Réponse au discours de réception d’Étienne Gilson

Le 29 mai 1947

Louis Pasteur VALLERY-RADOT

Monsieur,

Vous êtes philosophe et un des premiers de notre temps. Vous avouerai-je que, plus je vous considère, plus je m’étonne : avant de vous connaître, je m’étais imaginé le philosophe avec un air grave, austère, presque sombre, et voici que j’ai devant moi un homme enjoué, souriant, tout épanoui de la joie de vivre, de penser et de s’exprimer.

Vous êtes, Monsieur, le plus grand expert en philosophe du moyen âge, vous aimez les églises romanes et gothiques, depuis celles de Vézelay et d’Auxerre jusqu’à celles de Notre-Dame du Puy et de Chartres, vous en connaissez les moindres pierres, des clochers aux cryptes. Mais, près de la Somme de saint Thomas, vous avez, j’en suis certain, sur votre table de travail un de ces fabliaux libertins qui faisaient la joie de nos pères et, à côté des églises, vous aimez fréquenter, je le sais, les bonnes auberges. « Je crois bien, me disiez-vous un jour de confidence, qu’il n’y a pas un seul vin blanc du pays qui va d’Etaules à Chablis et de Tannay à Coulanges-la-Vineuse que je ne puisse appeler par son nom » et vous ajoutiez : « avec celui du fromage approprié ». Vous avez raison, Monsieur, c’est cela qui fait la France, ce mélange extraordinaire de spiritualité et de sensualité. Du Français vous êtes un des plus parfaits exemples.

Un auteur américain, dans une grande revue d’outre-Atlantique, a écrit : « M. Gilson, Français par la naissance, est un citoyen du monde. » Cet auteur dit vrai. Vous êtes de la Bourgogne et de la Provence par vos ancêtres ; le solide bon sens des paysans du Morvan, vous avez su l’allier à la lumineuse fantaisie des hommes de la côte méditerranéenne, amoureux de la vie qui chante sous le soleil. Vous êtes aussi citoyen du monde par votre goût de l’humanisme qui fait de vous un des plus authentiques représentants de la pensée française. Soyez le bienvenu, Monsieur, dans cette Compagnie où nous aimons ceux qui, comme vous, sont Français jusqu’au plus profond de leur être, sans exclure ce qu’il y a de bien hors de France. Car vous êtes éclectique : vous avez une égale aversion pour l’intolérance et pour le scepticisme. Vous estimez qu’on ne peut être assuré de ses propres certitudes si l’on n’est pas capable de comprendre pourquoi ceux qui pensent autrement sont assurés des leurs. « Mon dogmatisme personnel, m’écriviez-vous un jour, exige la compréhension de celui des autres et le respect total de leur liberté. C’est beaucoup d’être Pascal ou Valéry; il est impossible d’être les deux à la fois, mais je ne vois pas pourquoi nous n’aimerions pas à la fois Pascal et Valéry ».

J’apprécie en vous cette vaste compréhension des points de vue différents des nations, que vous exprimez si loyalement dans vos articles du journal Le Monde. J’aime cet humanisme qui vous fait écrire : « Les deux siècles (le XIIIe et le XVIIIe) dont on a pu dire qu’ils étaient des siècles français sont ceux où la France s’est le plus largement ouverte aux influences du dehors. Plus elle reçoit, plus elle donne. Ne pas oser s’offrir à cette fécondante épreuve, pour un individu ou pour un peuple, ce serait avouer qu’il ne se sent plus la force d’exister. »

Dans les nouvelles fonctions que vous allez assumer, celles de Conseiller de la République, s’ajoutant aux innombrables occupations qui accableraient tout autre que vous — mais, je le vois, votre robuste constitution et votre solide bonne humeur s’en accommodent fort bien — j’espère que vous apporterez le même libéralisme, que vous soutiendrez la liberté de pensée et d’expression, sauvegarde de la dignité parlementaire, que vos principes d’action seront guidés par deux formules que je voudrais vous rappeler :

La première est celle-ci : « Un bon désaccord philosophique vaut mieux qu’un faux accord qui sombre dans la confusion. » (Changez désaccord philosophique en désaccord politique). Cette formule est d’un grand philosophe. Elle est de vous, Monsieur.

Voici la seconde : « La clarté et la fermeté sont toujours les habiletés suprêmes... » Elle est d’un grand Français. Elle est du Général de Gaulle.

Nous sommes persuadés qu’un seul souci vous guidera : la grandeur de la France. Votre attitude pendant l’occupation nous en est un sûr garant. Au cours des sombres années, vous n’avez cessé, aussi bien dans des conversations privées qu’en public et même dans vos cours, d’exprimer votre foi en la victoire et de refuser toute compromission avec l’ennemi.

 

Dès votre naissance, vous avez été favorisé des dieux — pardon, de la Providence ! N’avez-vous pas vu le jour un vendredi 13, à midi ? C’était à Paris, le 13 juin 1884, que se produisit cet heureux événement.

Vos parents vous ont donné l’exemple du travail. Depuis votre onzième année, vous pouviez dire comme Pasteur : « Il n’y a que le travail qui amuse. » Car on sent, Monsieur, que votre labeur acharné vous amuse, ce labeur patient s’exerçant à déchiffrer les manuscrits latins, grecs et français et à interpréter la pensée de tous les philosophes qui se sont succédé depuis les pères apologistes du Second siècle jusqu’à la Renaissance.

Remarquez, je dis : « depuis votre onzième année ». N’y voyez aucune malice. Cependant, en ce jour, je dois à vos confrères toute la vérité sur votre vie. Vos études primaires ont été couronnées par un retentissant échec au certificat d’études. C’est le seul examen ou concours auquel vous avez échoué. C’est un fait contre lequel vous ne pouvez rien m’objecter : vous avez échoué et ce certificat d’études primaires, vous ne l’avez toujours pas !

À onze ans, vous avez commencé vos études secondaires au Petit Séminaire Notre-Dame des Champs. Vous y avez passé sept années dans le ravissement des études classiques. Vous lisiez Ovide et Virgile, vous les imitiez en vers latins. Chaque année vous appreniez une pièce entière de Racine ou de Corneille. Vos camarades se souviennent vous avoir vu jouer une scène de l’Avare dans le texte de Plaute et, immédiatement après, la même scène dans le texte de Molière.

