Dire, ne pas dire

Le scarabée et le carabin

Le 7 juillet 2017

Expressions, Bonheurs & surprises

« La grande famille des scarabéidés, nous apprend le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, compte plus de quatorze mille espèces appartenant à des types très variés. » Un des plus fameux représentants de cette vaste famille est le scarabée sacré des Égyptiens, que ses mœurs élevèrent presque au rang de dieu. En témoigne son nom, qui était formé à partir de la même racine que celui du dieu du soleil levant, Khépri, proprement « celui qui est apparu ». En effet, on voyait une analogie entre le Soleil, qui semblait chaque matin sortir du néant, et notre insecte puisqu’il disparaissait le soir dans un trou en poussant devant lui une boule faite d’excréments, qu’il faisait sortir de terre au matin suivant. Plutarque a décrit ce phénomène dans ses Moralia (74) : « La race des scarabées n’a pas de femelles, tous les mâles projettent leur semence dans une pelote sphérique de débris qu’ils font rouler en la poussant d’un côté, exactement comme le Soleil semble pousser les cieux dans sa course. » Des observations qui expliquent que le scarabée était aussi un symbole d’autogenèse et de vie éternelle.

En passant de l’égyptien au français, notre pauvre bousier perdit beaucoup de sa superbe. Voici en effet ce qu’on lit dans les Diverses Leçons de Pierre Messie, le texte où le nom scarabée apparaît pour la première fois dans notre langue, au début du xvie siècle : « le scarabée, qu’en François nous nommons foüille merde ». Trois siècles plus tard, quand Littré et Michelet nous présentent quelques-uns de ces animaux, ils s’intéressent surtout aux nécrophages, et la manière dont ils les présentent évoque plus les personnages de méchants dans les films noirs des années 1960 qu’un manuel d’entomologie. Le premier mentionne le scarabée disséqueur, encore appelé « dermeste », le scarabée enterreur, ou « nécrophore », le scarabée pulsateur, qu’on appelle aussi « vrillette », et qui fait entendre la nuit le tic-tac d’une montre pour appeler sa femelle, et le phalangiste, qui vit dans les bouses. Le second ajoute, dans L’Insecte, « Les carabes exterminateurs et les nécrophores ensevelisseurs ». On a aussi un scarabée bedeau, non que notre bestiole se sente l’âme religieuse, mais parce qu’elle arbore deux couleurs bien tranchées, comme autrefois les bedeaux des églises, qui portaient un rochet blanc sur une soutane noire. Son nom scientifique, aphodie du fumier, est un peu moins illustre. Nous terminons cette courte anthologie par le Procruste, chagriné. Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas du fameux bandit appelé Procruste ou Procuste qui serait pris d’un léger remords pour ses vilaines actions, mais d’une variété de carabe ainsi nommée parce que ses élytres ressemblent à du cuir chagriné.

Scarabée est emprunté du latin scarabeus. À l’origine de scarabeus, le grec karabos, qui signifiait d’abord « langouste », puis, par analogie de forme et parce que ces animaux ont l’un et l’autre une carapace extérieure, « scarabée ».

Tous ces qualificatifs et les surnoms donnés à nos scarabées, qu’ils soient nécrophores, enterreurs, exterminateurs, disséqueurs, voire ensevelisseurs, montrent qu’ils étaient perçus comme des animaux liés à la mort et se nourrissant des morts. Aussi n’est-il guère étonnant que fût tiré du latin scarabeus, le nom carabin. Pour l’origine de ce dernier, on a plusieurs hypothèses. Carabin désigna d’abord un soldat armé à la légère et intervenant dans de brèves escarmouches. Cette habitude de ne pas s’attarder au combat donna naissance à une expression dont on peut regretter qu’elle ne soit plus guère en usage aujourd’hui, peut-être parce que l’on craint que des esprits peu délicats en fassent une fallacieuse interprétation, il s’agit de tirer son coup en carabin, qui s’employait comme on pouvait le lire dans les éditions anciennes du Dictionnaire de l’Académie française, pour qualifier un « homme qui dans la conversation, dans une dispute ne fait que jeter que quelques mots vifs & puis se taît ou s’en va ». Le nom carabin fut ensuite donné par dérision aux chirurgiens. On appelait en effet autrefois les aides chirurgiens carabins de Saint-Côme, du nom du patron des chirurgiens et des médecins et qui était aussi en ce temps-là celui de l’école de chirurgie de Paris. Comme les scarabées nécrophages, les carabins s’employaient à escamoter les cadavres.

George Sand en parle dans Histoire de ma vie, quand elle évoque « … les têtes que la guillotine envoyait aux carabins ». Et on lit dans Les Bohémiens, de Béranger : « Quand nous mourons, vieux ou bambin / On vend le corps au carabin. »

Mais Littré nous propose une autre explication : « À l’époque des pestes qui ont sévi à Montélimar en 1543 et en 1583, dans les délibérations du conseil municipal et dans les actes des notaires de 1543 et 1583, on rencontre souvent escarrabi, escarrabine dans le sens d’infirmier, infirmière ; certains documents disent aussi que les escarrabi étaient chargés d’ensevelir les morts. »

Quelle déchéance ! Nos insectes perçus jadis comme un symbole du soleil qui servent à former le nom de quelque trafiquant de cadavres. Mais quelle renaissance aussi dans les années 1960, grâce à un mot-valise créé chez nos voisins d’outre-Manche, Beatles, formé à partir du nom anglais du scarabée, beetle, et de beat, « battement », qui procura une gloire universelle à nos sympathiques bestioles.