Centenaire d’André Maurois (1885-1985), à Rouen

Le 25 octobre 1985

Jean-Jacques GAUTIER

Monsieur le Président du Conseil Général,
Mesdames et Messieurs.

Nous vous remercions de votre merveilleux accueil. Nous y sommes tous sensibles à maints égards.

Tous, lecteurs fidèles, admirateurs sincères et amis d'un homme André Maurois qui fut le vôtre, et dont le nom est sur toutes les lèvres au cours de cette journée particulière.

Si c'est moi qui réponds ici au nom de mes confrères, c'est que je suis ému de rejoindre aujourd'hui, dans ce pays, dans cette ville, l'écrivain cher à mon cœur et qui m'a accompagné toute ma vie.

En effet, je suis Normand, moi aussi, mais seulement de Dieppe, il est vrai ; et un peu Elbeuvien d'une certaine façon, puisque toute une partie de mon ascendance paternelle travaillait dans le « trie-trac » monotone des machines à tisser ce drap alors fameux et très précisément sous les verrières de l'usine que devait diriger Bernard Quesnay !... Si vous ajoutez, Mesdames et Messieurs, que c'est non loin d'ici, de l'autre côté de l'eau, rue de Joyeuse, dans le petit Lycée d'André Maurois, que j'affrontai les épreuves écrites d'un premier bachot qui ne me souriait qu'en Lettres, vous comprendrez que le Rouen de Maurois fut ma première capitale avant Paris.

Paris... où, dès mon arrivée, je cherchais l'adresse de l'auteur des Silences du Colonel Bramble, dans le désir de l'approcher, de le voir, de le connaître, de lui parler.

Nous avions le goût et le besoin d'admirer

Avec ses enfants, Michelle, Gérald et Olivier, Maurois était venu habiter Neuilly-sur-Seine.

C'est là, dans l'appartement aubergine et vert-amande de la rue Borghèse, qu'arrivant, la première fois, un matin, je fus accueilli par tous les portraits, toutes les photos sur tous les meubles, dans toutes les pièces, d'une adorable figure blonde aux yeux de rêve et d'eau, dans des ondes de fourrure blanche. C'était Ophélie. C'était la fée au triste sourire. C'était la poésie, et son image avait quelque chose de fascinant et d'angoissant. Je n'avais encore jamais vu de mes yeux un personnage de roman, et j'ignorais alors que celle-ci ne fût plus vivante au moment où je regardais ses photographies.

Elle revivait sous le prénom d'Odile et son livre s'intitulait Climats.

Climats a eu, pour nous, une résonnance analogue à celle d'Adolphe ou de Dominique pour les gens d'une autre génération. Nous avons parlé d'amour par Climats. Nous nous sommes déclarés avec Climats.

Et, ce jour-là, à Neuilly, je trouvai qu'André Maurois avait autant de charme que son roman.

Et puis ce livre nous donnait la leçon d'art que tous ses romans, toutes ses biographies, toute son œuvre ne cessera plus de nous répéter : l'écriture.

La limpidité a toutes ses faveurs. Construction logique de la phrase. Ordre des mots traditionnel.

Pas d'adjectifs inutiles. Le moins d'adverbes possible. Ni clichés, ni platitudes.

Un dégoût très sûr de l'originalité gratuite.

Donc un style qui refuse l'ornement, l'enflure, et dont l'idéal semble être d'éteindre tout éclat.

Un peu comme celui des très grands comédiens, est de refuser l'effet vulgaire, de jouer comme s'ils ne faisaient rien.

Maurois va dès lors, et ira constamment vers la sobriété. A la fin de sa vie, il dira pourtant avec une légère mélancolie :

« Il est vrai que j'ai retenu plutôt que poussé mon style »...

Qu'il nous soit permis de refuser son regret et d'accepter son exemple.

C'est pourquoi, si j'étais professeur de Français, je le ferais lire aux enfants, aux jeunes, à tous ceux qui devraient apprendre à écrire, sans chercher une forme artificielle, à tous ceux qui devraient détester la fabrication et nous le font haïr.

Cher André Maurois, je l'ai beaucoup vu pendant quarante années, en différentes circonstances difficiles ou pénibles de son existence où j'ai pu apprécier sa constance, son équanimité, son courage, sa tenue.

Par toute son attitude, ses faits et gestes, ses propos, ses essais, André Maurois a incarné Philinte.

Résolument optimiste parce que l'optimisme ne consiste pas à croire que tout va toujours pour le mieux, mais à s'accommoder de ce qui ne va pas trop mal. Vous savez la différence entre eux : le pessimiste.

Lorsque, en 1941, à Mills College, il commença à rédiger ses Mémoires, il écrivait : « Si je dois être aimé ou haï, je voudrais au moins que ce fût pour de bonnes raisons ; que ces haines ou ces sympathies aillent à l'homme véritable... ». Vingt ans après, il écrivait : « Plus que jamais, je travaille. Pourquoi ? Pour le plaisir ; et aussi avec le secret espoir d'écrire, au soir de ma vie, le livre profond et tendre auquel je rêvais confusément, devant la bibliothèque de ma mère ».

Maurois éprouvait donc « un contentement raisonnable » un contentement tchékhovien avec tout ce que cela comporte de discrétion, de souriante mélancolique et de charmant courage.

André Maurois, écrivain vivant et ami sans pareil... qui n'en finit pas de nous manquer, à vous comme à nous.

Et c'est pour le dire ensemble d'une même voix, d'un même cœur, que nous sommes là aujourd'hui par la grâce, Mesdames et Messieurs, de votre initiative.