Quels éducateurs vous aviez ! L’un d’eux, l’abbé Aubrejac, le jour de la rentrée scolaire, récitait par cœur à ses élèves Polyeucte ou le premier livre de l’Enéide ou de l’Iliade. De tels hommes vous initiaient réellement à ce qu’on appelait alors les humanités, ces humanités tant décriées, qui cependant donnèrent à la France le meilleur de ses savants et de ses littérateurs.

Votre esprit était ouvert à tout, sauf à l’algèbre. En troisième et en seconde, vous aviez tous les premiers prix, sauf celui de mathématiques.

Vous reconnaissez que vous devez le meilleur de vous-même aux prêtres qui vous ont élevé. Vous m’avez dit jadis : « Je n’ai jamais eu l’impression qu’il y eût deux enseignements rivaux et moins encore ennemis. Je ne serais rien sans Notre-Dame des Champs et la Sorbonne : les deux sont en moi. »

Vous avez gardé le bon rire de vos seize ans, ce rire clair, éclatant de candeur qui illumine votre visage. Heureux les hommes qui, arrivés au sommet de leur carrière, n’ont pas perdu la fraîcheur de sentiments de leur première jeunesse, qui sont encore capables de se donner tout entiers à la joie, à l’enthousiasme, à la passion ! Ces hommes-là ne connaissent ni les cheminements souterrains, ni les attitudes conventionnelles qui freinent les élans de la personnalité.

À dix-huit ans, vous faisiez, à Eu, votre service militaire. Vous étiez dans le peloton des dispensés avec André Maurois. Vous portiez la barbe, vous étiez enthousiaste de Brunetière et vous chantiez tout au long des marches militaires. Vous étiez le boute-en-train du peloton. Volontiers vous auriez dit comme Louis VII : « Nous autres, à la cour de France, nous n’avons que du pain, du vin et de la gaîté ! » Car vous êtes un homme gai. Vous auriez, j’en suis sûr, signé ces traités de morale du moyen âge où l’on trouve huit péchés capitaux, le huitième étant la tristesse.

Pendant votre service militaire vous avez lu Descartes : ce fut l’illumination. Renonçant aux études littéraires auxquelles vous vous destiniez, vous vous consacrez à la philosophie. Votre licence passée, vous étudiez l’influence, de la scolastique sur la pensée cartésienne. Vous voilà entraîné vers le moyen âge. Depuis, vous ne l’avez plus quitté.

En préparant votre agrégation de philosophie vous avez suivi les cours de Bergson, cet homme à la pensée et à la parole éblouissantes, auquel vous venez de rendre un juste hommage. Vous lui devez, nous avez-vous confié, « les joies intellectuelles les plus hautes de votre vie ».

À l’époque où vous étiez étudiant en Sorbonne, Bergson ne suffisait pas à alimenter ce feu d’enthousiasme qui ne cesse de couver en vous. Vous vous passionniez de musique. Vous ne manquiez pas une représentation de « Pelléas ». Avec une trentaine d’énergumènes — j’en étais — qui, sans se connaître, combattaient les retardataires, emmurés dans des formules conventionnelles, ne voulant pas entendre les harmonies de celui qui avait dit : « Il faut écouter le vent qui passe et qui raconte l’histoire du monde, c’est la seule règle musicale », vous aviez fait de Claude Debussy votre dieu. Cette passion musicale vous l’avez bruyamment témoignée, un dimanche de 1906 où, décidé à empêcher que l’orchestre Colonne jouât un concerto de Mendelssohn, vous avez fait, avec quelques mélomanes, un tel tapage dans la salle du Châtelet que vous avez été conduit au poste de police. Ah ! la belle époque où nous pouvions nous enflammer pour Bergson, Debussy, Manet, Rodin, Gide, Valéry, Claudel ! Parce qu’il y eut des jeunes gens comme vous, qui combattirent pour la bonne cause, les œuvres de ces hommes exceptionnels ont trouvé droit de cité et sont assurées de demeurer à travers les siècles.

En 1907, vous vous présentez au concours d’agrégation de philosophie puis, après des séjours comme professeur aux lycées de Bourg-en-Bresse, de Rochefort-sur-Mer, de Saint-Quentin, vous voici passant, en 1913, votre doctorat ès lettres. Votre thèse avait pour titre : La liberté chez Descartes et la théologie.

Dès ce premier travail, vous prenez position vous voulez tenter de replacer l’œuvre du philosophe dans son milieu et ainsi de l’expliquer. Goethe disait : « Que celui qui veut comprendre le poète aille d’abord au pays du poète ». Vous, vous nous dites : Que celui qui veut comprendre le philosophe se place dans le cadre où s’est édifiée l’œuvre philosophique. Méthode qui était chère également à Taine et sur laquelle il fonda son interprétation des œuvres artistiques. Excellente méthode, en vérité, et en laquelle vous êtes passé maître.

Bien souvent, avant de lire vos savantes études sur Descartes, je m’étais demandé comment cet homme, qui eut l’audace de faire table rase de tout le savoir humain et de toute la logique médiévale pour édifier les règles rigoureuses du raisonnement, ne s’était pas complètement émancipé de la tutelle de la théologie. Je me l’explique maintenant, grâce à vous : c’est dans un milieu essentiellement théologique que s’est développée la métaphysique cartésienne. Au XVIIe siècle, la distinction n’est pas encore bien établie entre la philosophie et la théologie. « Descartes, nous dites-vous, prétendait inaugurer cette distinction, mais des habitudes séculaires de pensée ne se défont pas en un jour et sa rupture avec le passé est moins sensible peut-être dans son œuvre que dans ses intentions ».

Ce Discours de la méthode, vous l’avez commenté quelques années plus tard, avec quel sens critique et quelle érudition ! Vous le considérez comme une confession aussi extraordinaire dans l’ordre de la pensée spéculative que la confession de saint Augustin dans l’ordre du sentiment religieux. Vous nous montrez un Descartes sans ambition, qui ne vit que pour la joie de connaître et dont le seul désir est de méditer en silence sans rien publier, afin que ni les oppositions, ni les controverses, ni même la renommée ne lui fassent perdre le temps qu’il avait dessein d’employer à s’instruire. « Pour moi, écrivait-il à son ami le Père Mersenne, je ne cherche que le repos et la tranquillité ». Quelle sagesse en ce détachement de toutes les vanités humaines !

