Inauguration du monument de Sully Prudhomme, à Lyon

Le 19 juillet 1914

Jean AICARD

INAUGURATION DU MONUMENT DE SULLY PRUDHOMME

À LYON
Le Dimanche 19 juillet 1914

DISCOURS

DE

M. JEAN AICARD
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Quand Sully Prudhomme se vit décerner le prix Nobel, il éprouva, sous la clarté crue et subite d’une extraordinaire publicité, l’effroi d’un méditatif dérangé dans son isolement.

Il avait dit à « ses amis inconnus » :

Pour vous je me fais juste et noble sans mentir
Dans un rêve où la vie est plus conforme à l’âme.

En définissant ainsi sa propre poésie, il nous la désignait comme trop pure et trop belle pour la popularité. Sa Muse n’a jamais coudoyé personne sur le pavé de nos rues. Elle ne se plaît qu’en ces jardins symboliques que peignit un Puvis de Chavannes ; elle y marche lente et rythmique, en robe souple et transparente, et sa forme aux chastes contours n’inspire que des désirs d’âme.

Il a écrit un jour :

J’écoute en moi pleurer un étranger sublime
Qui m’a toujours caché sa patrie et son nom.

Ce sublime étranger, que, dans sa modestie parfaite, il déclare si peu connaître, c’est pourtant le seul, le vrai lui-même. Non, un tel homme ne fut point fait pour les promiscuités de la renommée. La gloire dont un Sully Prudhomme, est digne, c’est celle qui dore, d’une lueur tombée des lampes rituelles, dans le silence des Panthéons les plus délaissés, le bronze ou le marbre des dieux qu’on oublie.

Ces Panthéons de rêve, il les a vus et décrits :

Que je puisse à mon gré peupler un panthéon
Des plus grands immortels nés de la race humaine...
J’aime la grâce attique et la force romaine ;
Je porterai Lucrèce à droite de Platon.

Il est le frère de ces grands esprits, et c’est pourquoi il n’a pas connu une louange à la hauteur de son doux génie ; les éloges qu’il a mérités ne sont pas de ceux qu’on décerne à des vivants. Pour consacrer certains êtres, la gloire doit attendre que la mort les ait transfigurés. Il faut épargner à leur délicatesse la fadeur des compliments les mieux tournés. La seule admiration qui se fasse adopter par eux, c’est un sentiment sans phrases qui ressemble à de la tendresse. Sont-ils amoureux ?

II leur faut une solitude
Où voltige un baiser…

Vous sont-ils amis ? Il leur faut une solitude encore, où ils sentent flotter l’âme de l’ami, conquise à leur âme attirante ; — et cela se passe très loin des commerces ordinaires de la vie, très haut par-dessus toute littérature de convention.

 

MESSIEURS,

Ce poète a élargi le champ littéraire de la poésie française. V. Hugo disait de Baudelaire : « qu’il avait inventé un frisson nouveau ». On peut dire de Sully Prudhomme qu’il a inventé un charme nouveau. Ce charme, comment le définir ? C’est celui d’une claire rêverie qui, osant s’analyser jusque dans ses nuances, reconnaît et nomme les raisons qui la firent naître, et se multiplie en elles sans cesser de s’y confondre ; qui gagne enfin, avec la conscience de ses origines, une incomparable élévation.

À l’heure où paraît Sully Prudhomme, la rêverie poétique n’est qu’un état de mol abandon. C’est une langueur maladive de l’esprit livré sans réaction au flot ou au vent qui passe, et les âmes à demi dormantes veulent rester paresseusement inconscientes des causes qui la produisent. Le refus de connaître ou l’impuissance à connaître semblent, chez la plupart des romantiques, la condition même du rêve. Les imitateurs lamartiniens promènent la Mélancolie sur des lacs ; elle se plaît aux ruines, même artificielles, aux crépuscules des soirs et aux clairs de lune. Elle ferme les yeux en murmurant sans fin : « Qu’ai- je donc ? Je ne sais ce que j’éprouve ! » Il lui semble que si vous lui retiriez si peu que ce soit de son mystère, elle s’évanouirait. La romance populaire, qui voit en elle la poésie par excellence, fait dire à l’amoureux, perdu dans sa pensée incomprise :

Je me mis à pleurer comme on pleure à vingt ans...

ou encore :

J’aime mon mal, j’en veux mourir.

