble que vous ressentiez et l’angoisse en vous grandissante. Le drame se précipita. La guerre des blindés, qu’un jeune chef avait annoncée, mais que les hommes politiques n’avaient guère su prévoir, déroula sur le territoire de la patrie ses terrifiants épisodes. C’est alors qu’une fois encore, une décision que vous n’aviez point sollicitée, modifia le cours de votre destinée. Le 20 mai 1940, à sept heures du matin, une communication téléphonique vous annonçait que vous étiez nommé Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège et que vous aviez à rejoindre votre poste, d’urgence. Six jours plus tard, vous arriviez au Palais Taverna.

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Avec cette nomination s’ouvrit le second grand chapitre de votre carrière : il devait être aussi brillant que le premier. À vrai dire, diplomate, n’étiez-vous pas prédestiné à l’être ? Fils d’ambassadeur, vous aviez déjà un frère aimé ambassadeur et un beau-frère ambassadeur : vous aviez étudié, dans le dessein d’écrire un livre, ce très grand ministre des Affaires Étrangères que fut Vergennes, publié une fort intéressante silhouette du premier représentant que la France eut aux Etats-Unis, Conrad-Alexandre Gérard, et analysé avec une grande pertinence la politique extérieure de Delcassé. Combien de fois vos articles n’avaient-ils pas offert aux diplomates, conseils judicieux et arguments ! Dans le dernier chapitre de vos Enfances Diplomatiques, vous aviez même brossé, de l’Ambassadeur modèle, un portrait qui mériterait d’être classique. Et surtout, sachant mieux que personne que la tâche diplomatique ne s’improvise pas, qu’elle exige une minutieuse formation d’esprit, et davantage, ce je ne sais quoi qui ne s’apprend guère, mais s’hérite plus volontiers d’une longue tradition de tact et de mesure, de culture et de dévouement, vous étiez, de toute manière, qualifié pour être un diplomate, au sens plein du mot.

Un de vos aînés dans la Carrière, un de ceux auxquels elle dut son éclat, a défini la diplomatie « la première des sciences inexactes et le dernier des beaux arts », à quoi il a ajouté que « ce n’est plus un métier ». La définition paraît judicieuse, la diplomatie, science psychologique par excellence, ne s’accommode guère des règles strictes qui régissent la mathématique ou la chimie, et fait à tout instant appel aux puissances d’intuition et de création que les artistes mettent aussi bien en œuvre. En revanche on se sent beaucoup moins d’accord sur la dernière assertion, encore qu’elle soit extrêmement répandue. Jadis, on reprochait aux diplomates de l’être trop ; on moquait leur vêture, leurs tics, leur langage : du Marquis de Norpois, de Marcel Proust, au duc de Xaintrailles, d’Abel Hermant, la « Carrière » fournissait maintes cibles aux romanciers et aux auteurs comiques. Mais il y avait alors, pour s’occuper des affaires extérieures des États, un corps solide, fortement original, qui exerçait un peu à la façon d’un sacerdoce un très beau métier. Ce corps a-t-il disparu ? Est-il vrai —ce sont les diplomates eux-mêmes qui nous l’assurent — que depuis l’emploi du téléphone et de l’avion, les ambassadeurs n’aient plus rien à faire ? L’auteur, à qui j’empruntais il y a un instant la définition de la diplomatie va jusqu’à assurer que l’idéal professionnel du diplomate soucieux de sa carrière doit être aujourd’hui de ne prétendre à aucun rôle autre que celui de boîte aux lettres, et que sa maxime de vie doit se résumer en ce cri qu’on entend retentir sur les quais des grandes gares au départ des trains de nuit : « Oreillers ! Couvertures ! »

J’avoue ne point partager ce pessimisme. Il est vrai qu’on a vu se constituer, de nos jours, une diplomatie nouvelle, à grands coups de déclarations fracassantes, à grands renforts de conférences « tenues à l’échelon le plus haut » : les résultats en sont-ils meilleurs ? Avant la guerre de 1914, une charmante histoire se racontait au Ballplatz, le Quai d’Orsay autrichien. Quand naquit la diplomatie ? Fut-ce quand l’ange Gabriel alla visiter la Vierge Marie ? Fut-ce quand le serpent remit ses lettres de créances à notre mère Eve ? Nullement. L’origine céleste de la diplomatie et son antériorité à toutes les professions ne sauraient faire le moindre doute, puisque la Bible nous apprend qu’au début de tout, même avant le fiat créateur, existait le chaos, et que le chaos ne pouvait être, naturellement, que l’œuvre des diplomates. Il ne semble pas que les choses aillent beaucoup mieux depuis qu’en ce rôle les hommes d’État aient prétendu remplacer les messieurs de la Carrière. Mais au surplus ceux qui, écrivains voyageurs, ont vu de près, en poste, maints diplomates français, savent avec quelles qualités éminentes la plupart d’entre eux accomplissent une tâche qui, pour être devenue plus modeste d’apparence, n’en est souvent que plus difficile. Ils savent ce qu’un ambassadeur, par son influence personnelle, peut donner d’autorité et de rayonnement à la France, qu’une ambassade est exactement ce que son titulaire en fait, et ils gardent la conviction que, n’en déplaise aux critiques, la diplomatie demeure bien un métier, un très beau métier.