Descartes semble être votre tourment, car vous revenez sans cesse à lui. En effet, n’a-t-il pas sapé la logique du moyen âge ? Dans votre amour pour l’époque qu’on appelait dans ma jeunesse « de ténèbres » et qu’on nomme aujourd’hui « de lumière », tant, nous le voyons une fois de plus, les opinions sont changeantes dans le pays de France, la révolution de Descartes vous gêne, avouez-le. Aussi, dans une série d’Études que vous avez réunies en volume, et dans votre très substantiel livre L’esprit de la philosophie médiévale, vous efforcez-vous de nous montrer le rôle joué par la pensée du moyen âge dans la formation du système cartésien. Descartes ne serait-il pas le créateur que nous nous imaginions ? Poussant les choses à l’extrême, certains esprits superficiels seraient tentés de dire, après vous avoir lu. Le moyen âge est la seule époque de clarté et Descartes n’est qu’un plagiaire des scolastiques. Dieu merci, vous avez en vos jugements mesure, bon sens et équilibre, aussi n’allez-vous pas aussi loin ; cependant vous ne pouvez vous empêcher d’écrire : « La métaphysique de Descartes n’eût pas vu le jour si la philosophie du moyen âge n’avait pas existé ». Mais en cela je ne vois rien qui puisse nous surprendre : chacun de nous n’est qu’un anneau dans une chaîne ininterrompue depuis le commencement du monde, Descartes procède de Platon et Napoléon d’Alexandre.

Cependant je ne suivrai pas certains historiens de la philosophie quand ils veulent me persuader que le fameux « je pense, donc je suis » ne serait qu’un pastiche d’une phrase de saint Augustin : « Je doute et je sais que je doute, donc je connais certainement au moins une vérité puisque je ne puis douter que je doute ». Je répondrai à ces détracteurs de Descartes par cette phrase de Pascal : « Je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences..., en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire ». À cette sage interprétation de Pascal vous vous ralliez, j’en suis certain depuis que j’ai lu votre Commentaire du Discours de la méthode. Donc, laissons, si vous le voulez bien, à Descartes ce qui est à Descartes, et aux scolastiques ce qui est aux scolastiques, tout en admettant que rien n’est isolé depuis les origines de la pensée humaine.

 

Mais je m’aperçois que Descartes m’a entraîné très loin de mon sujet, qui est vous, Monsieur. Je reprends donc le cours de votre vie après votre doctorat de philosophie.

Nous sommes en 1914. C’est la guerre. Vous êtes mobilisé avec le grade de sergent. Vous voici au camp de la Courtine, à un centre d’instruction de mitrailleurs. Vous démontez et remontez toutes les mitrailleuses alors connues : ce sont, sans doute, les seules mécaniques dont vous ayez tenté de percer les secrets !

En 1915, vous obtenez d’être envoyé sur le front de combat. Sous-lieutenant de mitrailleurs, vous regagnez l’armée de Verdun. Un jour, on vous charge de choisir votre Compagnie vingt-quatre mulets. Il vous fallut apprendre à distinguer les mulets des chevaux, ce qui vous parut, de prime abord, d’une difficulté insurmontable : c’est qu’on n’est pas indifféremment philosophe ou muletier !

Au troisième jour de la bataille de Verdun, vous fûtes enterré dans une casemate. Lorsqu’on vous déterra, vous aviez la croix de guerre, mais vous étiez prisonnier.

Les hommes de votre trempe ne savent pas ce qu’est le découragement : des mois de captivité vous avez fait des mois de travail et de réflexion. Dans tous les camps, même les camps de représailles où devait vous conduire votre esprit frondeur, allié à votre haine de l’ennemi, vous organisez des cours aussi bien sur la métaphysique que sur la psychologie et la sociologie. Dans un camp près de Magdebourg vous écrivez un article pour la Revue philosophique que vous intitulez : Du fondement des jugements esthétiques. Il a les honneurs d’une critique de Paul Souday.

Votre temps se partageait entre conférences, articles et lectures. Mais cela ne vous suffisait pas : vous appreniez l’italien avec un prisonnier italien, l’anglais avec un prisonnier canadien, le russe avec treize prisonniers russes.

Après la guerre, vous eûtes la plus magnifique des récompenses : une chaire à l’université de Strasbourg.

Deux ans après, vous étiez nommé à la Sorbonne professeur d’histoire de la philosophie au moyen âge.

 

Votre œuvre est considérable. Quelle érudition est la vôtre ! Vous avez tout lu, textes en vieux français, en grec et en latin. Vous les avez analysés, comparés, démontés comme on démonterait des mécanismes d’horlogerie. Rien ne vous échappe du sens et même de l’intention secrète qui se cache sous l’apparence des mots. Rien de ce que pensèrent les grands philosophes du moyen âge ne vous est étranger. Vous les aimez au point de vous identifier à eux : vous êtes tour à tour saint Augustin, saint Thomas, saint Bernard et saint Bonaventure. Situant chacun dans son cadre, vous discernez les mobiles qui les font agir ou méditer et, dans l’écheveau compliqué de leurs pensées, vous trouvez le fil conducteur. Avec un esprit scientifique que je ne saurais assez admirer, vous vous placez en face des faits. Vous ne les forcez jamais, vous les étudiez objectivement comme ferait un géologue en présence d’un minéral. Vous êtes toujours scrupuleusement honnête dans vos citations, vos interprétations et vos rapprochements. Vous êtes prudent et modeste au point d’écrire dans votre Introduction à la Philosophie de saint Thomas d’Aquin : « L’auteur d’une telle Introduction devrait prévenir les débutants qu’ils en ont pour toute leur vie et que lui-même n’en a pas fini de débuter ».

