Réponse au discours de réception de Camille Jullian

Le 13 novembre 1924

Eugène BRIEUX

Réception de Camille JULLIAN

 

Monsieur,

Lorsque mes confrères m’ont demandé de vous accueillir, j’ai d’abord refusé, par déférence pour vous. Je ne suis qu’un auteur dramatique de bonne volonté : le grand historien que vous êtes méritait mieux. J’ai dit mon incompétence : on n’a pas voulu m’écouter, et comme j’insistais, on a fait appel aux traditions. J’ai répété que je représenterais mal notre Compagnie, on a feint de ne pas le croire, et j’ai bien peur de trop prouver ici que j’avais raison. J’espère montrer cependant que j’ai fait de mon mieux, et cela, sans doute, me servira d’excuse auprès de vous.

Certes, comme tout le monde, je connaissais votre renommée, monsieur, j’ignorais combien, si grande qu’elle soit, elle est inférieure à votre mérite. Je vous ai lu : je le sais maintenant et je vais essayer de dire comment s’est affirmée mon admiration.

Je ne ferai guère autre chose que vous citer ou vous résumer et l’on me saura gré, j’en suis certain, de n’avoir pas cherché d’autres ornements pour ce discours académique. Sans doute, j’ai d’abord rêvé de me conformer à ces redoutables traditions dont vous êtes déjà la victime, et, puisque la coutume veut, paraît-il, que la joie du récipiendaire soit troublée — oh ! avec précaution par quelques traits malicieux, par quelques épigrammes volontairement émoussées, j’ai cherché à me conformer à l’usage... Malgré le soin que j’y ai pris, je n’ai rien trouvé. Est-ce votre faute, monsieur, ou la mienne ? Que peut l’archer le plus zélé si la cible lui fait défaut ? Vous n’offrez aucune prise ; je n’ose dire que je le regrette, mais, si je le puis, j’ajouterai tout de suite que c’est la seule générosité qui vous aura manqué.

Vous êtes l’Historien de la Gaule. Vous avez écrit une œuvre définitive, vous avez érigé un monument imposant et solide, semblable dans sa pérennité à ces cromlechs qui sur nos côtes gauloises défient le temps et les orages. Cette œuvre éloigne dans le passé les œuvres du même genre qui l’ont précédée, et elle rend impossible (autant du moins que des documents nouveaux ne surgiront pas), toute tentative de traiter un sujet que vous avez fait vôtre, absolument vôtre, à force de labeur intelligent, de loyale érudition et d’enthousiasme réfléchi.

« Il y a cinquante ans et plus, avez-vous dit, que je m’occupe des Gaulois. En 1874, alors que j’étais au Lycée, je reçus comme prix l’Histoire des Gaulois d’Amédée Thierry et je la lus avec passion. Dès cette époque, j’étais résolu à travailler sur la Gaule. »

En 1874, monsieur, vous aviez quinze ans, puisque vous êtes né le 15 mars 1859. En 1877 vous quittiez le lycée de Marseille, votre ville natale, pour l’École Normale supérieure, puis après deux missions à l’étranger, vous vous installiez à Bordeaux où vous êtes resté vingt ans, jusqu’à votre entrée au Collège de France. Sauf une Histoire de Bordeaux, vous n’avez écrit que de Gaule et de Gaulois. On a de vous : Vercingétorix, Gallia, de la Gaule à la France, et surtout votre grande Histoire de la Gaule, dont six gros volumes sont publiés, et à laquelle vous mettez la dernière main.

Vous pouvez vous approprier les paroles de Michelet avec qui vous n’avez pas que ce point de ressemblance, vous pouvez dire comme lui : « Ma vie fut en ce livre, elle a passé en lui. Il a été mon seul événement. » Rien n’est plus noble. Vous avez écrit, de Montesquieu, ces paroles, qu’on peut aussi vous appliquer : « Il a, du véritable historien, l’ardent désir de découvrir, la joie intense de la découverte. L’histoire a, comme la poésie, ses exaltations, ses émotions poignantes, ses fatigues d’âme. Montesquieu les a connues, comme Thierry et comme Michelet. » Vous même, monsieur, vous ne les avez pas ignorées. Lorsque j’aurai rappelé enfin ce que vous dites de Fustel de Coulanges : « Il semble que jusqu’à ses derniers jours, il ait voulu, par ses recherches, assurer la revanche de l’idée sur la force, la suprématie des lois de l’esprit sur les révolutions violentes et les conquêtes matérielles », lorsque j’aurai rappelé cela, j’aurai tracé de vous un portrait fidèle, en vous attribuant les éloges que vous offriez à Montesquieu votre ancêtre, Michelet votre aîné et à celui dont vous êtes devenu l’émule après avoir été l’élève.

Pour vous, comme pour eux, le rôle de l’Historien est celui d’un éducateur. Lorsque vous parlez du sol de la Gaule, du sol de la France, c’est, vous le dites vous-même, pour donner une raison de plus de le cultiver. Parler de ses monuments, c’est montrer comment l’homme a voulu traduire ses pensées et protéger sa vie. Et enfin (je vous cite textuellement maintenant) : « Parler des humbles en même temps que des grands, c’est rendre à quiconque travaille la justice à laquelle il a droit, c’est nous habituer à ne mépriser aucune tâche et à ne jalouser aucune gloire. Parler du pays, c’est vivre dans un être éternel, qui est nous-mêmes et qui est supérieur à nous, c’est établir entre cent générations humaines, présentes, disparues ou à venir, un lien sacré qu’aucune mort, aucune tempête ne saurait briser. »

Et ces phrases éloquentes montrent bien que si vous vous êtes proposé d’être impartial, vous n’avez jamais entendu demeurer impassible en face des aspirations, des épreuves et des succès du pays dont vous vous proclamez avec fierté le fils et le serviteur.