Que vous ayez été vous-même un très grand ambassadeur, Monsieur, tous ceux qui vous ont vu à l’œuvre en peuvent témoigner. Votre carrière diplomatique se déroula en trois étapes. La première, brève, durant le douloureux été de 1940, où, coupé de votre pays et de vos enfants, réfugié avec votre femme au Couvent Sainte-Marthe du Vatican, vous puisiez dans de fréquents entretiens avec Celui-là même auprès de qui vous représentiez la France vaincue, la confirmation de l’espérance que vous portiez en vous-même : celle de son relèvement, et du triomphe de la justice. Revenu en France, à l’automne 1940, ne pouvant retourner à Ormesson, l’occupant vous avant inscrit sur la liste noire de ses adversaires nommément désignés, vous restiez à Lyon de longs mois, avant d’être obligé, comme tant d’autres, de fuir la police ennemie, de changer dix-sept fois de gîte, pour enfin revenir vous cacher à Paris même, en y préparant, avec quelques amis, la réapparition du Figaro.

Mais il était dit que la Carrière ne vous abandonnerait pas. Après quelque dix mois de journalisme politique quotidien, vous étiez pressenti par le général de Gaulle pour aller rouvrir à Buenos-Aires, l’ambassade de France, ce que vous fîtes avec un succès considérable, ranimant en Argentine les activités de nos lettres et de nos arts, rendant à notre culture le rayonnement qui, en cette Amérique latine amie, constitue sans doute notre meilleure chance. En 1948, enfin, M. Robert Schuman, alors Ministre des Affaires Étrangères, vous offrit de représenter de nouveau la France auprès du Saint-Siège. Vous deviez rester à Rome huit ans.

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Je suis sûr de ne pas me tromper en disant que vous avez considéré votre ambassade à Rome comme la plus grande chance de votre carrière, et son point culminant. Si, au plein de votre jeunesse, vous aviez rencontré un homme de taille exceptionnelle en la personne de Lyautey, votre âge mûr en aura connu un autre, aussi grand certainement par le caractère et le génie, mais qui dépasse encore votre premier maître en lumière intérieure et en rayonnement. Pour un diplomate de foi catholique, il n’est pas de plus beau poste que celui où il peut représenter son pays dans cet État qui est le plus petit du monde, quant à la surface, mais qui est le plus grand selon l’esprit. Là, en ce point même où l’Apôtre versa son sang pour le Christ et où reposa sa dépouille mortelle, ainsi que les grands travaux de notre confrère et ami Jérôme Carcopino l’ont montré. le cœur même du monde catholique bat ; c’est de là que tout part, c’est là que tout arrive. L’Église catholique ne reçoit pas d’autre lumière que celle qui lui vient de cette fenêtre unique, brillant tard dans la nuit au palais Vatican, la fenêtre près de laquelle un vieillard blanc travaille, infatigable, à faire régner sur la terre un peu plus de justice et d’amour.

Huit ans ambassadeur de France auprès de S. S. Pie XII, vous avez pu, mieux que personne, connaître cette personnalité si complète, si riche, qu’à seulement la considérer en son œuvre, on doit la tenir pour unique. Vous avez pu apprécier cette merveilleuse présence aux êtres qui est la sienne, si soutenue que chaque visiteur, a l’impression de retenir, de mériter peut-être, la totale attention de celui qui l’accueille. Vous avez pu mesurer l’inlassable curiosité du Pape à tous les problèmes, son véhément désir de voir clair, d’être exactement informé, la pénétration de son jugement, et sa bonté inépuisable. Je ne vous apprendrai pas en quelle estime il vous tenait, il vous tient : j’en ai recueilli le témoignage de ses propres lèvres. Je ne pense pas trahir un secret d’Etat en rapportant publiquement que la dernière fois que je fus reçu par lui en audience, en avril de l’an dernier, vous étiez candidat au siège que vous occupez désormais parmi nous, et que le Souverain Pontife s’enquit auprès de moi de vos chances. Il n’était pas besoin d’être doué du don de prophétie pour l’assurer qu’elles étaient grandes. Ce à quoi le Pape me répondit qu’il s’en réjouissait et pour vous et pour l’Académie française, puisqu’aussi bien, gardant de la gratitude pour le témoignage de respectueuse admiration que notre Compagnie lui offrit jadis en lui décernant sa médaille d’or, ce grand lettré qu’il est s’intéresse à nous, même à notre dictionnaire, voire à nos élections.

