Dire, ne pas dire

Lardons, brocards et autres piques

Le 5 décembre 2013

Expressions, Bonheurs & surprises

Le mot lardon désigne populairement et figurément un enfant, mais il a un autre sens figuré, quelque peu tombé en désuétude aujourd’hui : celui de « plaisanterie mordante, raillerie ». L’image est savoureuse : on piquait son discours de bons mots comme on pique une viande de lardons. On trouve encore cette forme chez Saint-Simon qui écrit au sujet du secrétaire du roi : Il hasardait devant le roi quelques lardons ou dans la correspondance de Voltaire : Madame de Pompadour et le bon homme Tournemine appelaient Crébillon, Sophocle ; et moi on m’accablait de lardons ; oh, le bon temps que c’était ! Nous avons conservé une forme plus vivante avec le verbe larder dans des tournures comme larder quelqu’un d’épigrammes. Le Moyen Âge utilisait le verbe lardonner, « railler ». On lit dans un texte médiéval : « Il disoit mille maux et injures au presidant, et le lardonnoit de mille brocards et farceries insupportables. » Il n’est pas étonnant de trouver ici le terme brocards qui reprend cette même image de la pointe blessante, qu’elle soit de fer ou de paroles, puisque ce mot est dérivé de broque, variante normande de « broche ». On retrouve d’ailleurs ces deux idées chez Rostand quand Cyrano, grand bretteur de mots et d’épée, se bat contre le vicomte : Où vais-je vous larder, dindon ? Et un peu plus loin : Tiens bien ta broche, Laridon.

La langue de la plaisanterie, souvent méchante, emprunte à la cuisine, nous venons de le voir, ses ustensiles acérés. Elle puise également dans ses ingrédients à saveur épicée, cette fois pour évoquer les bons mots, les saillies et les réparties brillantes, qui ne manquent « ni de sel, ni de piment ». Le sel, en particulier quand il est qualifié d’« attique », épice plats et conversations, un mélange qu’évoque ainsi Trissotin dans Les Femmes savantes (acte III, scène i) :

« Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose

Un plat seul de huit vers me semble peu de chose

Et je pense que je ne ferai pas mal

De joindre à l’épigramme ou bien au madrigal

Le ragoût d’un sonnet, qui chez une princesse

A passé pour avoir quelque délicatesse

Il est de sel attique assaisonné partout

Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût. »

Nous avons parlé il y a peu des philhellènes. Aussi laissera-t-on l’un des plus célèbres d’entre eux évoquer à son tour ce fameux sel attique. Voici ce que l’on peut lire dans l’Essai sur les Révolutions de Chateaubriand :

« L’étranger, charmé à Paris et à Athènes, ne rencontre que des cœurs compatissants et des bouches toujours prêtes à lui sourire. Les légers habitants de ces deux capitales du goût et des beaux-arts, semblent formés pour couler leurs jours au sein des plaisirs. C’est là qu’assis à des banquets, vous les entendrez se lancer de fines railleries, rire avec grâce de leurs maîtres ; parler à la fois de politique et d’amour, de l’existence de Dieu ou du succès d’une comédie nouvelle, et répandre profusément les bons mots et le sel attique, au bruit des chansons d’Anacréon et de Voltaire, au milieu des vins, des femmes et des fleurs. »