Votre œuvre est une œuvre de foi et d’amour. Vous aimez votre patrie comme le plus passionnément tendre des fils peut aimer sa mère. Vous la voulez parfaite, meilleure que toutes les autres mères, plus grande, plus noble, plus ancienne, civilisée depuis plus longtemps que toutes. Certains vous ont reproché ce qu’ils ont appelé votre aveuglement. Même si cet aveuglement était réel, nous vous saurions gré de vous tromper dans ce sens. Trop d’autres, pendant trop longtemps, par la parole et par la plume se sont livrés à une besogne opposée, à une propagande à rebours, s’efforçant à montrer aux étrangers attentifs et gouailleurs une image déformée et avilie de notre pays. Ceux-là ont cru se donner ainsi une sorte d’élégance, prouver une supériorité sur la masse, montrer un détachement des instincts primitifs. Le plus souvent, ils parlaient contre leur pensée, mais les peuples intéressés à les croire ont renchéri, et ce qui n’était peut-être d’abord qu’un jeu d’esprit est devenu une calomnie dont on essayait d’établir l’exactitude en nommant ceux qui l’avaient lancée.

Vous, monsieur, vous êtes à l’opposé de ce scepticisme fâcheux. Vous aimez votre patrie dans son avenir, dans son présent et dans son passé le plus lointain. Vous aimez tous ceux qui sont nés sur ce sol, et qui ont contribué à en faire une patrie. L’éloignement dans le temps ne vous arrête pas ; vous aimez les Celtes, et les Ligures qui les ont précédés, et les prédécesseurs des Ligures encore, jusqu’aux temps préhistoriques. Les hommes de l’âge de pierre qui ont vécu entre le Rhin et les Pyrénées sont, à vos yeux, déjà des hommes de France et vous leur vouez une tendresse touchante, parce qu’ils ont souffert et combattu au bord des mêmes fleuves, au pied des mêmes collines où s’est développée la longue lignée d’hommes dont le courage, les vertus et les défauts ont constitué la France, en dépit des éléments, en dépit des bêtes féroces et des envahisseurs.

Oui, vous les aimez, ces troglodytes. Vous avez visité les plateaux du Nord où se trouvent les vestiges de ce que vous appelez le moyen âge paléolithique, vous avez tenu dans vos mains et longuement contemplé les haches de pierre, les silex éclatés et les longues lames taillées en feuilles de laurier, le coup de poing de Chelles et le burin d’Aurignac ; vous avez visité, étudié les cavernes, celles des Eysies surtout, où les hommes de la race magdalénienne ont laissé leurs peintures rupestres, et vous vous écriez : « Au temps des rennes et des mammouths, la-Gaule possédait des populations douées de dons artistiques merveilleux. » Ces hommes, vous ne voulez pas qu’ils aient été cruels : « On ne se réfugie pas, dites-vous, dans des cavernes pour se défier ou s’entredéchirer. » Vous ne consentez pas à ce qu’on voie en eux des sauvages, mais comme vous êtes un homme de bonne foi, et que vous sentez bien tout de même qu’ils ne vivaient pas dans une pastorale ininterrompue, vous plaidez gentiment les circonstances atténuantes et vous concédez : « Je ne nierai pas qu’ils ont pu faire la guerre. » Mais vous ajoutez tout de suite : « De ce que nous ignorons leurs mœurs, nous n’avons pas le droit de dire qu’elles furent féroces, » Votre lecteur, que vous avez su vous attacher, se demande bien ici et là, si vous n’avez pas été un peu dupe de votre bon cœur. Mais, de cet amour qui s’élargit si aisément rayonne un tel charme qu’on ne songe pas à vous en faire grief et qu’on accepte ce que, vous dites, puisque vous le dites, de même qu’on accepte les récits d’un conteur de votre pays, bien que ces récits soient trop beaux, parce qu’ils sont beaux et qu’on ne voudrait pas répondre par un scepticisme inutile à tant de grâce et d’amabilité. On songe qu’après tout, rien ne prouve que votre interprétation ne soit pas la meilleure, et on vous laisse continuer. On ne vous résiste pas, parce qu’on vous sait de bonne foi. Cette bonne foi, cette loyauté, cette scrupuleuse probité d’écrivain, vous en avez donné des preuves émouvantes. A la fin du premier volume de votre Histoire de la Gaule, dans une édition nouvelle, vous écrivez : « Depuis quinze ans que ce livre a paru, je n’ai cessé de réfléchir sur la question des Ligures. Peu à peu, quelques-unes de mes idées se sont modifiées, d’autres hypothèses sont venues à ma pensée... Je suis arrivé à croire... que la Gaule offrait déjà les éléments d’une communauté nationale. » Or, le premier chapitre du premier volume des Institutions de Fustel de Coulanges porte ce titre : « Qu’il n’existait pas d’unité nationale chez les Gaulois. » Et cette œuvre que la mort n’a pas permis à celui qui fut votre maître de terminer, c’est vous qui, pieusement, en avez préparé et assuré la publication. Avec votre habituelle et noble simplicité, et votre belle modestie, vous vous contentez d’écrire à la fin de votre préface : « C’est un devoir pour moi d’ajouter franchement que sur plus d’un point, je ne puis partager l’opinion de l’auteur... Il ne m’a pas semblé bon d’ajouter, même en note, un mot qui ressemblât à une réserve personnelle. Je ne dois au public, en lui livrant cet ouvrage, que la pensée de M. Fustel de Coulanges et je la lui dois complète, avec toute sa force et dans toute sa puissante. »