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Ce que furent les huit années de votre ambassade à Rome, quel extraordinaire éclat vous avez su donner à votre mission, nous sommes ici quelques-uns à avoir pu l’apprécier directement. De longue date, jamais envoyé de la France auprès de la Cour pontificale « n’avait porté à un pareil niveau le rang de sa fonction, ni satisfait aux obligations de sa tâche avec un égal prestige ». Vous étiez devenu le Doyen du corps diplomatique. Le Circolo di Roma, le plus fermé des cercles, qu’un de ses membres définissait un jour « le Jockey-Club des diplomatiques » vous avait choisi pour Président. La Villa Bonaparte, où vous aviez très judicieusement transporté l’Ambassade française, était devenue le lieu de rencontre où les Français de passage prenaient contact avec tout ce que la Ville Éternelle comptait qui pût les intéresser. Cardinaux, archevêques, évêques, y mêlaient en grand nombre leurs violets et leurs pourpres. Et comment, en évoquant ces réceptions où l’intelligence et la délicatesse s’alliaient, ne pas rendre hommage à l’hôtesse sans qui elles n’eussent pas été telles, — dans la tâche diplomatique l’ambassadrice n’est pas beaucoup moins importante que l’ambassadeur, — celle qui sut aussi bien restituer aux fresques du palais leur beauté ancienne que donner à chacun de ses invités l’impression qu’en cette demeure française, il se trouvait un peu chez soi ?

Une des œuvres auxquelles, durant ces huit années fécondes, vous aviez été le plus attaché, a été ce « Centre Saint-Louis des Français » dont nos compatriotes ne savent pas assez qu’il constitue un haut lieu de l’esprit, un intense foyer d’où rayonnent la culture et la spiritualité françaises. Un de vos prédécesseurs l’avait fondé, montrant par là qu’on peut être un très grand philosophe et un esprit très pratique : Jacques ‘Maritain. Vous lui avez donné un développement extraordinaire. Ce n’est pas rien que, dans la vaste salle de lecture, des étudiants de toutes les races, et de plus de cent nations, viennent suivre les travaux de la science et de la culture française. Ce n’est pas rien qu’au plein cœur de la Ville, une librairie qui est peut-être la plus belle de Rome, offre nos livres. Ce n’est pas rien que les salles du Centre Saint-Louis se remplissent plusieurs fois par mois pour écouter des conférenciers français de passage et voir des films français. Votre dernière réalisation à Rome aura été précisément la construction d’une salle plus vaste encore, que votre excellent collaborateur, le Père Darsy, sut paradoxalement installer en sous-sol, dans le vieux cloître de Saint-Louis. Ceux qui assistèrent à l’inauguration purent constater quel rayonnement personnel était le vôtre, et quelle estime le difficile monde romain vous accordait. Il y avait tant de princes de l’Église tout de rouge vêtus, au premier rang de, l’assistance, qu’un diplomate un peu impertinent murmura : « Est-ce à un Consistoire que nous allons assister, ou à un Conclave ? »

L’immense labeur que réclame le métier d’ambassadeur, on vous voyait l’accomplir avec une aisance, une simplicité, on dirait même une gentillesse qui vous gagnaient les cœurs. Je ne pense pas qu’il y ait eu, parmi vos subordonnés, un seul qui n’eût reconnu en vous l’aîné fraternel, l’ami, et l’hommage que. par la voix d’un d’entre eux, ils vous rendirent lorsque vous avez quitté Rome, caractérisa d’un mot exact l’impression que vous donniez à tous : « l’humanité » ; quelle vertu éclatante pour un chef ! Vous aviez découvert cette manifestation de la vitalité spirituelle de la France qu’est la présence française dans la Ville Éternelle, et vous vous étiez pris de passion pour elle, au point de lui consacrer des pages ferventes. Tous ces prêtres, tous ces religieux, toutes ces religieuses qui servent l’Église en sa capitale, depuis le décanat du Sacré-Collège et la Secrétairerie d’État jusqu’aux plus humbles besognes de la charité, vous en aviez fait, ce qu’aucun ambassadeur n’avait fait avant vous, une vaste famille, unie par les liens d’une amitié active. Quelle gratitude tous vous en gardent, nous en avons un signe : cette épée que vous portez en cet instant et à l’offrande de laquelle, — j’ai lu la liste de tous ces noms, — du Cardinal de Curie jusqu’à la plus modeste ursuline, tous et toutes ont voulu participer.