Cette œuvre si dense, je dois vous le confesser, j’ai commencé à la lire avec effroi. N’allais-je pas m’égarer dans l’illumination intellectuelle de saint Bonaventure, ou bien dans la béatitude telle que la concevait saint Augustin, ou encore dans la connaissance des attributs de Dieu selon saint Thomas ? Mais bientôt j’ai été conquis par votre dialectique si bien ordonnée : tout sous votre plume devient lumineux.

Feuilletons ensemble vos ouvrages, qui sont comme une somme de la pensée philosophique médiévale.

Un des plus accessibles aux profanes est votre Philosophie du moyen âge, remarquable vue d’ensemble qui va des Pères de l’Église à la fin du XIVe siècle.

Dans la dernière édition de cet ouvrage, vous avez situé la pensée philosophique dans le cadre élargi d’une histoire de la culture intellectuelle au moyen âge. Je vous approuve, mais je regrette que vous n’ayez pas fait un effort plus grand. J’aurais aimé trouver aussi, à travers ces pages, un aperçu de l’histoire du moyen âge, voir passer les hordes des grandes invasions venant du Nord, de l’Est et du Sud, suivre avec vous les guerres qui dévastèrent le pays de France, trembler au récit des pestes et des famines, entendre évoquer les exploits de la chevalerie et, par moments, me retirer avec vous à l’ombre des couvents et des abbayes. J’aurais aimé suivre l’évolution prodigieuse de l’architecture romane, puis gothique, parallèlement au développement de la pensée. J’aurais aimé écouter le bruissement de la foule joyeuse dans les villes et le long des routes. En un mot j’aurais voulu, à travers la philosophie, vivre de la vie des hommes du moyen âge. Qui donc mieux que vous aurait pu nous faire participer à ces époques où se forgeait l’âme de la France ?

Je sais bien que dans ce livre, tel qu’il est, vous n’avez eu pour intention que de nous donner un exposé de l’histoire de la philosophie médiévale. Vous y avez d’ailleurs parfaitement réussi.

D’après vous, « la philosophie au moyen âge » a commencé dès le début de notre ère, la religion chrétienne prenant contact avec la philosophie hellénique par des convertis de culture grecque.

Les Pères de l’Église se proposèrent d’accorder la foi et la philosophie. L’un d’eux, dans son ardeur d’unification, allait jusqu’à dire : « Qu’est-ce que Platon, sinon un Moïse qui parle grec ? » Ces Pères me font l’effet de ces adolescents, élevés dans la religion, que nous voyons s’essayer, pour le repos de leur esprit, à mettre en harmonie science et religion, sans se douter que les deux domaines sont distincts. Mais, vous le faites judicieusement remarquer le monde du moyen âge est celui de la foi, comme le monde d’aujourd’hui est celui de la science : on ne concevrait pas, de notre temps, une philosophie édifiée sans que l’on tienne compte des données de la science; de même on ne pouvait imaginer au moyen âge une philosophie n’ayant pour fondement la croyance dans les vérités révélées par le christianisme. Une fois de plus, vous nous montrez que l’on ne doit juger les philosophies qu’en les situant dans le climat où elles ont vu le jour.

Parmi ces Pères de l’Église, il en est un qui domine son temps et les siècles à venir. Vous lui avez consacré une de vos études les plus pénétrantes, que vous avez intitulée : Introduction à l’étude de saint Augustin.

Cette étude m’a engagé à relire les Confessions. Je dois vous en remercier, car il n’est rien de plus émouvant que ce dialogue entre Augustin et un personnage muet, qui n’est autre que Dieu.

Quelle fraîcheur, quelle sincérité, quel réalisme en ces pages tour à tour d’angoisse et de ferveur ! Dans ses appels vers Dieu, à quelle analyse subtile de ses états d’âme se livre saint Augustin ! Avec quelle poésie il parle de ces moments incertains où, retiré dans le jardin de sa maison, étendu sous un figuier, il s’interroge anxieusement, les yeux en larmes, sur la voie qu’il doit suivre. Il entendit d’une maison voisine une voix d’enfant qui chantait, répétant : « Prends et lis ! » Il ouvrit le livre de l’Apôtre et aussitôt se répandit dans son cœur une lumière qui dissipa les ténèbres.

Existe-t-il, dans l’œuvre de Rimbaud, une évocation plus troublante que celle-ci : « Il y a, je crois, au dessus du firmament, des eaux autres que celles d’ici-bas, des eaux immortelles et à l’abri de la corruption ? »

Comme on comprend que saint Augustin poète devait édifier une théorie de la Béatitude, qui est la musique de l’âme imprégnée de la Divinité, rêver d’une Cité de Dieu, cité mystique que constituent tous les chrétiens répandus sur la surface du globe, concevoir l’histoire du monde comme un immense et magnifique poème, dont chaque partie, chaque phrase, chaque mot vient à sa place !

Vous me pardonnerez, Monsieur, de ne pas vous accompagner à travers les siècles suivants, de ne vous parler ni d’Alcuin, cet Anglo-Saxon qui sous Charlemagne nous transmit la culture classique, ni de Jean Scot Erigène, qui conçut une « immense épopée métaphysique ». Mais je veux évoquer ce XIe siècle qui vit Avicenne, extraordinaire médecin et métaphysicien arabe, et Anselme de Cantorbéry, véritable prédécesseur de saint Thomas d’Aquin. C’était l’époque où la France fondait des établissements en Italie méridionale, en Sicile, au Portugal, en Angleterre, entreprenait des expéditions de l’autre côté des Pyrénées pour secourir contre les infidèles les royaumes de Navarre et d’Aragon, prêchait la première croisade au cri de ralliement : Eat Francorum virtus ! Pèlerinages lointains, érections d’églises et de châteaux forts, créations des grandes foires, tournois de chevalerie, conquêtes par les communes de leurs premières chartes de liberté... Période de vie intense où les Français prennent conscience d’eux-mêmes et essaiment hors de leurs frontières.