Or, cette pensée est souvent opposée à la vôtre. S’il fallait en croire Fustel de Coulanges, les habitants de la Gaule n’avaient pas la même origine, ni les mêmes institutions, ni les mêmes lois. Il n’y avait pas entre eux unité de race. On n’est pas sûr qu’il y eut unité religieuse... et certainement, il n’y avait pas unité politique. Ces peuples n’avaient pas l’idée d’une patrie gauloise, ils se faisaient la guerre, ils la faisaient aussi, séparément, aux peuples étrangers, chacun selon son bon plaisir. La vraie patrie, la seule, dit Lavisse, était la Cité. Jules César est formel : « Il était bien rare qu’une année s’écoulât sans que la Cité fût en armes pour attaquer ou repousser ses voisins. » L’armée de Jules César comptait dans ses rangs de nombreux Gaulois, soldats et surtout cavaliers. Il avait des alliés en Gaule. Vercingétorix lui-même avait sollicité ou accepté le titre d’ami de Jules César.

Vous ne niez pas tout cela. Vous déclarez même qu’au moment du siège de Gergovie, la moitié de la Gaule reconnaissait encore la loi du peuple romain. Encore, et non pas déjà. Les campagnes de Vercingétorix ne seraient donc pas la lutte contre l’envahisseur, mais une révolte contre ce qu’on appellerait aujourd’hui un protectorat, contre le proconsul.

Mais malgré tout, et bien qu’ils se fissent la guerre, et bien qu’ils eussent accepté la domination romaine, ces peuples se sentaient liés entre eux, réunis par le voisinage, et capables d’un patriotisme, — très large, sans doute, — dont Jules César provoqua la cristallisation lorsque, pour les besoins de ses ambitions politiques, il annonça à Rome, avant que ce fût vrai, la pacification de la Gaule, dont il proclama même l’annexion, à la fin de l’année 57. Il reçut les félicitations de ses concitoyens et du Sénat. La peau de l’ours était vendue : César fut bien obligé de chercher à le tuer. Mais l’ours montra ses griffes.

Contre les peuples de Gaule non soumis, le proconsul essaya de la terreur par la dévastation et les massacres. Il ne fit que déterminer leur union dans une révolte qui prit pour chef le jeune roi arverne Vercingétorix. « Il y eut alors chez les Gaulois, dit Jules César, une telle ardeur unanime pour reconquérir la liberté et pour ressaisir l’ancienne gloire militaire de leur race, que même les anciens amis de Rome oublièrent les bienfaits qu’ils avaient reçus d’elle et que tous, de toutes les forces de leur âme et de toutes leurs ressources matérielles, ne songèrent plus qu’à se battre. » C’est donc vous qui avez raison, monsieur. Le danger créa la patrie, ainsi qu’il arrivera encore au cours de notre histoire.

Et vous dites avec éloquence « Ce résultat, était l’œuvre d’un seul homme. C’est Vercingétorix qui rendit à la Gaule une armée, ses nations et la victoire. Lentement, mais sans un faux pas et sans une heure perdue, la réflexion sûre, la volonté prête, s’imposant aux faibles par la peur, aux chefs par la raison, aux foules par l’éloquence, à tous par sa bravoure franche et tranquille, orateur souple et fougueux, diplomate patient, esprit d’ordre et de méthode, corrigeant la défaite par l’espérance et la victoire par la sagesse, cet homme extraordinaire enseigna aux guerriers de la Gaule, en quelques mois, les facultés et les pratiques les plus contraires à leur nature. Il leur donna la discipline, la maîtrise de soi, le courage du travail manuel, la résignation à une guerre obscure de manœuvres et de fatigues ; il les disposa pour la victoire avant de leur permettre de la chercher. »

C’est un honneur et un plaisir, monsieur, que d’avoir à lire une telle page où se montrent non seulement votre enthousiasme mais aussi vos rares qualités d’écrivain. Vous ne niez pas que Vercingétorix ait eu des défaillances, mais vous l’aimez jusque dans ses erreurs. Et c’est ainsi qu’il convient d’aimer, et qui n’aime pas jusque-là n’aime pas pleinement. Pour excuser ces erreurs, vous trouvez les accents les plus touchants, vous pensez qu’elles le rapprochent de nous et vous ajoutez : « Ces rêveries ou ces faiblesses lui donnent peut-être un charme de plus. Il n’a pas l’éternelle froideur de l’ambitieux qui ne cesse de calculer et de décider. »