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Vous voilà donc, ceint désormais de cette arme pacifique dont un chef d’État militaire nous dota, et vous nous avez dit tout à l’heure qu’en vous élisant, l’Académie française avait réalisé le rêve de votre enfance. Me permettrez-vous cependant de vous avouer qu’en préparant ce discours d’accueil, je n’ai pas été sans éprouver une rétrospective inquiétude ? Car, à étudier l’histoire de votre famille, j’ai constaté, avec quelque étonnement, que vous étiez le premier Ormesson à siéger parmi nous. Le roi Charles IX, à un de vos ancêtres qui refusait de devenir Ministre des Finances, répondait : « J’ai mauvaise opinion de mes affaires puisque les honnêtes gens ne veulent pas s’en mêler. » Devais-je penser que les affaires de l’Académie étaient si mauvaises que tant d’honnêtes et illustres Ormesson n’eussent pas songé à être académiciens ? Mais j’ai calmé ce léger tourment en me souvenant qu’il est de tradition dans votre famille de ne briguer ni honneur ni haute charge, mais d’attendre d’y être mandé, et en me remémorant que l’article 15 de nos statuts, qui rend inutiles les lettres de candidature et même déconseille formellement les visites académiques, n’a guère été appliqué par nos aînés...

Vous-même, Monsieur, en vous conformant à de tels usages, vous écartez-vous de ceux de votre famille ? Les grandes étapes de votre carrière, nous venons de le voir, vous les avez franchies presque involontairement, appelé à des postes ou à des titres que vous n’aviez pas sollicités. Votre candidature à notre compagnie serait-elle l’exception qui confirmerait cette règle de votre vie ? Non sans doute, car l’appel à siéger parmi nous, vous l’avez bien reçu, et de la façon la plus émouvante ; de celui-là même auquel vous deviez succéder, Claudel, le grand Claudel, avait pour vous autant d’affection que d’estime ; deux sentiments dont il n’était guère prodigue. Je puis vous apporter le témoignage que, depuis longtemps déjà, il souhaitait vous voir dans nos rangs. Et quand il dédicaçait à son « futur confrère » les livres qu’il vous adressait, croyez bien qu’il ne cédait pas à un mouvement de pure politesse, la gracieuseté n’étant pas non plus beaucoup dans son tempérament.

Vous venez de parler de lui comme il eût aimé qu’on parlât simplement, honnêtement, sans emphase, mais avec la chaleur et la confiance que cet homme à l’écorce rude appréciait plus que tout. Quelle tâche cependant vous incombait à évoquer en une heure cette prodigieuse stature, ce bloc erratique de nos lettres, ce caractère complexe et fascinant, ce génie pour qui la gloire n’aura peut-être été, en fin de compte, selon le mot d’un autre poète[i], que « la somme des malentendus qui s’accumulent autour d’un nom » ! Il fallait, pour que son portrait fût tel que nous venons de l’entendre, que votre analyse de l’homme et de l’œuvre ne procédât pas seulement d’une documentation exacte, mais de cette puissance de connaissance dont Pascal nous a appris qu’elle est la seule efficace : le cœur.

En vérité, il n’y avait pas un Claudel, mais plusieurs, pas seulement le Claudel diplomate et le Claudel poète, dont vous avez justement dit qu’ils avaient pu s’entr’aider, pas seulement le Claudel tendrement mystique de la « Vierge à midi » et le Claudel précis, administrateur solide, que vous nous avez montré, consul ou ambassadeur, minutieusement préoccupé des plus matériels intérêts français. Cet homme qu’on voyait le plus ordinairement carré dans sa rugueur massive, avait aussi en lui des trésors de générosité et de délicatesse. Celui-là même qui disait, avec son grand rire : « l’incompréhension fait partie de mes attributs » savait tout comprendre quand il s’agissait d’un ami dans la peine, ou d’une âme dans l’inquiétude. Cette sensibilité dont il a su doter les plus exquises de ses héroïnes, c’était d’abord la sienne ; la charité de Violaine, c’était d’abord celle à laquelle lui-même voulait tendre : mais cette sensibilité, cette charité il les cachait aux regards des hommes, sachant que la vérité du cœur n’appartient qu’à Dieu.

