Discours de remise de prix

Le 25 août 1732

Antoine DANCHET

Discours prononcé dans l’Affemblée publique tenue au Louvre le jour de S. Louis 25 Août 1732, par M. DANCHET, Directeur de l’Académie françoife, fur ce qu’elle avoit été obligée de remettre les prix qu’elle a coutume de diftribuer.

 

 

Nous allons donner le prix de Poëfie que l’année dernière nous ne pûmes accorder aux pièces qui avoient été préfentées. A l’égard du prix d’Eloquence, nous fommes forcés à le remettre une feconde fois. L’Académie voudroit ne couronner que des difcours vraiment dignes de l’attention du public. Elle fe croit comptable envers lui de fes jugemens ; &dans cette occurrence qui jufqu’ici n’a point eu d’exemple, la place que j’ai l’honneur d’occuper, femble donc exiger de moi quelques réflexions fur un événement fi trifte pour des cœurs fenfibles aux intérêts des Lettres

Ce fut pour entrer dans les vues du Cardinal de Richelieu, qu’après l’établiffement de cette Compagnie, deux de fes membres [1] fe font fait une gloire particulière d’y fonder des prix.

A l’exemple de ce grand Miniftre notre premier Protecteur, ils ont cherché à exciter une noble émulation, l’ame des talens, & le plus puiffant mobile pour élever les Arts à leur perfection. Quels fruits cette émulation n’a-t-elle pas produits dans le dernier fiècle, fous un règne auffi fertile en célèbres Écrivains, qu’en Guerriers magnanimes, auffi mémorable par des productions d’efprit, que par des prodiges de valeur !

La nation entière étoit animée du défi de fe fignaler : tandis que nos armées alloient au-delà de nos frontières porter la terreur, & cueillir les palmes de la victoire, dans le fein paifible de l’État toujours floriffant, les Sciences fe perfectionnoient. Les Poëtes & les Orateurs fe difputoient à l’envi les couronnes des Mufes. La carrière étoit-elle ouverte à cette efpèce de combats fi utile au progrès des Belles Lettres ? Une foule d’Athlètes venoit s’y préfenter ; & l’Académie charmée de ce concours, a fouvent regretté de n’avoir pas un plus grand nombre de lauriers à diftribuer.

Pourquoi une ardeur fi vive & fi louable s’eft-elle ralentie ? Eh quoi, pour la ranimer, ne fuffiroit-il pas de fe fouvenir des perfonnages fameux, qui ont regardé nos prix comme la première fource de leur gloire ? Des hommes deftinés [2] à tracer les devoirs de la Religion, auffi bien par leurs écrits que par leurs exemples ; d’autres appellés [3] à faire briller l’éloquence de la Chaire, & à remplir les premières places de l’Eglise ; l’Interprète de Démofthènes [4], qui le montrant à la France tel qu’il parut dans la Grèce, a fait connoître en même temps que notre Langue peut égaler la force & la précifion de celle des Athéniens ; le digne rival de Théocrite & de Lucien, [5] cet efprit auffi aimable que folide, qui devoit enfin prêter aux Sciences les plus abftraites le langage des Graces ; tant d’Auteurs [6] fi renommés par l’élégance du ftyle & par la profondeur des connoiffances, ne fe font-ils pas fait honneur de venir effayer leurs forces fous les yeux de l’Académie, & d’y faire, pour ainfi dire, leur premier apprentiffage ?

En rappellant ces grands exemples, puis-je oublier celui d’un [7] de nos plus célèbres Confrères ? Nous pouvons nous applaudir du choix [8] qui l’a remplacé ; ne craignons pas de renouveller la douleur de fa perte encore récente. Des Ouvrages Dramatiques lui avoient acquis une réputation brillante ; la voix publique, en les applaudiffant fur nos Théâtres, demandoit à l’Académie de lui ouvrir fes portes. Pour y parvenir avec plus d’éclat, vous le favez, MESSIEURS., il choifit la route tracée par de fi dignes: prédéceffeurs : ce fut à force de victoires remportées devant vous, qu’il réunit tous vos fuffrages ; fes rivaux mêmes vous preffèrent de lui accorder fon dernier triomphe ; ils défefpéroient de le vaincre comme concurrent ; ils défiroient de l’avoir pour Juge. Sollicitations légitimes que notre devoir nous fera toujours écouter ; exemples glorieux que nous ne faurions trop fouvent propofer à la plus heureufe émulation.