Me permettrez-vous, monsieur, de dire que jusqu’ici j’avais toujours été un peu gêné, dans mon admiration pour votre héros, par ce qui me paraissait trop théâtral dans sa reddition ? Je vous en emprunte le récit : « Vercingétorix apparut à l’improviste, vêtu de ses plus belles armes, monté sur son cheval de bataille. Il venait, paré comme une victime, s’offrir à son ennemi. Son cheval fit au galop le tour du tribunal, puis s’arrêta devant le proconsul. Le Gaulois sauta à bas de sa monture, jeta ses armes au pied du Romain, et s’agenouilla sans rien dire, il tendit ses mains ouvertes, dans le geste consacré du vaincu qui avoue sa défaite. »

Malgré tout, vous sentez bien vous-même que ce geste a besoin de quelque explication, et vous dites autre part : « C’était bien en effet, un acte de dévotion religieuse, de dévouement sacré, qu’accomplissait Vercingétorix. Il s’offrit à César et aux dieux suivant le rite mystérieux des expiations volontaires. »

L’explication est jolie si non satisfaisante. Mais est-elle nécessaire ? Vercingétorix a-t-il eu cette attitude théâtrale ? On peut, heureusement pour sa mémoire, en douter. En effet, tout ce que nous savons de ce dernier acte de la vie publique de Vercingétorix, nous le tenons de quatre auteurs, Florus, Plutarque, Dion Cassius et Jules César. Lequel mérite le plus grand crédit ? Celui, sans doute, qui a vécu le plus près de l’événement. Or, le récit de Florus est de la première moitié du IIe siècle, celui de Plutarque, celui de Dion Cassius sont tout aussi éloignés. Jules César, lui, a vu ; il est un des deux acteurs de la scène, il a écrit ses Commentaires peu de temps après les faits qu’il raconte, et dans son récit, il n’est question ni de belles armes, ni de cheval caracolant.

César dit simplement (je copie la traduction de la collection Panckoucke) : « Le lendemain, Vercingétorix convoque l’assemblée. Il déclare qu’il n’a pas entrepris cette guerre pour des intérêts personnels, mais bien pour la liberté commune. Puisqu’il faut céder à la fortune, ajoute-t-il, je m’offre à vous et vous laisse le choix d’apaiser les Romains par ma mort ou de me livrer vivant. Aussitôt, on députe vers César : il ordonne que les armes et les chefs lui soient remis. Il s’assied sur son tribunal, à la tête de son camp : on amène les chefs ennemis ; on lui livre Vercingétorix, les armes sont jetées à ses pieds. » Et c’est tout, César a mis pour condition qu’on lui livre les chefs et les armes, on lui amène Vercingétorix et on lui apporte les armes. Rien de plus. Pas de galop sur un cheval superbement harnaché, pas de mise en scène. Dans cette simplicité, le sacrifice de Vercingétorix me semble plus grand et plus beau. Vaincu, il s’est, sans ostentation, offert à la mort. Il l’eut, mais, on le sait, César, vainqueur sans générosité, le fit enfermer dans un cachot et la lui fit attendre six ans.

Après tout, qu’importe ce que fut réellement le jeune chef arverne ? Nous ne le connaissons que par les récits de son ennemi. Il s’est rencontré de fort bons esprits et des plus érudits pour douter que nous sachions même son nom. Le mot Vercingétorix veut dire : grand chef des braves. Il peut n’exprimer qu’une dignité. L’être humain qui naquit il y a deux mille ans dans une hutte d’Auvergne, royale et sauvage, nous est à peu près inconnu, mais l’être légendaire dont il a provoqué la création dans l’esprit des hommes est plus que lui vivant et réel. Ce chef arverne, le fils de Celtil, a vécu dans l’histoire moins d’un an, dans la vie moins de quarante, et sous un nom dont ne sommes pas certains. Mais Vercingétorix, l’être universellement connu sous ce nom, le défenseur de l’indépendance de sa patrie, le faible qui ne s’incline pas devant le fort, le fier jeune homme qui n’est pas intimidé par la puissance romaine, qui refuse de céder au maître du monde, qui éveille des âmes, suscite des courages, fait accepter des sacrifices et s’offre lui-même à l’immolation lorsqu’aucune espérance n’est plus permise, celui-là est vrai, incontestablement vrai, il vit depuis vingt siècles dans la mémoire des hommes, et tant qu’il y aura des hommes il sera vénéré comme le symbole de l’énergie, du noble effort, du sacrifice et de la révolte contre la domination injustifiée, comme la haute personnification du droit qui se défend. Il est un exemple et un soutien. Il dépasse la Gaule et la France, il peut être adopté par toute l’humanité comme l’est Jeanne d’Arc par ceux-là mêmes qu’elle combattit, parce qu’il est comme elle l’image rayonnante du courage et de la foi. L’être légendaire est loin de l’être réel. Qu’importe encore une fois ? La vérité est hors de notre atteinte et puisque nous sommes condamnés à l’erreur, puisqu’il faut nous résigner à l’erreur, choisissons la plus généreuse et la plus belle !

