Discours de l'évêque de Blois lors de la réception du duc de Saint Aignan

Le 16 janvier 1727

Jean-François-Paul LEFÈVRE CAUMARTIN

DISCOURS

De M. L’Evêque de Blois

 

L’Académie vient de perdre dans M. Boivin un de ces hommes qui honorent leur fiécle, leur patrie, & plus encore les Compagnies qui les ont, ou formés, ou adoptés. Depuis la deftruction de l’Empire d’Orient a fait paffer dans nos pays toutes les richeffes de la Langue Grecque, nous n’avons eu perfonne qui ait puifé plus heureufement dans ces tréfors : ni les Budés, ni les Ramus, ni les Huets, ni les Daciers. Ne le regardons point comme un fimple Grammairien, connoiffant la jufte valeur & la propriété des termes, mais peu verfé dans les matieres où on les emploie : regardons-le comme un homme inftruit, & poffedant à fond tout ce qu’on peut étudier dans le Grec. Lifoit-on avec lui Homere, Sophocle, Euripide, Anacreon, il faifoit fentir toutes les beautés, tous les goûts, & les caracteres différens de ces Poëfies, vous démêloit l’hiftorique d’avec le fabuleux, les objets, les allufions, & la morale des Poëmes. De même il vous faifoit apercevoir la force du ftile preffé, vif & tendre de Demofthene ; les f leurs, mais e diffus de l’éloquence d’Ifocrate. Il paroiffoit avoir fait fon étude de la Chronologie, fi on lifoit avec lui Herodote, & les Hiftoriens. Peu s’en faut que je ne dife, qu’à la lecture de faint Juftin, de faint Cyrille, d’Eufebe, de faint Chryfoftome, il paroiffoit Théologien. Pardonnez, MESSIEURS, fi je fuccombe à la tentation de me déceler, & fi en m’avouant difciple d’un maître, avec qui j’ai trop peu profité, je vous entretiens de ce que vous avez tous obfervé comme moi. A-t-on vû une communication plus aifée, d’un fçavoir auffi immenfe ? Des mœurs plus douces & plus unies, un cœur plus droit, un efprit moins enflé ? Docile & foumis du plus loin qu’il appercevoit la Religion, il s’arrêtoit où l’efprit humain doit s’arrêter, & refpectoit les barrieres pofées de la main de celui qui a mis des bornes à la mer. Affligés d’une fi grande perte, nous avons crû devoir chercher notre confolation, dans un ordre différent de celui d’un fimple homme de Lettres ; d’heureufes expériences nous y autorifent ; c’eft même le but & l’objet de l’Académie pour répondre à ce que le public attend de nous : fi nous avons à prononcer fur des ufages, à former des regles pour ceux qui commencent, ou qui doutent, Athénes, & le fiécle d’Augugte ont moins de poids, que les expreffions de ceux qui font l’ornement d’une Cour comme celle que vous habitez, MONSIEUR. Nous connoiffons les charmes & les graces de votre converfation ; cette éloquence fi convenable au rang rang élevé que vous tenez ; ce ftyle fi noble, fi précis, fi naturel qui a été admiré dans vos dépêches ; & nous ne vous dirons rien fur ce que vous voulez qui refte caché dans un petit nombre de vos amis.

Mais, MONSIEUR, l’Académie qui fe fait un plaifir extrême de vous recevoir, ne croit pas faire en vous une acquififion nouvelle ; elle rentre dans fes droits à votre égard : elle compte que c’eft une reftitution qui lui eft faite. Nous avons eu pendant bien des années M. le Duc de Saint Aignan pour Confrere ; il aimoit cette Compagnie, & il lui étoit cher par bien des endroits : orné de toutes les vertus civiles, politiques & militaires, il n’avoit point négligé le goût & les talens que la nature lui avoit donnés pour les Lettres : nos premiers & nos meilleurs Auteurs, avec qui il étoit en commerce, nous en ont confervé le fouvenir ; & un âge fort avancé, qui n’avoit diminué en rien les glaces & la vivacité de fon efprit, lui faifoit trouver parmi nous des amufemens & des délaffemens convenables.

 Il étoit pour nous une tradition vivante, qui nous rapprochoit non-feulement les grands hommes de notre premier âge, avec qui il avoit vécu ; mais qui nous faifoit connoître de plus près Louis XIII notre augufte Fondateur. Il nous peignoit fes principes de juftice, fon courage, fes grandes connoiffiances dans l’art militaires, fes maximes de Religion profondément gravées en lui, fes derniers momens, aufquels nous n’avons rien vû de comparable, que ceux d’un fils qui l’a encore furpaffé. Il nous faifoit voir ce même Louis le Julte, fûr & heureux dans fon difcernement : Si ce Prince par la foibleffe de fa complexion & de fes organes, fe trouvoit avoir befoin de quelque fecours, il fçavoit trouver un efprit ferme, des décifions hardies, un travail infatigable dans notre premier Protecteur : Dans le fecond l’éloquence majeftueufe, néceffaire pour exprimer ce qu’il penfoit, & la connoiffance profonde des Loix, qu’il fe propofoit de faire régner.

M. de Saint Aignan nous donnoit encore à connoître plus intimement Louis le Grand, qui ne fut jamais plus admiré, & plus aimé, que de ceux qui le voyoient de plus près : il avoit fuivi cet Aftre brillant depuis fon premier crepufcule, jufqu’à fa plus grande élevation, & vous fçavez, s’il en étoit curieux & diligent obfervateur.

Quand nous eûmes le malheur de perdre M. le Duc de Saint Aignan, la modeftie de M. le Duc de Beauvilliers contint l’Académie à fon égard, mais elle ne fut pas une barriere pour Louis XIV. Il démêla en lui les qualités que demandent les plus grands emplois ; Chef du Confeil, Miniftre, Gouverneur des Enfans de France. Vous avez participé, MONSIEUR, à cette celebre éducation ; vous avez vû ce qui en relie dans un Roi toûjours prêt à pofer le fceptre par Religion, ou à le reprendre par fon amur pour fes Peuples. Ce que nous avons perdu dans le Prince fon frere aîné, ne s’oubliera jamais, & meriteroit de nous des larmes éternelles, s’il ne fe trouvoit remplacé par un Roi en qui fes fujets trouvent tant, & à admirer, & à efperer. Quel exemple de fageffe & de Religion ! Quel amour pour l’Eglife ! Quelle attention fur fes privileges ! Quelle application pour fe former à un bon & parfait Gouvernement ! Quel projet fi rare de fe gouverner dans le bouillant de fon adolefcence par l’avis & les principes de ceux qui ont formé les premieres notions de fon enfance ! Vos premieres années, MONSIEUR, ont été paffées dans le fervice, & de la Religion, & de votre Souverain : Vous avez foûtenu dignement fes ambaffades ; dans un âge peu avancé, vous avez été appellé dans fes plus intimes Confeils. Il ne nous refte qu’à vous souhaiter les années de M. le Duc de Saint Aignan, & les emplois de M. le Duc de Beauvilliers.