Mais pour l’exciter de plus eu plus, quelle foule d’autres motifs brillans & capables d’enflammer tous les efprits ! Ofons porter nos regards fur le Prince que nous avons le bonheur d’avoir pour Maître, fur le Miniftre [9] qu’il nous eft permis d’appeller notre Confrère, qui, après avoir formé l’efprit & le cœur du Monarque dans fes premières années, le feconde à préfent dans l’art de gouverner, & pour la gloire du Trône, & pour la félicité de l’Etat. Dans cet âge où les impreffions fe gravent pour le refte de la vie, il lui a fait entendre combien il importe aux Souverains d’infpirer de l’activité aux Sciences & aux beaux Arts ; & c’eft fans doute fur fes principes, qu’héritier du plus puiffant Empire, il a voulu joindre à ces titres éclatans, celui de notre Protecteur.

Mufes, que votre reconnoiffance éternife dans vos faftes ce jour pour vous fi glorieux, où vous vîtes notre Roi affis au milieu de nous dans ce Sanctuaire qui vous eft confacré. A la douceur, aux graces qui tempèrent fur fon front & dans fes yeux l’éclat de la Majefté, ne l’auriez-vous pas pris pour le Dieu même que les Poëtes font préfider à vos concerts ? [10] Sa valeur, avantage fi naturel au fang dont il eft né, fe trouvant comme enchaînée par les dernières inftructions de fon augufte bifaïeul, fon plus cher modèle, il ne prête pas à vos pinceaux des fièges, des batailles, des remparts détruits, des plaines sanglantes, des trophées élevés parmi les horrreurs du carnage, tableaux magnifiques, mais effrayans, que vous avez tracés tant de fois pendant le cours d’un règne belliqueux ; mais des vertus plus précieufes vous préparent des images touchantes fufceptibles de vos plus belles couleurs. Si vous n’avez pas à peindre un Conquérant qui brûle d’étendre les bornes de fa domination, vous chantez avec plaifir, vous aimez avec ardeur un père qui cherche à rendre fes enfans heureux. Célébrez à jamais fa tendreffe pour fes fujets, fort zèle pour la Religion, fa protection conftante pour les Arts. Mufes, vous chériffez la paix ; fon règne eft le vôtre : quels nouveaux bienfaits, quelle fplendeur ne vous annonce-t-elle pas ?

Ce projet conçu depuis tant d’années, retardé par des guerres prefque continuelles, n’eft-il pas au moment de s’achever ? [11] Voyez s’élever ces pompeufes galeries qui doivent raffembler les immortelles productions de tous ceux que vous avez jamais infpirés dans tous les fiècles & dans toutes les régions : monument digne d’un Roi qui aime à protéger les Sciences, & d’une Nation qui fe plaît à les cultiver. Cette Bibliothèque long-temps enfevelie dans d’obfcurs logemens, & femblable au plus riche des métaux, qui ne brille qu’au fortir de fes groffières mines, cette Bibliothèque ne commence-t-elle pas à attirer par fa magnificence les curieux regards de nos Citoyens, & des Nations étrangères ? Elle s’enrichit fans ceffe des ouvrages les plus rares, [12] des recueils les plus complets [13] & des plus précieux manufcrits, [14] jufqu’ici trop difperfés en différens lieux : telle que ces fleuves qui deviennent de jour en jour plus majeftueux & plus profitables à de vaftes Provinces, en ouvrant leurs feins aux divers ruiffeaux qui n’avoient auparavant fertilifé que quelques cantons particuliers. Bientôt ouverte aux travaux de vos Elèves, quel fecours ne va-t-elle pas leur fournir ?