Mais la révolte de Vercingétorix, si elle eût abouti, eût-elle été pratiquement bienfaisante pour la Gaule ? La Gaule eût-elle gagné à ce qu’il fût vainqueur, à ce qu’il repoussât Jules César au delà des Alpes ? En d’autres termes, devons-nous à Rome notre civilisation ? Vous l’avez cru, et vous le croyez peut-être encore un peu, mais très peu. Vous avez été incessamment sollicité par deux sentiments opposés, votre amour pour la Gaule et le respect pour la grandeur de Rome. Le premier l’a emporté, mais on sent bien, à la façon dont vous le proclamez, que ce ne fut pas sans combat. Il y a en vous comme une rébellion contre l’enseignement latin même qui vous fut donné, et vous laissez échapper ce cri « Quelle que soit ma reconnaissance envers les maîtres latins de ma jeunesse, je ne peux plus admirer l’empire romain, et me réjouir de ce que la Gaule lui ait appartenu. Si j’ai pu faire jadis l’un et l’autre, c’est parce que l’étude, la réflexion et l’âge ne m’avaient pas encore donné l’expérience de l’histoire. » Vous rappelez en outre la phrase violente de Littré : « César ne fonda qu’une décadence terminée par une catastrophe. » Les historiens et les poètes de Rome ont déliré, dites vous, dans l’admiration de cette œuvre. Et vous ajoutez : « Nous délirons à leur suite, car les écrivains de Rome nous ont élevés et élèvent encore notre jeunesse ; ils nous imposent leurs sentiments de vainqueurs, ils prolongent en nous, à deux mille ans de la défaite de nos pères, une mentalité de vaincus qui acceptent leurs maîtres et qui les adorent. »

Vous êtes de ceux, j’en suis sûr, qui se sentent un pou blessés dans leur patriotisme rétrospectif lorsqu’ils voient, sur nos murs, un V à la place de I’U du mot Musée. Mais cependant, vous avez senti, vous avez dit, vous avez répété, que la conquête romaine délivra la Gaule des Germains. Voici une phrase de votre Gallia, qui date, il est vrai, de trente ans : « La Gaule divisée n’avait plus que le choix entre les deux dominations. En la débarrassant des Germains, même au prix de sa liberté, Rome l’a préservée de la barbarie et a peut être sauvé sa race et son existence historique. »

Aviez-vous raison, alors, monsieur ? Les arguments pour et contre se sont combattus en vous à ce point que dans le même ouvrage, après avoir dit que la Gaule, en échange de ses libertés et de ses traditions, reçut de Rome, un bien-être qu’elle n’avait jamais connu (Histoire de la Gaule, t. IV, p. 82), vous avancez que jamais la terre de France n’a été plus dévastée et plus malheureuse que sous des empereurs romains (Histoire de la Gaule, t  VI, p. 546). Vous n’êtes même plus certain des bienfaits de la fameuse paix romaine. Moi, votre lecteur, me voici bien perplexe, monsieur. À qui croire ? Ou plutôt quand faut-il vous croire ? L’histoire est-elle à ce point décevante et n’est-elle donc, comme on l’a dit, qu’une science, conjecturale ? Le doute n’est un mol oreiller que pour une tête bien faite, il ne l’est pas pour le commun des hommes. Il était bon de croire à l’exactitude des légendes, à la vérité des mots historiques. Hélas, que de déceptions nous sont apportées par les chercheurs ! L’abbé Edgeworth n’a pas dit à Louis XVI : « Fils de Saint Louis, montez au ciel » ; le chevalier d’Assas n’a pas dit : « À moi d’Auvergne, ce sont les ennemis ! » Philippe de Valois n’a pas dit : « Ouvrez, c’est la fortune de la France ! » Et Cambronne n’a pas dit : « La garde meurt et ne se rend pas » même en abrégé. Alors ? Vous formulez vous-même notre désenchantement lorsque vous écrivez : « Nous qui avons tant de peine à trouver la vérité sur nous-mêmes, à nous comparer sans erreur avec nos pères et nos aïeux, comment prétendrons-nous observer et estimer exactement notre terre et nos ancêtres à soixante générations de distance ? » (Histoire de la Gaule, t. V, p. 5.)

Devons-nous donc nous résigner à ne posséder aucune certitude, et devons-nous accepter la parole de Pascal : « Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes » ? Cela serait trop désolant ! Votre doute n’est pas un renoncement, c’est le passage d’une vérité vieillie à une vérité plus jeune.

Vous croyez fermement maintenant, qu’au moment de la conquête romaine, la Gaule était prête à recevoir la civilisation grecque. Les Gaulois étaient de même race que les Romains et les Grecs. Ils avaient en eux les mêmes inspirations. Rome leur apporta ce qu’ils attendaient, ce qui était en eux en puissance, et qui ne demandait qu’à se développer et qui se fut certainement développé — un peu plus tard, voilà tout. Mais, par contre, les Gaulois perdirent, dans une certaine mesure, leur originalité. Plus tard la Renaissance empêchera encore le développement normal de la vie personnelle de la nation déjà créée, elle arrêtera l’épanouissement de la beauté différente rare, unique, qui allait sortir du Moyen Age calomnié, elle arrêtera la poussée de ces gigantesques fleurs du sol de France que sont les cathédrales.

Il reste bien à comprendre tout à fait comment la Gaule accepta si vite le langage et les mœurs de Rome. En trois siècles, la langue celtique devint un patois et céda devant le latin. De cette langue celtique, parlée jusque-là pendant des siècles, il ne nous est rien resté que des vestiges insignifiants et souvent douteux. Pas une loi, pas une légende, pas une poésie. Il y a là un point mystérieux, sans doute. Mais allons-nous croire que nous pouvons tout expliquer ?