Depuis, la France, à travers succès et échecs, n’a cessé d’être une puissance mondiale. Elle doit le rester ou elle ne sera plus qu’un petit pays, étouffé entre ses frontières, sans rayonnement. Garder à la France les domaines de son expansion civilisatrice devrait être le souci de notre génération, sinon nous porterons devant l’histoire une responsabilité dont on ne saurait mesurer toute la gravité. Si des Français, par ignorance du passé de leur pays, insouciance de son avenir ou indifférence à sa grandeur, ou encore par lamentable sectarisme de parti ou coupable volonté de détruire un magnifique édifice, élevé pierre par pierre avec un audacieux courage, une sublime abnégation et une ardente foi en la Patrie, si des Français, dis-je, avaient le criminel dessein d’attiser en nos pays d’outre-mer les foyers d’inimitié qui, d’ici même, ont été allumés en ces derniers temps, vous seriez, Monsieur, parmi les premiers, j’en suis sûr, à défendre au Parlement la Grande France et l’œuvre de paix, de justice et de progrès, effectuée avec un sens émouvant d’humanité tant par nos pionniers et nos soldats, nos administrateurs et nos médecins que par nos missionnaires : leur noble souci fut d’améliorer la condition sociale et d’élever le niveau moral de peuples que nous avons toujours considérés comme des associés et qui, sauf une poignée d’hommes aiguillonnés par des meneurs venus de la métropole, n’ont cessé de nous aimer.

 

Le XIIe siècle est un siècle d’émancipation, d’art et de pensée. C’est l’époque de l’affranchissement des villes, des expéditions en Orient, c’est l’apogée du style roman et la naissance du gothique, c’est l’avènement de l’amour courtois et de l’amour mystique drame d’Héloïse et Abélard, enthousiasme religieux de saint Bernard.

Sur Héloïse et Abélard et sur la théologie mystique de saint Bernard vous avez écrit deux livres qui sont peut-être vos chefs-d’œuvre.

Votre Héloïse et Abélard nous dévoile l’humanisme du moyen âge, qui a devancé de beaucoup celui de la Renaissance. Vous vous êtes ingénié à sonder les profondeurs des âmes d’Héloïse et d’Abélard, non seulement parce que leur aventure est attachante du point de vue humain, mais aussi parce qu’elle est la pierre de touche — c’est votre expression — qui permet de juger la valeur des idées reçues concernant le moyen âge et la Renaissance.

Vous nous montrez Abélard, esprit orgueilleux et ambitieux, qui connaît, dans son enseignement, un succès sans précédent : de toute l’Europe les étudiants viennent à Paris pour écouter celui dont l’éloquence, la logique, la science universelle les étonnent et les éblouissent.

Vous nous présentez Héloïse, nièce du chanoine de Notre-Dame, Fulbert. Elle est jeune, jolie et célèbre par sa science : elle sait le latin, le grec et l’hébreux et étudie la théologie.

Abélard est chargé de parfaire son instruction. Il a le droit d’user des châtiments corporels, ce qui, on le conçoit, enflamme son ardeur de précepteur. Le drame d’amour commence, que vous avez analysé avec une subtilité qui nous captive.

Fulbert surprend le secret de sa nièce, chasse Abélard et rend public le fait divers qui devient le grand scandale de l’Université de Paris.

La séparation exaspère la passion des deux amants. Ils se révoltent contre la religion et la morale. Abélard fait enlever Héloïse enceinte et l’envoie en Bretagne, déguisée en religieuse.

Fulbert, apprenant la disparition d’Héloïse, entre dans une fureur proche de la folie. Abélard propose à l’oncle exaspéré d’épouser sa nièce, à la condition que le mariage soit tenu secret.

Vous nous, dîtes : « Nous sommes aujourd’hui si loin de ces événements et nous vivons dans un monde si différent de celui d’Abélard que le sens et la valeur d’une telle offre, faite sous cette condition restrictive, nous échappe presque complètement ». Aussi vous évertuez-vous à rechercher les mobiles d’Abélard, et vous les découvrez ! Nous ne savons ce que nous devons le plus admirer, de votre érudition, de votre esprit critique ou de votre sens aiguisé de la psychologie.

Abélard et Héloïse se souviennent, nous dites-vous, du fragment du Traité de Théophraste, intitulé « De Nuptiis » que saint Jérôme a traduit. « Le sage doit-il se marier ? demande Théophraste — Assurément non, car il est impossible de servir à la fois deux maîtres, sa femme et ses livres ». Remarque que vous accompagnez de ce commentaire : « Nourrir une femme pauvre est un fardeau, mais quel tourment que d’entretenir une femme riche ! Si elle est belle, tous les hommes courent après elle ; si elle est laide, c’est elle qui court après les hommes. On a la tâche de conserver ce que tout le monde désire ou l’ennui de garder quelque chose qui ne fait envie à personne ». N’avais-je pas raison, Monsieur, de dire que vous êtes un psychologue ?

Pour ma part, je ne sais si Théophraste avait raison : mais, si je vous en crois, son opinion sur le mariage et cette affirmation de Sénèque « la chasteté doit être mise sur le même rang que la liberté et la sagesse » impressionnaient fortement les deux amants. Abélard considérait qu’en se mariant il ne serait plus à la taille des grands philosophes et des grands théologiens : son orgueil ne pouvait tolérer une pareille déchéance. Héloïse ne pouvait supporter que l’homme, qu’elle admirait et aimait avec ce désintéressement dont seules sont capables les grandes amoureuses, pût subir, et à cause d’elle, une diminution de prestige. Mais ne pas accepter le mariage, c’était renoncer à leur amour : une nuit, dans une église, ils reçurent en secret la bénédiction nuptiale.

Pourquoi Héloïse entra-t-elle ensuite à l’Abbaye d’Argenteuil, où elle avait déjà passé ses premières années de jeunesse ? Vous vous plaisez à des hypothèses et, ici comme toujours, vous donnez le beau rôle à Héloïse. Si j’avais quelque malice, je vous soupçonnerais d’être sous le charme de la docile, et courageuse Héloïse.

Fulbert s’imagina, à tort ou à raison, qu’Abélard avait voulu refermer à jamais les portes du monde temporel sur Héloïse. Voilà pourquoi il fomenta ou laissa fomenter un complot contre le mari qu’il croyait indigne. Permettez-moi de faire le silence sur les résultats de ce complot : ils ne sont que trop connus. Abélard en éprouva une honte « plus intolérable, dit-il, que la douleur physique dont il souffrait ». Il n’avait plus qu’à fuir le monde et ses sarcasmes.

