Discours de réception de Pierre Cureau de La Chambre

Le 24 mars 1670

Pierre CUREAU de LA CHAMBRE

DISCOURS Prononcé le 24 Mars 1670. par Mr. l’Abbé DE LA CHAMBRE. Docteur en Theologie, Curé de S. Barthelemy, lorſqu’il fut reçû à la place de Mr. le Marquis de Racan.

 

MESSIEURS,

QUAND je conſidere la grace ſinguliere que vous me faites de me recevoir aujourd’huy dans cette illuſtre Compagnie, je vous avouë que je ſens mon cœur preſque également partagé entre la joye & la douleur ; entre le plaiſir que me donne la jouïſſance du plus violent de mes ſouhaits, & le regret de ne pouvoir que foiblement vous en témoigner ma reconnoïſſance : Mais comme ce malheur eſt une ſuite inſeparable de toutes les faveurs extraordinaires, qui lient en même temps & de mêmes chaînes l’eſprit & la langue de ceux qu’on oblige ; j’oſe me promettre, que ſi je ne puis porter mes remercîmens auſſi haut, que meritent la grandeur de vôtre bienfait, & la dignité de cette glorieuſe Aſſemblée, je n’en témoigneray que mieux ma gratitude ; mon ſilence en dira plus que mes paroles ; & il ſe pourra faire que le ſimple & le naturel épanchement de mon cœur, avec l’aveu de mon impuiſſance, ne vous plairont pas moins, que ſi je me répandois bien au long au dehors en complimens & en actions de graces. Je puis donc ſans crainte & ſans retenuë m’abandonner au raviſſement & au tranſport de joye qu’excite dans mon ame l’honneur que j’ay d’être admis dans la ſocieté de tout ce qu’il y a de plus ingenieux, de plus éloquent, & de plus poli dans l’Europe, de me voir en la Compagnie des Cicerons, des Virgiles, des Tite-Lives, des Plutarque, & de tous ces excellens Eſprits de l’Antiquité, dont j’admire les Genies heureuſement renouvellez & reproduits dans vos illuſtres Perſonnes. Il eſt vray que je me ſens tout-à-fait dépourvû des talens neceſſaires, pour faire partie d’un ſi grand Corps. Non ſeulement je me trouve éloigné de ce haut degré d’excellence où vous êtes ; je n’ay même aucun des glorieux avantages, dont la Nature vous a ſi liberalement favoriſez. Je n’ay point les richeſſes que vos ſçavantes veilles vous ont acquiſes, encore moins l’induſtrie & l’adreſſe, avec leſquelles vous faites valoir avec tant d’applaudiſſement dans le monde les unes & les autres. Mais fi l’on a dit autrefois avec beaucoup de raiſon, que ceux-là pouvoient ſe vanter d’avoir fait un progrès conſiderable dans l’Éloquence Grecque & Latine, qui commençoient à goûter & à lire avec plaiſir les ſouverains Maîtres de l’Art Oratoire : ne puis-je pas dire auſſi, ſans m’avancer, que je ne ſuis pas tout-à-fait indigne de vôtre commerce, après l’extrême ſatisfaction que j’ay euë toute ma vie en étudiant inimitables Compoſitions. Ouy, MESSIEURS, j’ay toûjours fait mes plus cheres delices de ces merveilleuſes Préfaces, qui brillent de tous côtez d’esprit & d’invention, autant qu’elles brûlent, ſi je puis parler ainſi, d’ardeur & de zele pour les Auteurs, à la louange deſquels elles ſont écrites ; qui me font reſſouvenir de ces précieuſes Statuës de marbre & de porphyre que j’ay vûës à Rome, & qui immortaliſent également les rares Ouvriers qui les ont formées, & les Heros qu’elles repreſentent. Combien ay-je été charmé de ces Poëmes Epiques & Dramatiques, où tout ce que l’Eſprit humain a de ſublimité & d’élevation, tout ce que nôtre Langue a de majeſté & de delicateſſe dans le ſtile, tout ce que l’Imagination a d’idées vives, fortes, & puiſſantes, eſt employé avec tant d’art, d’agrément, & de ſuccés. Je ne parle point de ces Actions publiques, que chacun ſçait être des chef-d’œuvres d’érudition, de politeſſe, & d’éloquence ; de ces Traductions qui nous font voir des copies qui l’emportent pardeſſus les originaux ; de ces Hiſtoires qui ne racontent pas les choſes, mais qui les peignent mieux aux yeux de l’entendement, qu’on ne les voit de ceux du corps. Et où eſt l’inſenſible, qui n’eſt point touché de ces charmans & curieux Traitez, qui nourriſſent tout enſemble ſi agreablement & ſi utilement l’Eſprit parmy tant de varieté, & d’abondance de doctrine ? Mais pourquoy parler de vôtre éloquence, qui parle ſi bien d’elle-même ? Elle a merité d’être couronnée de la propre main du Cardinal de Richelieu : ce qui la met infiniment au deſſus de tous les Panegyriques, auſſi-bien que l’auguſte protection qu’elle reçoit du ſouverain Arbitre des Loix, & du Chef de la Juſtice. Il n’y a que vous, MESSIEURS, capables de contempler ces deux grandes Lumieres de nos jours, ſans en être éblouïs. Bien loin donc d’y arrêter mes regards, je baiſſe les yeux devant des objets ſi éminens & ſi fort au deſſus de ma portée, ne pouvant auſſi-bien qu’ajouter des ombres par mon diſcours aux immortelles clartez qui reluiſent dans toutes les actions memorables de leur vie. Si j’oſe neanmoins donner quelque cours aux reſpectueux ſentimens que je renferme dans mon cœur ſur un ſujet ſi riche & ſi abondant, je pourrois d’un ſeul trait, & comme d’un ſeul coup de pinceau, tracer quelque ébauche de ces deux grands Hommes, en montrant que le premier a porté auſſi loin la gloire de la France par l’établiſſement de cette celebre Compagnie, que par ſes Pages & prudens conſeils, & par les trophées des armes toujours victorieuſes & triomphantes de Louïs XIII. vôtre inſtituteur, Fils d’un ſi grand Pere, mais Pere d’un plus grand Fils : en montrant que le ſecond prononce les oracles du Prince avec autant de majeſté que d’éloquence, imprimant encore mieux l’image ſacrée de nôtre invincible Monarque dans le cœur de ſes fidelles Sujets par ſa bouche, qu’il ne le fait de ſa main ſur la cire.