Vous chériffez les mains auxquelles font confiés ces tréfors littéraires. [15] Eh ! combien tout l’Empire des Lettres s’en eft-il applaudi ? combien les Doctes de tous les pays s’empreffent-ils de célébrer ce génie orné de tous vos dons ? Admirable par le favoir, aimable par la politeffe, toujours prêt à communiquer fes lumières, plus ardent encore à procurer les récompenfes. Que j’entreprendrois volontiers fon éloge, fi les fentimens du cœur donnoient les talens de l’éloquence ! Remarquons feulement que fur les traces du Cardinal notre Fondateur, il n’a rien oublié pour la perfection de ces Académies qui font l’ornement de la France, & qui infpirent à toute l’Europe cette émulation que nous voudrions aujourd’hui réveiller parmi nos Poëtes & nos Orateurs.

Puiffe, au gré de nos fouhaits, ce grand art de l’éloquence, qui fait fi bien relever le prix de tous les autres, rentrer dans fes droits & fes honneurs ! Qu’elle recommence à profcrire ces fauffes lueurs qui nous forcent à lui refufer nos fuffrages : qu’affujettie au génie & aux règles d’une Langue qui touche à fa perfection, elle rejette ces prétendues nouveautés prefque inintelligibles : que fans s’écarter des matières qu’elle traite, par de juftes divifions, & par des tranfitions ingénieufes, elle y mette autant d’ordre que de clarté : que tantôt fimple & naturelle, fe montrant avec une douceur infinuante, elle flatte l’oreille & charme le cœur : que tantôt plus forte & plus rapide, employant felon les convenances les expreffions les plus nobles, les figures les plus hardies, les images les plus frappantes, elle étonne, elle enlève, & fe rende fouveraine de volontés. Mais que dans l’un & l’autre genre fon but foit toujours d’éclairer l’efprit, d’élever l’ame, d’établir les utiles vérités, & d’affermir dans les juftes devoris.

Que de même la Poëfie, cette fille du ciel deftinée à répandre des fleurs fur les vertus, à inftruire par des amufemens, à voiler de fages préceptes fous d’agréables fictions, fe fouvienne fans ceffe de fa première origine : que fes enfans ceffent de fe cacher dans les ténèbres, & d’y offrir, fi je puis m’exprimer ainfi, de noirs sacrifices aux furies, dont ils empruntent les traits contre ce qu’il y a de plus refpectable : qu’ils ne fe livrent qu’à des fujets qu’ils ofent avouer eux-mêmes en méritant les acclamations publiques. Quelle fource de beaux vers ne leur ouvrons-nous pas, en leur propofant chaque année quelqu’une des merveilles du dernier règne ? Quels tableaux intéreffans s’offrent encore de nos jours !

Que la Poëfie donc, que l’Eloquence, ces deux foeurs qui fe prêtent tant de fecours & de charmes mutuels, s’uniffent pour chanter avec nous, fous un nouvel Augufte, le triomphe des plus beaux Arts ; fous un autre Titus, les vertus du Prince & la félicité des Peuples. Mufes, voilà les objets dignes de vos chants immortels, & fûrs d’éternels applaudiffemens.

 

[1] Meffieurs de Balzac et de Clermont-Tonnerre.

[2] M. de Tourneux.

[3] M. Mongin, Evêque de Bazas.

[4] M. de Tourreil.

[5] M. de Fontenelle.

[6] M. de la Monnoye.

[7] M. de la Motte.

[8] M. l’Evêque de Luçon.

[9] M. le Cardinal de Fleury.

[10] Le Roi fit l’honneur à l’Académie Françoife d’y venir prendre féance le 22 Juillet 1719.

[11] Bibliothèque du Roi.

[12] Cabinet des Antiques.

[13] Cabinet de M. le Premier

[14] Manufcrits de M. de Seignelay.

[15] M. L’Abbé Bignon.