Cet homme, qui avait étonné l’Université par ses dons exceptionnels, devait désormais errer misérablement de l’Abbaye de Saint-Denis à une solitude champenoise qu’il nomma « le Paraclet », puis à un monastère perdu au fond de la Bretagne, Saint-Gildas, sans jamais trouver la paix de l’âme. Nous le suivons avec vous. Le voici, quelques années plus tard, en face d’Héloïse, devenue abbesse du Paraclet. Quelles furent les émotions ressenties par l’abbesse du Paraclet et le moine de Saint-Gildas, quels furent les propos échangés entre eux après des années de douloureuse séparation ? ni elle ni lui ne nous en ont fait confidence.

Peut-être Abélard fit-il le rêve de finir ses jours près de celle dont il avait fait le malheur. Car elle souffrait. Abbesse exemplaire, elle était respectée et aimée de tous ceux qui l’approchaient. Elle était douce, calme, méditative. Les évêques, nous dites-vous, la traitaient comme leur fille, les abbés comme une sœur, les laïcs comme une mère. Mais elle restait presque toujours enfermée en sa cellule. C’est que ses jours et ses nuits étaient torturés par la passion dont l’exercice de la religion ne pouvait la libérer. « Je souffre atrocement, écrit-elle, de mener une vie dont je n’ai pas la vocation ». « Je suis jeune encore et pleine de vie, je t’aime plus que jamais ». « Moi qui devrais gémir de ce que j’ai commis, je soupire après ce que j’ai perdu ». Elle aimait Abélard comme au premier jour. Lui ne songeait qu’à la ramener à Dieu.

Dans vos chapitres intitulés « la morale de l’amour pur » et « le mystère d’Héloïse », vous voulez obtenir pour la grande amoureuse du moyen âge la compréhension des hommes et le pardon de Dieu. Aussi vous évertuez-vous à nous persuader que cette femme n’était pas coupable, qui avait la certitude intime du total désintéressement de son amour. « Soyez satisfait, Monsieur, vous avez gagné votre cause : nous souffrons des tourments d’Héloïse, nous absolvons la grande accusée depuis huit siècles, nous l’aimons. »

 

Je me suis étendu sur cette tragique, histoire, parce qu’elle fut pour vous le prétexte à nous faire réviser quelques-unes des formules que certains historiens de la Renaissance ont proposées, au XIXe siècle.

Avec quelle force vous vous élevez contre l’affirmation que de la Renaissance nous vient le goût de l’analyse de nos propres états d’âme ! Dans la correspondance d’Héloïse et d’Abélard l’individu qui se met en scène ne s’affirme-t-il pas dans toute sa vérité avec une simplicité dépouillée de tout apprêt ?

Avec quelle colère vous vous dressez contre ceux qui, après Michelet, affirment avec dogmatisme que la Renaissance « découvrit au grand jour l’homme dans son entier » ! Il vous semble inouï que l’on oublie l’histoire de la « folle petite française » du XIIe siècle.

Ce siècle est enflammé d’amour profane, mais aussi d’amour divin. Saint Bernard de Clairvaux est le plus extraordinaire personnage de cette époque pénétrée de mysticisme. Dans votre Théologie mystique de saint Bernard vous nous montrez comment saint Bernard, qui fut un moine dans toute l’acception du mot, portant cilice pour macérer sa chair, s’imaginait l’union de l’âme à Dieu. À vrai dire, vous ne m’avez pas persuadé que saint Bernard ne concevait pas l’union mystique par l’extase comme un anéantissement de la personnalité humaine en Dieu. Contrairement à votre opinion, il me semble qu’il était enclin au panthéisme, ce qui le rapproche des grands initiés de l’Inde d’ailleurs, quand les philosophies mystiques atteignent une certaine altitude de pensée, qu’elles viennent d’Occident ou d’Orient, ne croyez-vous pas qu’elles se rejoignent ? Mais je ne m’aventurerai pas dans une controverse avec vous sur le mysticisme de saint Bernard, je serai battu d’avance.

Je regrette que, dans votre ouvrage, vous n’ayez fait aucune allusion à l’homme d’action que fut, saint Bernard. Je sais bien, vous avez voulu limiter votre sujet à la théologie sur laquelle repose la mystique de saint Bernard, mais, à parcourir votre savante étude, on ne se doute pas que saint Bernard fut avant tout un homme d’un tempérament fougueux, qui se mêla à toutes les querelles des grands de ce monde, poursuivit l’injustice, se constitua le défenseur de l’opprimé. L’époque en laquelle il vivait n’était guère différente de la nôtre, si j’en juge d’après cette description : « la fraude, l’injustice, la violence règnent aujourd’hui sur le monde ».

Saint Bernard donne ces sévères conseils au Pape Eugène III, qu’il avait connu au monastère de Clairvaux : « Dites-vous bien que, quelque haute opinion que vous puissiez avoir de vous-même, vous avez été appelé comme un serviteur à remplir un certain ministère, non comme un maître à exercer le pouvoir à votre fantaisie ».

Il morigène les évêques, les chevaliers, les princes, et jusqu’au roi de France. Louis VII, qui, pénétrant en Champagne, avait fait tuer les habitants de Vitry et incendié une église où 1.500 personnes s’étaient réfugiées : « Satan seul, écrit-il au roi, a pu vous pousser à renouveler tous nos maux, rallumer tant d’incendies, à ajouter les homicides aux homicides. La misère des pauvres et des captifs, le sang de ceux que vous avez tués crient de nouveau vengeance auprès du Père des orphelins et du Juge des veuves... Sachez-le, vous ne resterez pas longtemps impuni ». Saint Bernard, après cette lettre, ne fut pas inquiété, mais ceci se passait en 1143 !

