Inauguration du nouveau monument Victor Hugo, à Paris

Le 17 juin 1964

Jules ROMAINS

INAUGURATION DU NOUVEAU MONUMENT

VICTOR HUGO

A PARIS (angle des avenues Victor-Hugo et Henri-Martin)
le mercredi 17 juin 1964

 

 

Quand la statue de Victor Hugo disparut de la place qui porte le nom du poète, nous fûmes quelques-uns, mal renseignés sans doute, à éprouver une inquiétude. S’agissait-il d’un bannissement perpétuel hors du territoire parisien ? Après tout, cette crainte s’appuyait sur tel ou tel précédent. N’avions-nous pas vu Gambetta expulsé de la grande cour du Louvre, pour des raisons esthétiques qui d’ailleurs étaient valables ? Mais l’opération n’avait-elle pas eu le tort de laisser croire que l’un des principaux fondateurs de la République tombait en disgrâce ? L’on avait bien dit, pour donner un apaisement à des républicains sourcilleux, que l’effigie de Gambetta allait retrouver ailleurs un emplacement digne d’elle. Mais cette réparation, si elle a eu lieu, a dû être fort discrète. Je n’ai pas gardé le souvenir de la cérémonie. Et si un ami de l’étranger venait me demander, lors d’un passage à Paris : « Dans quel quartier faut-il aller pour voir sur une place publique la statue de ce Gambetta, car le personnage m’intéresse ? », je serais bien empêché de lui répondre.

Par bonheur, cette fois-ci, les choses ont marché très différemment. La victime de l’expulsion a été relogée. On a même poussé la prévenance jusqu’à la reloger dans le même quartier. Et il n’est pas paradoxal de prétendre que le nouveau logis est presque mieux situé que l’autre ; parce que plus significatif, plus symbolique. Hugo n’est plus dans le tourbillon d’une place (dont il embarrassait plus ou moins la circulation). Il est érigé à la proue du navire ; sa statue est offerte, dans sa tranquille majesté, au visiteur de la capitale par une de ses entrées les plus accueillantes.

Sans omettre que dans ce transfert le changement de lieu a été accompagné d’un changement d’effigie, et qu’une œuvre, en vérité très honorable, a été remplacée par un morceau mieux apparenté à l’homme qu’il s’agissait de célébrer.

Nous sommes même fondés à nous réjouir que cette figure de proue ait pour voisin le monument de Lamartine. De leur vivant les deux grands poètes n’étaient pas toujours d’accord ; ni leurs admirateurs respectifs. La mort les a rapprochés, les uns et les autres.

Dans plusieurs de ses poèmes Hugo fait allusion à ceux qu’il considère comme les voix suprêmes de l’humanité à travers les siècles. Il en a suggéré la liste. Et visiblement il se défendait mal de l’idée que son nom à lui venait s’y ajouter naturellement et de plein droit. C’était sans doute de l’orgueil. Ce n’était point de la mégalomanie.

Il est en effet peu contestable qu’avec lui la France rejoignait la ligne de crête que tracent, au ciel de la civilisation, et au-dessus des cultures nationales, un Dante, un Shakespeare, un Goethe... Certes Ronsard, Rabelais, Racine, Molière, surpassent de loin la dignité de gloires locales. Mais quelque chose, qu’il est plus facile de sentir que de définir, nous détourne de les mettre tout à fait au rang des suprêmes héros de l’esprit que nous venons de citer. Au dix-huitième, Voltaire avait bien exercé une royauté sans précédent. Mais si ses préoccupations étaient vastes, les genres abordés et les sujets traités des plus divers, certaines formes d’inspiration très hautes l’avaient boudé. Il était faiblement poète. Il manquait de lyrisme.