La véritable, foi ne s’embarrasse pas de tels soucis, parce qu’elle est une passion. Et comme on sent bien, que malgré les fermes résolutions, malgré sa probité, sa volonté de se placer au-dessus des faits, malgré ses efforts vers l’impartialité, l’historien ne peut être qu’un homme passionné, s’il se refuse à n’être qu’un chronologue. Et comment s’y résignerait-il, s’il est, comme vous, monsieur, magnifiquement pourvu d’une âme ardente ? Comment, puisqu’il aime son pays, ne se créerait-il pas pour ce pays un certain idéal, une certaine représentation de l’avenir, et dès lors, comment pourrait-il rester indifférent devant ce qui arrête la réalisation de cet idéal ou compromet cet avenir ? Il est impossible de ne rien mettre de soi dans un récit qui comporte des interprétations, de textes et des choix de documents dont la valeur varie suivant l’esprit de celui qui les étudie. Que nous apprendraient tous les textes détruits, les mémoires disparus ? Si le récit de la conquête romaine eût été fait par Labienus, et non par César, Vercingétorix, que vainquit César et que ne vainquit pas Labienus, nous serait à peu près inconnu. Nous ne pouvons peindre le tableau d’une époque qu’avec les rares couleurs qui nous sont imposées. De plus, un portrait est toujours un peu le portrait du peintre ou, comme l’a mieux dit Michelet : « Nul portrait, si exact, si conforme au modèle, que l’artiste n’y mette un peu de lui. » Un peu de lui, c’est-à-dire, un peu de ses haines et de ses sympathies. Certes, il n’y a guère d’historiens semblables à celui qui disait aux bibliothécaires : « Je veux prouver telle chose, donnez-moi les documents qui l’établissent. » Mais il en est peut-être beaucoup pour suivre le conseil donné par Renan de « solliciter doucement les textes ». Est-il donc impossible vraiment, de ne pas apporter, à son insu même, dans l’appréciation de faits qui remontent à deux mille ans, un reflet des antipathies ou des enthousiasmes de l’heure où l’on écrit ! Pourtant, il semblerait que l’histoire, lorsqu’elle traite d’événements si éloignés, puisse facilement rester sereine, et résister aux courants actuels d’idées. Il faut croire que non, et que cette sérénité est interdite à l’homme, puisque même dans le domaine des sciences exactes, nous avons vu des colères dresser les uns contre les autres des savants d’âge mûr, à propos de la quadrature du cercle. On s’est fâché, on s’est presque injurié en commentant les aperçus d’Einstein, on s’est accusé de mauvaise foi à propos de la génération spontanée, et il m’a été raconté, en me taisant leurs noms, que deux membres de l’Académie des Sciences ont été sur le point de se battre en duel pour une planète ! Et ils étaient gens du Nord !

Dans votre Provence, monsieur, Jean Aicard apprit à ses dépens qu’un personnage du XVe siècle pouvait encore de nos jours exciter les passions. Votre prédécesseur avait eu l’idée de célébrer, par des fêtes publiques, le centenaire de la réunion de sa petite patrie à la grande. Il voulut, dans une sorte d’à-propos, exalter les mérites de Palamède Forbin de Solliès qui amena le roi René à céder sa couronne au roi de France. Il s’est rencontré de bons esprits pour chercher noise à ce pauvre Palamède, et si je ne vous connaissais pas, je me serais demandé si vous les désapprouviez, tout à fait nettement. N’a-t-on pas pu craindre tout à l’heure, en vous entendant parler avec tant de chaude éloquence de la langue de Mistral, que vous ne fissiez à Jean Aicard le reproche de n’avoir pas écrit son œuvre en provençal ? Hélas ! c’eût été bien fâcheux, puisque nous perdions alors et la joie de le compter parmi nous, et le plaisir délicat que nous venons d’éprouver à vous l’entendre louer avec tant de cœur et d’esprit. Et qui mieux que vous eût prononcé son éloge ? Ne vous retrouve-t-on pas en lui, qui exprima son amour pour la Gaule et la Provence dans ces beaux vers :

 

Je t’aime, ô mon, pays tout entier, sol gaulois,

Dans tes cités, dans ton langage, dans tes lois,

Dans tes sombres forêts de chênes et d’érables,

Jusqu’en tes guis sacrés qui restent vénérables ;

Souvent, en traversant la Seine, je suis pris

De l’orgueil joyeux d’être un passant dans Paris,

Mais j’ai pour la Provence au ciel bleu la tendresse

Qu’on a pour l’Italie et qu’on à pour la Grèce.

Vieille Gaule à l’esprit antique, au cœur romain,

Souviens-t’en : La Provence est l’antique chemin

Par où la race hellène et latine à ta race

Apporta ses trésors de lumière et de grâce,

L’exquise politesse, honneur de nos cités,

L’art, la douce éloquence et toutes les beautés.