Tout, en saint Bernard, est ferveur, enthousiasme, passion. Je le vois apostrophant les Templiers, parcourant en réformateur villes et couvents d’Italie, combattant les hérétiques dans le midi de la France, prêchant la croisade à Vézelay ce dimanche des Rameaux 1146 et, devant le peuple exalté par sa parole, arrachant sa robe de moine pour en faire des emblèmes de la croix. Je l’entends dire à un de ses neveux : « Debout, soldat du Christ ! Secouez la poussière de vos armes, revenez au combat que vous avez fui ; reprenez la lutte avec plus de courage, votre triomphe en sera plus glorieux... » Ces paroles n’évoquent-elles pas un autre appel qui retentit huit siècles plus tard

 

Le XIIIe siècle est le siècle de la spiritualité et peut-être, de tous ceux de notre histoire, le plus essentiellement français. « La France, a, écrit Émile Mâle, est alors la conscience de la chrétienté ». Un esprit de liberté anime les villes, cependant que s’affirme la notion de l’État. Les cathédrales gothiques s’élèvent de toutes parts dans le ciel de France, l’Université de Paris attire les savants de tous les pays d’Europe, notre langue prend forme et s’assouplit, la pensée se libère de l’emprise théologique pour rechercher la vérité par la raison pure, les Français acquièrent ce sens de l’universel qui depuis leur a permis de comprendre toutes les aventures spirituelles, quelles qu’en soient les origines.

« C’est peu de dire, écrivez-vous, que le XIIIe siècle est près de nous : il est en nous, et nous ne nous débarrasserons pas plus de notre histoire en la reniant qu’un homme ne se détache de sa vie antérieure en oubliant son passé ».

Deux grands centres intellectuels sont, en ce siècle, les pôles d’attraction de la chrétienté : l’Université d’Oxford et l’Université de Paris.

À Oxford on étudie surtout les sciences. Roger Bacon, « un des génies les plus surprenants que la nature ait produits » a dit Renan, affirme, après son maître Robert Grosseteste, la nécessité d’appliquer les mathématiques à la physique et d’utiliser la science expérimentale. Il soutient que l’on ne peut arriver à la connaissance que par le raisonnement et l’expérience. Ne sont-ce pas là les principes mêmes de la science moderne ?

Permettez-moi d’ouvrir ici une parenthèse pour rappeler à nos contemporains, si fiers, à juste titre, des acquisitions scientifiques du XIXe et du XXe siècle, que la science du moyen âge ne fut pas entièrement soumise aux jeux des alchimistes. Outre les principes énoncés par l’école d’Oxford, c’est au XIIe siècle que furent inventés le moulin à vent, la scierie mécanique, la forge hydraulique ; c’est au XIIIe siècle que furent trouvés la charrue telle que nous l’utilisons, le pavage des chaussées, la brouette, l’écluse, et ce gouvernail qui permit aux explorateurs de se lancer sur les mers à la découverte du monde.

Paris, où professent alors tous les maîtres spirituels de la chrétienté et où accourent les étudiants de l’Europe entière, est tout pénétré de l’influence d’Aristote dont les traités de physique, de métaphysique et de morale ont été traduits et interprétés au siècle précédent par les philosophes arabes de l’Espagne.

Les textes d’Aristote, plus ou moins falsifiés, dont on trouve des éditions récentes en latin, ont beau être interdits par la papauté, l’emprise du philosophe grec sur maîtres et élèves est telle que ces textes ne, cessent d’être commentés dans toutes les chaires des facultés. Il semble à tous, dans le fol appétit de savoir qu’ont les esprits au XIIIe siècle, qu’Aristote ayant tout vu et tout expliqué, il est impossible de ne pas le suivre, même si ses conceptions ne concordent pas avec les doctrines de l’Église.

Un homme se trouva, moine dominicain de génie, qui s’empara d’Aristote, mais pour lui assigner sa place à côté de la théologie. De ce jour, la pensée médiévale fut dominée par ces deux titans, Aristote et saint Thomas.

Je ne saurais vous suivre à travers les avenues, obscures pour moi, lumineuses pour vous, du thomisme; mais oserai-je vous dire ce que me suggère, dans mon ignorance en matière de dogme et d’orthodoxie, la philosophie de saint Thomas ?

Il me semble que le principal mérite de saint Thomas, pour les profanes, est d’avoir affranchi la raison de la tutelle religieuse; désormais elle ne cherche plus à faire cause commune avec la révélation. Il faut, reconnaît saint Thomas, séparer le domaine de la philosophie, qui relève de la raison, du domaine de la théologie, qui est celui de la foi. Pour soutenir qu’il existe une distinction entre ces deux domaines, il fallait au XIIIe siècle une singulière audace, surtout de la part d’un moine.

L’autre grand mérite de saint Thomas, à mon sens, c’est l’affirmation du principe de causalité. Toute cause efficiente, proclame-t-il, en suppose une autre, laquelle en suppose une autre à son tour : tout s’enchaîne, rien n’est livré au hasard. N’est-ce pas sur ce principe que nous avons édifié toute la science contemporaine ? On pourrait presque dire que saint Thomas est le fondateur de la doctrine du déterminisme. Je vous surprends, Monsieur, je le vois ; vous voudriez protester, mais en ce jour nos règlements s’y opposent.

Ainsi, pour tout homme qui pense, saint Thomas fut un grand précurseur. Vous lui avez consacré des pages admirables, tout empreintes d’amour et de mysticisme. L’œuvre de saint Thomas, affirmez-vous dans votre juste enthousiasme, est « d’une merveilleuse ordonnance. ». Tant que les hommes, qui sont des animaux métaphysiques a-t-on dit, seront angoissés du mystère du monde, ils essayeront de comprendre la Somme théologique de saint Thomas, et ce sera vous qui les éclairerez... vous les éclairerez, dis-je, à moins qu’ils ne, cherchent d’abord à pénétrer le sens de votre exégèse, de sorte qu’il faudra peut-être expliquer Étienne Gilson qui expliqua saint Thomas, pour comprendre le grand théologien-philosophe du XIIIe siècle, tâche ardue, dont j’ai éprouvé toute la difficulté en lisant les cinq cents pages de votre Introduction à la Philosophie de saint Thomas d’Aquin : c’est que, je n’ai pas la chance d’être, comme vous, membre de l’Académie pontificale de saint Thomas d’Aquin.