Il ſe rencontre heureuſement pour moy, que c’eſt l’heritier & le ſucceſſeur de l’illuſtre Sang, & des incomparables vertus des Richelieus, & des Seguiers, qui m’a ouvert la barriere dans cette lice d’honneur où j’entre aujourd’huy : je ne pouvois jamais arriver par une plus belle porte dans cette vaſte carriere où je vas courir, y étant conduit par la main d’une perſonne en qui ſe confondent la ſplendeur des dignitez, & l’éclat des vertus civiles & militaires ; qui a autant ſignalé ſon courage dans les hazards de la guerre à la tête des armées, qu’il a montré d’eſprit en préſidant aux Etats de toute une Province aſſemblée dans le démêlement des interéts du Roy & de ceux de ſon Peuple. Il étoit auſſi de ſa bonté, qu’après avoir bien voulu conduire la pompe funebre de mon Père dans les derniers devoirs que nous luy avons rendus, qu’aprés avoir eſſuyé les larmes d’une Famille, éplorée & abîmée de douleur, il eût encore aſſez de generoſité pour nous aider à faire revivre ſon nom & ſa memoire, en me mettant en poſſeſſion de ce que mon Pere a le plus cheri & eſtimé pendant ſa vie.

Vous ne doutez pas, MESSIEURS, que ce ne ſoit la place que j’occupe aujourd’huy, qu’il a toûjours regardée comme le rang le plus conſiderable de ceux qu’il tenoît dans le monde : & c’eſt auſſi d’où procede cette ardente paſſion que j’ay eue de la remplir, & non pas d’une ambition demeſurée de voir mon nom voler parmi les vôtres, dans l’eſperance que quelque rayon de leur gloire ſe refléchiroit ſur le mien. J’ay tout au contraire enviſagé cette entrepriſe bien au deſſus de mes forces, & du nombre de ces recherches où l’on ne peut s’engager que comme l’on fait dans les grandes & extraordinaires actions de la vie, où la paſſion dont le cœur eſt agité, cache la moitié du peril, & fait fermer les yeux à toute autre vûë. Voila, à dire le vray, l’effet qu’a produit en moy la tendreſſe que j’ay euë pour le meilleur Pere qui fût au monde; & c’eſt encore pour me combler de ſa perte, pour trouver du ſoulagement à ma juſte douleur, dont je crains bien que ce Diſcours ne ſe reſſente trop, que je le cherche dans cette Aſſemblée : il me ſemble le voir dans ce lieu qu’il a fréquenté ſi long-temps avec plaiſir, & ſi je l’oſe dire, avec quelque honneur. Du moins je l’apperçois vivant & animé dans vos penſées, qui me retraçant & me renouvellant à toute heure ſon image, me ſerviront de ſollicitation continuelle, pour m’enflamer de plus en plus dans la pourſuite de la vertu, & dans la paſſion violente que j’ay de courir à grands pas dans le chemin qu’il m’a frayé. Et qui ſçait ſi cet amour paternel, fortifié de vos préceptes & de vos exemples, ne ſera point d’auſſi heureuſes découvertes dans l’Art de bien dire, que l’amour profane, dont le feu n’eſt que fumée, en a fait dans les Arts de Peinture & d’Architecture, qui ont tous trois tant de rapport enſemble, veu la regularité de leurs traits, de leurs proportions, & de leurs ordonnances, dont les deux derniers n’ont été trouvez & perfectionnez qu’à la lueur de ſes flammes. Après tout, il pourra m’arriver la même fortune qu’à cet ancien Orateur, qui fut aſſez heureux pour plaire à ſon Siecle, ſeulement à cauſe du nom fameux qu’il portoit d’un des premiers Hiſtoriens de la Republique Romaine.

Enfin, MESSIEURS, s’il m’eſt impoſſible d’imiter mon Pere, dont vous vous appercevez bien que je ne me ſépare qu’à regret ; ſi dis-je, il m’eſt impoſſible de l’imiter dans les productions de ſon eſprit, je tâcheray du moins de l’égaler dans les mouvemens de ſon cœur plein d’eſtime, de reconnoiſſance pour cette illuſtre & ſçavante Compagnie, qui ayant eu aſſez de bonté pour le faire revivre dans ma perſonne, ſera l’objet éternel de mes louanges, de mes reſpects, & de mes ſervices.