Au cours de sa vie, Hugo, assurément, rencontra des adversaires et des détracteurs nombreux. Les uns étaient de bonne foi, et d’une sévérité excusable, parce qu’ils s’attachaient à défendre des valeurs traditionnelles qui leur semblaient indispensables à la survie du grand art et à la saine respiration de la pensée ; et aussi parce qu’ils considéraient comme des fautes de goût caractérisées certaines audaces du romantisme. Et il faut avouer que la prose du romantisme, en particulier celle des romans de Hugo, n’était pas toujours faite pour ravir les amis du naturel et de la sobriété. D’autres, de ces adversaires, étaient animés tantôt par le fanatisme et la haine des idées modernes, tantôt simplement par une jalousie de métier. Ils quittaient le ton de la critique pour s’abaisser à celui de la polémique virulente : ainsi un Gustave Planche, un Louis Veuillot. Pendant assez longtemps ils trouvèrent un écho dans le public dont une partie, sans pouvoir nier les dons de Hugo, s’obstinait à estimer qu’il en faisait un mauvais usage. Mais peu à peu l’ensemble du peuple français consentit à s’apercevoir qu’il avait produit un très grand poète. Hugo vieillard fut honoré comme un héros national. L’histoire a gardé le souvenir du défilé populaire des quatre-vingts ans, un peu plus tard de la veillée à l’Arc de Triomphe et du cortège des funérailles. C’étaient là des hommages sans précédent, qui témoignent au moins autant en faveur de Paris, qui en eut l’idée au nom de la France, qu’en faveur de celui qui en fut l’objet.

Cette reconnaissance progressive d’un grand homme par un peuple n’était ni fortuite ni fragile. La mode n’y entrait pour rien. Plusieurs modes s’étaient succédé et supplantées depuis le début du dix-neuvième siècle. Mais la gloire du poète avait recouvert ces vicissitudes comme un flot montant. On le vit bien pendant la période assez courte, après la mort de Hugo, où il fut justement de mode de le déprécier. Ceux qui proféraient envers sa mémoire les pires blasphèmes n’étaient pas sûrs d’eux. Et ceux qui les écoutaient se demandaient combien de temps ces chiens auraient le courage d’aboyer encore.

De quoi était faite l’évidence de cette grandeur ? De la rencontre d’un certain nombre de vertus, dont il est déjà très rare qu’une seule soit portée à ce degré, et infiniment rare qu’elles soient associées presque à égalité. Il suffit, dans le cas de Hugo, de les citer un peu pêle-mêle ; tant les exemples abondent et se présentent d’eux-mêmes à l’esprit. D’abord les dimensions de l’œuvre, et la continuité, le volume de puissance créatrice que ces dimensions supposent. (Car certains délicats ont beau dire, l’homme moyen est porté à s’émerveiller plus d’un génie dont les preuves se répètent sous des formes multiples et durent toute une longue vie, que d’un autre qui ne se manifeste que par deux ou trois œuvres, parfois une seule, et l’espace d’une courte saison.) À quoi se rattache la variété des moyens d’exécution mis en jeu. Chez Hugo, cette diversité des ressources techniques n’empêchait pas chacune d’elles d’atteindre à la perfection de son emploi. Et cette perfection était sensible plus ou moins clairement au premier venu. J’imagine un ouvrier du faubourg Antoine, vers l’an 1860, sous les yeux de qui tombait une pièce des Feuilles d’Automne, ou des Contemplations, ou de la Légende des Siècles, déclarant : « Tout de même, ce que c’est bien dit ! » Plus généralement les œuvres successives de Hugo offraient au lecteur le moins préparé un équilibre exceptionnel entre l’ampleur de l’inspiration et l’excellence de la forme. Aucune des grandes préoccupations de l’humanité ne leur restait étrangère. De même qu’aucune des virtuosités du style.

Ne craignons pas non plus de mesurer la part qu’ont eue dans la genèse de sa gloire les vertus civiques, et la plus rare de toutes, qui est la fidélité intransigeante à un idéal. Dans la situation qu’il avait au moment du coup d’Etat, il n’était pas à la portée d’une âme ordinaire d’accepter l’exil, alors qu’il eût été si facile de l’éviter, comme le firent tant d’autres, au prix de quelques concessions ou d’un peu de silence. Mais il ne lui a pas suffi d’accepter l’exil ; il s’y est accroché, quand le pouvoir semblait tout disposé à fêter le retour de l’enfant prodigue. Or s’accrocher à l’exil, attendre, patienter autant qu’il le faudrait, cela devenait de l’héroïsme. Et cela aussi, le peuple de Paris le sentait bien. De même quand plus tard le poète, rentré en France, sollicita l’indulgence des autorités nouvelles en faveur des égarés de la Commune, ce peuple de Paris reconnut la voix de son grand homme, dont il savait par expérience que les déclarations d’amour à la liberté, à l’humanité souffrante, à la fraternité républicaine, n’étaient pas un vain assemblage de mots.

Entre-temps la gloire, drue et touffue, de Hugo n’a pas vieilli. Je suis heureux et fier de l’occasion qui m’a été donnée de venir la réaffirmer ici au nom de l’Académie française, et aussi de la Société des poètes français.

 

Jules ROMAINS.