Oserai-je vous adresser une requête ? Vous reconnaissez qu’on ne rend pas assez justice au maître de saint Thomas, Albert-le-Grand. Sa gloire semble avoir été éclipsée par celle de son élève. À cet encyclopédiste qui se précipita avidement sur toute la science d’Aristote pour la mettre à la portée de ses contemporains, à cet observateur impartial qui se fit minéralogiste, botaniste et biologiste, à ce moine extraordinaire, considéré de son temps comme un magicien adonné à la sorcellerie, tant son savoir était grand, pourquoi ne consacreriez-vous pas un de vos prochains cours au Collège de France ?

Ces cours, que vous professez depuis quatorze ans, font les délices de vos auditeurs. En vous écoutant un lundi matin de l’hiver dernier, je me souvenais de ce que vous disiez de votre maître Bergson : « Nous devons à Bergson d’avoir été, deux heures par semaine et grâce à lui, aussi intelligents que lui ». Pour ma part, je ne connais que les cours de Paul Valéry et les vôtres qui m’aient donné une telle impression d’enrichissement intellectuel.

Sur le XIIIe siècle rayonne saint Thomas — laissez-moi ajouter Albert-le-Grand — et saint Bonaventure. Saint Thomas représente l’effort de l’intelligence pour établir une distinction entre les données de la philosophie et celles de la théologie, c’est-à-dire de la raison et de la foi. Saint Bonaventure représente l’amour divin dans le silence des cloîtres.

Il faut être comme vous, Monsieur, à la fois théologien, exégète, philosophe, historien, critique et psychologue, pour pouvoir interpréter la pensée de saint Bonaventure, héritier spirituel de saint Augustin et de saint Bernard. Avec quelle certitude de jugement vous nous montrez, dans votre Philosophie de saint Bonaventure, le continuateur de saint François qui pensant ce que son prédécesseur a senti, imagine un « itinéraire de l’âme vers Dieu » à travers le monde sensible, expression de la divinité ! Avec vous, conducteur sûr, nous sommes tentés de nous engager sur la voie illuminative, qui, à travers l’extase, nous mènerait à la béatitude. Où ne vous suivrait-on pas, Monsieur ?

Vous êtes fantaisiste, c’est ce qui fait votre charme, mais, comme tous les grands travailleurs, vous êtes aussi méthodique. Vous consacrez la moitié de votre temps à vos auditeurs du Collège de France et l’autre moitié à vos chers amis du Canada. Après avoir donné des conférences dans la plupart des villes universitaires d’Europe et d’Amérique, après avoir enseigné trois années à Harvard, puis organisé à Toronto un Institut d’Études médiévales, unique au monde, vous avez fixé votre choix sur le Canada où vous dirigez, du printemps à l’automne, l’Institut scientifique franco-canadien, qui a un immense succès dans ce pays si profondément attaché à l’esprit français et auquel vous avez rendu un si vibrant hommage.

De cet esprit, que vous venez de célébrer magnifiquement, vous êtes, Monsieur, un des plus illustres représentants.

L’esprit français, vous voulez que ce soit la langue française qui le défende. Je ne saurais assez approuver votre formule : « Il faut être maître de sa langue pour être maître de sa pensée ». La langue française est, en effet, l’expression de notre civilisation : « L’histoire de France, disait Michelet- commence avec la langue française ».

Ne nous faisons pas d’illusions : si nous laissions cette langue se corrompre, la civilisation dont elle est le soutien s’écroulerait, Nous sommes heureux, Monsieur, de voir entrer dans notre Compagnie un savant tel que vous, résolu à lutter de toute son énergie contre les vandales qui souillent, meurtrissent et assassinent la langue que nos pères ont forgée avec tant d’amour, allié à tant de logique.

Ce qui fait la grandeur de l’esprit français — disons de la civilisation française, car c’est bien d’une civilisation qu’il s’agit — c’est, depuis le XIIsiècle, le souci d’exalter l’individu. Par la France l’homme a pris conscience de ce qu’il était et pouvait être intellectuellement et moralement. C’est cet individualisme qui a été l’origine d’œuvres sublimes dans tous les domaines de la pensée et de la sensibilité. Aujourd’hui une certaine idéologie tend à faire disparaître l’individu au profit de la masse : conception singulièrement inquiétante pour les créations de la pensée et de l’art, qui ne peuvent se développer que dans un climat de liberté et d’épanouissement de la personnalité.

Ce qui fait aussi la grandeur de cette civilisation française, c’est depuis le moyen âge le souci d’aller toujours plus loin dans l’exploitation de la pensée pure, c’est-à-dire de la pensée qui se suffit à elle-même, qui a son origine et sa fin en soi, sans intention de réalisations pratiques. Attachons-nous à préserver cette pensée désintéressée. Ne laissons pas la technique prendre le pas sur elle. Que la machine ne tue pas l’esprit !

L’attrait de l’universel, le goût de la synthèse, les qualités d’ordre, d’équilibre et de mesure, associées à une extrême sensibilité : voilà encore notre héritage du moyen âge qu’il nous faut préserver.

À l’humanité, menacée de sombrer dans un abîme de médiocrité, de vulgarité et de bassesse, rendre le sens des valeurs spirituelles, ainsi que le concevaient les philosophes, les artistes, les poètes et les chevaliers du moyen âge : tel doit être, dans le monde de demain, le rôle de la France.

Ce qui fait la supériorité de l’homme c’est depuis les origines jusqu’à nos jours l’effort sublime vers la Connaissance, effort dans toutes les voies de la Pensée, effort qui jamais n’atteint son but et qui, cependant, au cours des générations qui se succèdent et des civilisations qui s’essayent, sans trêve se continue.

J’ai le souvenir de ce livre que vous avez écrit en anglais sur l’Unité de l’Expérience philosophique. Vous y avez reconnu, avec cette franchise que j’aime en vous, que toutes les métaphysiques, conçues par les philosophes anciens et modernes, ont échoué. Et cependant, tant qu’il y aura des hommes et qui s’exprimeront, des cerveaux tourmentés par le besoin de savoir inventeront une explication du monde. Dans cette course effrénée de l’intelligence qui veut à tout prix percer les voiles de l’inconnu, le moyen âge fut de toutes les époques la plus ardente, la plus passionnée, la plus idéaliste. Voilà pourquoi vous l’avez tant aimée.