 

Toutes les beautés ? Non. La beauté morale manquait. Elle devait venir par le même chemin — mais plus tard. Un jour, un beau jour de printemps de Provence, un 24 mai, sur une petite plage de la Camargue, baignée de vibrante lumière, vint s’échouer une barque miraculeuse poussée par une brise qui gonflait les vêtements et les voiles légers que lui tendaient trois femmes, les Saintes Marie, Madeleine — et aussi deux servantes. Elles apportaient à la Gaule ce qui manquait au paganisme : la charité, c’est-à-dire la consolation, l’espérance, le devoir d’aide réciproque, c’est-à-dire l’amour de tous pour tous : elles lui apportaient les doctrines de Jésus de Nazareth, dans toute la pureté et la fraîcheur de leur récente éclosion. Elles apportaient cette petite phrase : « Aimez-vous les uns les autres » qui contient toute la morale. Vous l’avez dit, monsieur, Jean Aicard fut un apôtre de ces doctrines, apôtre peu orthodoxe sans doute, mais ardent, et son œuvre tout entière, comme sa vie, est rayonnante de bonté. Et c’est par là surtout que son nom mérite de rester dans la mémoire des hommes. Il fut aussi un patriote. Il a consacré la fin de sa vie à la propagande française. Succédant à notre illustre confrère M. Henri Bergson au fauteuil présidentiel de l’Union Française, la grande association de propagande que fonda au début de la guerre M. Louis Barthou, avec la collaboration de M. Paul Gaultier, il lui donna le meilleur de son esprit et de son cœur. Souffrant, déchiré, ne voulait-il pas entreprendre pour elle de vastes tournées de conférences ? Il entendait prêcher la tolérance et la bonté. La bonté surtout, à laquelle il fut préparé dès son âge le plus tendre par la souffrance. S’il aima tant son grand-père, c’est qu’il avait souffert dans ces « sombres écoles » où sont enfermés les « petits qui pleurent toujours ». Selon votre heureuse expression, Hugo a chanté l’art d’être grand-père et Aicard nous a révélé l’art d’être petit-fils.

Il a été, de propos délibéré, optimiste ; il avait décidé de ne voir que le beau côté des choses : « Je ne dis pas aux roses : « Fi, vous naissez du fumier », je suis tenté de dire au fumier : « Gloire à toi qui nourris les roses. » De même, son grand ami, Alphonse Karr ne reprochait pas aux roses leurs épines, mais bénissait le ciel « que les épines aient des roses ». Hélas, Jean Aicard devait apprendre, à la fin de sa vie, que les roses ne durent pas toujours, et qu’en approchant de l’hiver il ne reste plus, pour qui aima trop exclusivement les fleurs, que le fumier et les épines.

Les malheurs de son premier âge, révélés dans Ame d’enfant, lorsqu’ils ont cessé, lorsqu’il s’est réchauffé à la douce et gaillarde tendresse de son grand-père, ont provoqué en lui l’épanouissement d’un optimisme d’autant plus vif que cette joie était inespérée. Il a cru que tout était pour le mieux, et comme, d’autre part, il possédait, suivant la parole du grand et trop peu connu Jean-Marie Guyau, plus de larmes qu’il ne lui en fallait pour ses propres souffrances, il s’est mis à aimer les hommes éperdument. Puisque sa propre faiblesse avait rencontré le bonheur, il a cru au pouvoir de la faiblesse, il a cru que tous les hommes étaient bons, ou qu’ils pouvaient le devenir. Certes, il est facile d’être bon quand on est heureux. Et non seulement il est facile d’être bon, mais on a le besoin de l’être. On ne donne que ce qu’on a de trop, et l’on reçoit toujours plus qu’on ne donne. Malheureusement, les égoïstes ne le savent pas. Mais, même pour eux, la souffrance d’autrui est bien désagréable à contempler. Certes on peut tourner la tête, mais on se prive alors de la jouissance d’orgueil que connaît le bienfaiteur... Il y a plus de choses qu’on ne croit tout d’abord, dans un acte charitable.

Les héros de Jean Aicard et Jean Aicard lui-même, n’y mettent point tant de malice. Ils sont bons en toute simplicité, par un besoin de nature, ils le sont pleinement et jusqu’à l’excès. Certains, tels qu’Angèle Bonnaud, le sont passivement et leur rôle se borne à subir sans se plaindre le contre-coup des passions d’autrui. Angèle est la sœur sacrifiée au frère futur grand homme, qui gaspille à Paris la dot et les économies familiales. Le type n’est pas nouveau. Mais elle devient une « Tata » : les Tata, nous dit Jean Aicard sont « ces vierges affamées de maternité qui aiment leurs frères et leurs neveux comme des fils, et tous les enfants comme des neveux ». Afin que son frère puisse faire jouer, à Paris, un opéra dont il est l’auteur, Angèle Bonnaud lui donne ou se laisse prendre la plus grande partie de sa dote. Réduite bientôt à la pauvreté, sinon à la misère, cette vieille fille malgré elle, ouvre une école pour les tout petits enfants où elle recevra plus tard, doublement héroïque, et l’enfant de son ancien fiancé et l’enfant de son frère. Nous avons déjà vu, dans les autres œuvres de Jean Aicard, la silhouette du grand-père fils de Rousseau, de George Sand, homme de la classe moyenne, plein de jugement et d’altruisme, sensible et violent, passion simple et artiste tout à la fois, ressemblant jusqu’à l’identité au père Lebonnard. L’un et l’autre nous offrent le spectacle d’une paternité morale venant au secours d’une paternité naturelle défaillante, et notre auteur raconte ces deux sacrifices avec tendresse, avec plaisir, avec piété, on dirait presque avec reconnaissance.

