Inauguration du monument élevé à la mémoire de Henri de Bornier, à Lunel

Le 23 juin 1912

Jules CLARETIE

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE
DE HENRI DE BORNIER

À LUNEL (HÉRAULT) Le Dimanche 23 juin 1912.

DISCOURS
DE
M. JULES CLARETIE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

La ville de Lunel a voulu honorer par une de ces statues que l’on décerne parfois un peu au hasard un de ses plus illustres et de ses plus chers enfants. Si quelqu’un a mérité l’hommage de la postérité, l’affection reconnaissante et glorieuse de ses compatriotes, c’est Henri de Bornier, écrivain sans peur et sans reproche — comme le héros qu’il fit, un soir, apparaître sur la scène française — et dont on ne saurait trop louer la sincérité, la générosité, la cordialité ardente, la foi profonde.

L’Académie française ne pouvait pas être absente de cette fête et, pour saluer le poète et le conteur, le critique bienveillant et sûr, le lettré probe, et vaillant dont l’image apparaît aujourd’hui — tel vous avez vu, parmi vous, l’homme charmant évoqué par le statuaire — elle a délégué l’administrateur général de cette Maison de Molière où M. de Bornier triompha tant de fois et, certain soir, par une œuvre décisive et admirable.

Elle a été magnifiquement louée à l’Académie, la mémoire de ce dramaturge puissant et entraînant. Henri de Bornier, véritable homme de théâtre, était, par la clarté et la fierté de son verbe, réellement fait pour parler aux foules. Il y a de l’orateur chez l’auteur dramatique. Il doit convaincre, émouvoir, séduire par la parole et par l’action. M. de Bornier avait le don de vie, l’accent, le trait qui vise au cœur, le « mot » qui, disent les comédiens, « passe la rampe » et va droit à l’auditoire.

Il avait en vérité, de votre Midi, la chaleur de la parole, l’entraînement du geste, et il semblait que dans ses veines coulât le sang de vos vignes ensoleillées. Il était au premier rang toujours quand il fallait défendre une cause juste, tendre la main à un débutant, plaider la cause d’un poète. « France d’abord ! » disait-il en donnant ce cri de ralliement pour titre à l’un de ces drames. Loyauté et bonté, eût-il pu ajouter à la devise de sa vie. Jamais homme de lettres ne fut plus fidèle à son idéal. Jamais œuvre ne fut plus saine et plus utile que la sienne. Il avait, d’un cœur chaud et d’une voix vibrante, exalté le patriotisme avec La Fille de Roland. Il flétrissait le livre corrupteur et le pamphlet de haine dans Le Fils de l’Aretin, et comme il avait fait tressaillir la foule aux accents de la Chanson des Épées, il faisait condamner, par la voix de Bayard, les basses œuvres qui dépravent, qui vont

… gangrener la masse populaire.

Et l’œuvre détestable, à chacun de ses pas,

Fait d’autant plus de mal qu’elle descend plus bas !

Je me rappelle les acclamations qui accueillirent cette tirade vengeresse admirablement dite par un des tragédiens que je vois ici. La revendication émouvante que fit Gérald lorsqu’il parla de Durandal « captive là-bas » ne souleva pas de plus chaleureux enthousiasme. C’était à l’heure où la France écrasée avait besoin de se sentir revivre et songeait à ressaisir, aux accents des « Chants du soldat », son glaive brisé. Moment d’espoir, de renaissance, de rêve. Des années ont passé, Messieurs, depuis cette apparition de La Fille de Roland sur la scène de la Comédie-Française. Le drame n’a pas plus vieilli que l’admirable interprète de cette sorte de chanson de geste, et l’œuvre de Bornier retrouve toujours devant le public le vibrant accueil du premier soir. Le poète, qui avait traduit ou, comme on dit, adapté telle œuvre du génie antique, l’Agamemnon de Sénèque, a doté son pays d’une tragédie vraiment nationale.

Elle revit dans l’artistique monument qui orne aujourd’hui votre cité, cette Fille de Roland qui restera désormais parmi les figures inoubliables du théâtre et comme un des legs durables du siècle passé. Elle est là, charmante et héroïque, apportant son salut au doux et cher poète. Mais elle n’est pas la seule héroïne de l’œuvre de Bornier. À côté d’elle se trouve L’Apôtre ; près d’elle est Mahomet, et les vers du poète et les livres du romancier ne sauraient être oubliés. Poète du foyer, poète de la patrie, conteur de la famille, Henri de Bornier mérite votre hommage à des titres divers sans parler de ce charme exquis et de cet esprit non sans malice qui faisaient de ce dramaturge, de ce tragique, le plus charmant des confrères, le plus accueillant et le plus dévoué !

Je l’ai beaucoup aimé. Je salue en lui, devant la compagne de sa vie, devant ses enfants et ses compatriotes, un pur et vrai poète : poète dans son œuvre, poète dans son existence quotidienne. Et je me rappelle, en songeant au noble et puissant auteur de cette Fille de Roland qui fut comme un coup de clairon sonnant la diane dans l’ombre des années funestes, ce que le grand poète Hugo disait en parlant de l’auteur des Messéniennes à l’Académie française :

— Heureux le poète qui a consolé sa patrie ! Béni soit le fils qui a consolé sa mère !