Il y avait aussi le Claudel paysan, — celui qu’il appelait lui-même « mon côté j’avions », — assez fier, quoi qu’il en dit, de ses solides racines terriennes », mais qui exagérait sa rusticité pour décourager les sots. Il y avait le Claudel moqueur, celui qui déclarait publiquement que les expressions « écoutez voir » et « nous deux, mon chien » lui paraissaient d’une excellente langue, tout exprès, j’imagine, pour étonner ses confrères de l’Académie française. Il y avait encore le Claudel homme d’esprit, aux réparties instantanées, impayables, celui qui résumait la crise économique américaine par cette formule : « C’était l’époque où, en se mettant à la fenêtre au quarantième étage, on voyait à tout instant dégringoler un banquier ; ce qui était fort moral... », ou celui qui, à une amie qui se plaignait de manger trop souvent du veau dans les wagons-restaurants, répondait, en éclatant de son rire superbe, que « les veaux des wagons-restaurants devaient être les fils des vaches qui regardent passer les trains ». Petits côtés d’un grand homme ? et que je devrais m’excuser d’évoquer en cette enceinte ? Non, car il y a en Claudel un élément comique, sans lequel son génie n’eût pas été complet, et auquel il attachait la plus grande importance. « Claudel, poète cosmique », portait la bande d’un livre qui lui fut consacré. En le lisant, il poussa cet inimitable grommellement qui était chez lui le signe de l’ironie et de la fureur : « l’s est de trop ! »

Le plus extraordinaire était que tous les éléments complexes, et presque contradictoires, qui composaient sa personnalité, se trouvaient en Claudel accordés, harmonisés, par une sorte de flot puissant, irrésistible, de flux vital. Au contraire de tant d’autres, bien moins compliqués et originaux, il n’avait aucun effort à faire pour être totalement lui-même. Un Victor Hugo, qu’il n’aimait guère, un Shakespeare, qu’il admirait, donnent une impression analogue, de spontanéité créatrice, de jaillissement. Là était aussi la racine de sa joie, cette immense et puissante joie qui anime et emporte toute son œuvre. « Il n’y a pas d’autre bonheur sur terre que de donner son plein », dit son héroïne Violaine. Mais il savait qui avait placé en lui cette puissance, et pour quel usage ; il savait pour quel bonheur il faut donner son plein. Lui qu’on a si souvent représenté abrupt dans son orgueil, il avouait que toute son œuvre n’avait à ses yeux d’importance que par le témoignage qu’elle pouvait porter au monde, et que, bien plus que de la critique littéraire, elle relevait de Dieu.

Vous aussi, Monsieur, et moi-même, nous croyons l’un et l’autre que là est bien « la voie, la vérité, la vie », et que tous les éloges humains n’ont aucun sens auprès d’un autre jugement qu’il n’appartient point aux hommes de prononcer. Pour le grand chrétien qu’était Claudel, le plus beau des discours, fût-il académique, valait moins qu’une silencieuse prière. Je vous donne rendez-vous, l’été prochain, à Brangues, dans cette terre dauphinoise où le poète avait voulu passer la fin de sa Nie et où il a choisi de reposer. Nous descendrons ensemble le chemin rocailleux qui mène à cette dalle nue sous laquelle, selon la formule biblique qu’il avait voulue comme épitaphe, « les restes et la semence de Paul Claudel » attendent la résurrection de la chair en laquelle les chrétiens ont foi. Dans cet enclos de solitude et de silence, longuement nous méditerons la leçon de cette grande vie, au pied de ce haut peuplier solitaire qui tremble de la tète dans le midi solide, où il n’y a plus à jamais ni hésitation ni « partage », comme un trait d’union tangible entre la terre mortelle et le ciel des génies et des saints.

Puis, nous irons à quelque cinq cents mètres de là, au bord de ce Rhône que le poète a si admirablement chanté, et qui par tant de côtés lui ressemble. Nous regarderons couler cette eau puissante, frémissante de violences contenues et de lumière, nous penserons à tout ce qu’elle apporte à la terre où elle passe de force de vie, de générosité, de ferveur et d’espérance. Et nous relirons ensemble ces phrases qu’il y a deux ans, sur le parvis de Notre-Dame. prononça au nom de l’Académie française, celui dont je viens de n’être que le substitut, notre commun ami, Robert d’Harcourt :

« Roc puissant en travers du courant, — paradoxe de dureté au milieu de la mollesse ambiante, — placé comme un signe à une heure où tout se délite et s’effrite, — comme un grand signe d’affirmation devant une humanité qui n’a jamais eu faim plus grande de certitude. »

 

[i] Rainer Maria Rilke.