Tata est à mes yeux son roman le plus émouvant, et l’on peut être surpris que le succès n’en ait pas été plus grand. Non seulement les personnages du grand-père, de la sœur sacrifiée et du fils prodigue vivent intensément, mais l’œuvre contient une scène extrêmement pathétique, qui, portée au théâtre, serait d’un effet considérable, je veux parler de celle où le rude grand-père s’aperçoit tout à coup que le faux grand homme son fils, n’est qu’un être égoïste et féroce, paresseux et hâbleur. Il veut obliger ce fils sans cœur à demander pardon, il va le frapper, le mettre de force à genoux : « Pardon, je veux que tu demandes pardon », ordonne-t-il. Et les deux douces victimes se jettent devant lui, en criant : « Il l’a dit, père, il l’a dit ! » Le roman — est-ce bien un roman ? il est baigné dans une telle atmosphère de vérité qu’on se refuse presque à y voir une œuvre d’imagination — le récit, disons le récit, se termine par des tableaux de la grâce là plus touchante où nous voyons le bon grand-père s’éprendre de ce fils du fils indigne, et jouer du violon devant son berceau, afin d’éveiller en lui le grand artiste que les efforts et les douleurs de deux générations auront enfin réussi à créer.

Poésies, romans, drames, articles de journaux et de revues, tout ce qu’a écrit Jean Aicard procède de la même générosité, et on pourrait en extraire un copieux recueil de maximes prêchant le même idéal. Maurin des Maures, dont la parenté avec Don Quichotte et avec M. Pickwick, ce Don Quichotte anglais, n’a pas besoin d’être soulignée, est doué, lui, de bonté active. Il est un redresseur de torts. « Ce qui me plaît en toi, lui dira Jean Aicard lui-même, c’est que toutes les histoires que l’on raconte de toi sont d’un homme libre. Et quand une sottise est faite devant toi, jamais tu ne la laisses passer. » Mais en général, les héros de l’auteur montrent moins de combativité : « Les doux vaincront... La pitié est le strict devoir de l’honnête homme... L’idéal tient dans un mot : Tendresse... Répétons-nous bien que la vie est dure ; la grandeur de l’homme est de l’accepter comme telle et de l’adoucir un peu par l’amour... » Telles sont des sentences prises au hasard dans l’œuvre de Jean Aicard qui d’ailleurs s’est résumé tout entier par cette phrase douloureuse dont il avait, à la fin de sa vie, fait sa devise : « Inconsolé, je console ! »

Sa grande sensibilité devait, en effet, l’exposer à bien des souffrances, et tel choc, telle désillusion, tel abandon, telle ingratitude qu’un autre eût supportés avec une relative indifférence, le déchiraient, lui, douloureusement. Il y a bien de la mélancolie dans cette courte poésie intitulée : Indulgence :

 

Si l’on te dit : « Pourquoi n’aimes-tu plus cet homme ?

Tu donnes pour motif sa faute seulement

Ainsi ton amitié n’est qu’une estime, en somme ?

Es-tu sûr, orgueilleux, d’être juste en t’aimant ?

 

Pourquoi l’abandonner, triste et seul dans sa faute ?

Quoi ! ton ami se noie au bord de ton chemin

Et tu n’as pas crié : « Courage ! et tête haute !... »

C’était, ma foi, le cas de lui tendre la main !

 

Quel cœur humain résiste à l’infâme analyse ?

Lequel restera pur sous le regard du mal ?

L’amitié qu’un ami sévère m’a reprise

N’était rien qu’un orgueil égoïste et banal.

 

Moi, c’est le peu qu’on voit de bon en lui, que j’aime ;

À mes yeux, par cela, le reste est racheté ;

Et tous seront aimés pour cette part d’eux-mêmes

Qu’on retrouve dans tous : la tendre humanité.

 

Maurin des Maures, malgré le succès mérité et obtenu ne lui parut pas suffisamment compris : « J’ai tenté, écrit-il, de dire ce que je crois avoir senti d’humanité tendre dans les natures populaires les plus frustes. Besogne ingrate. Cela ne peut pas encore arriver jusqu’au peuple, grand lecteur du roman à intrigues et à effet, et cela inspire quelque éloignement aux gens distingués. »

Quoi qu’il en dise, monsieur, je suis certain qu’aujourd’hui, de Marseille à Toulon, on se réjouit que soient fêtés, ici, dans la même séance, l’auteur de Miette et celui de l’Histoire de la Gaule.

Et pour être certain de terminer par une phrase harmonieuse, je vais citer celle par laquelle Pierre Loti accueillit votre prédécesseur et qui s’applique si bien à vous :

« Vous êtes de la Provence, monsieur, vous venez de nous le déclarer, mais nous le savions. Vous en êtes même tellement que, semble-t-il, un peu de soleil de là-bas vient nous visiter à votre suite, avec un souffle du mistral tout chargé de la bonne senteur des pins maritimes. Et on s’étonnerait à peine si, derrière ces murs, des tambourins et des galoubets, arrivés pour vous faire fête, menaient en ce moment quelque farandole sur le triste quai de Conti. »

... Soyez le bienvenu, monsieur.