L’écho de ces paroles vagues vibre encore lorsque arrive un poète psychologue qui demande à la rêverie — des explications. Sully Prudhomme, sans effaroucher la déesse, fait ce miracle d’écarter le voile qui cache le front de la Mélancolie. Il ne se contente pas de soupirer auprès d’elle, comme elle : il force ses confidences. Il choisit d’abord pour cela l’heure adorable où les fiancés en sont encore à s’interroger sur l’avenir de leur trouble naissant :

Heure unique où la bouche close
Par sa pudeur seule en dit tant,
Où le cœur s’ouvre en éclatant
Tout bas, comme un bouton de rose ;
Où le parfum seul des cheveux
Paraît une faveur conquise,
Heure de la tendresse exquise
Où les respects sont des aveux.

C’est la première fois que l’analyse, parlant en vers, décuple l’intensité de l’émotion poétique. L’état de la créature qui a, selon l’expression vulgaire, « du vague à l’âme », vient d’être ennobli. Le vague nous demeure, mais, en apprenant pourquoi il nous envahit, nous ne le savourons que mieux. Voilà le charme qui est propre à Sully Prudhomme, et nouveau. Nous sommes en présence d’un poète délicieux qui, doublé d’un philosophe précis, commande au songe, le transfigure en pensée consciente, le courbe non seulement aux lois de la métrique, mais à celles de la plus haute sagesse. Et cela véritablement est divin.

Sully Prudhomme savait fort bien comment et pourquoi son œuvre était réconfortante. Rappelez-vous la véhémence de son apostrophe à Musset :

…Ton vague et triste livre
Nous laisse pleins de vœux et de regrets confus ;
Il donne des désirs sans donner de quoi vivre ;
Il mord l’âme et la chair, je ne l’ouvrirai plus.

Je ne veux plus l’ouvrir. Mon maître est le poète
Amant de l’idéal comme on l’est d’un drapeau
Pour la grande action qu’à son ombre on a faite,
Qui pose un ferme corps sous la robe du beau,
Qui ne mesurant pas à l’arpent sa patrie,
La reconnaît partout dans tous les droits humains.

Ainsi chantait, dès son premier livre, Sully Prudhomme. Bien entendu, critique et public ne virent point, à cette heure première, la vraie grandeur d’un poète qui, en fuyant les voies des plus brillants romantiques, s’égalait à eux par des qualités personnelles tout à fait différentes des leurs, intimes, profondes, sans faux éclat, toutes nouvelles dans le champ de notre art, et seulement comparables à celles d’un Alfred de Vigny. Dans ce livre des Stances et Poèmes, où s’inaugurait un lyrisme exempt de toute violence, certain des routes qu’il s’ouvrait seul dans les espaces infinis, critique et public ne surent reconnaître comme chef-d’œuvre qu’une seule page, charmante, il est vrai, — un lied français, très fin, très gracieux, triste de cette tristesse élégante et discrète, qui sait être à peine visible et que peuvent supporter, sans cesser de sourire avec indifférence, les gens du monde. Les femmes, derrière l’éventail, se chuchotaient l’une à l’autre « Avez-vous lu le Vase brisé ? » On semblait ignorer les plus admirables morceaux de la Vie intérieure : les Berceaux, un Songe, et cette pièce intitulée les Yeux, trois courtes strophes, vastes comme un ciel. Dans ce premier volume de Sully Prudhomme, toutes les mélancolies d’amour s’exhalent, pénétrantes, analysées et chantantes. Partout la pensée intervient pour rendre plus intense l’expression du sentiment. Et cela n’est ni du romantisme, ni de l’art impassible, ni de l’art parnassien. Cela n’obéit strictement à aucune des formules poétiques des époques précédentes. C’est l’œuvre d’un haut, d’un noble esprit moderne, qui affirme le droit de la conscience et de l’intuition, considérées comme des forces positives : « O Vérité ! s’écrie le poète,

Si la main des preuves détache
Ton voile aux plis multipliés,
Le vent des strophes te l’arrache
Tout d’un coup, de la tête aux pieds ! »

Ce miracle de la poésie ne saurait être et ne fut pas le prodige d’un enthousiasme ignorant. C’est l’acte d’un génie intuitif que la science conduit par la main. Elle lui a fait explorer tout son domaine dont l’élargissement progressif nous laisse toujours en présence du mystère sans fond ni bords :

Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences...
Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien,
Et depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable, affranchi de soutien,
Et l’univers entier vêt une beauté neuve.

Cette poésie, neuve elle aussi, s’affirme avec une rare puissance dans trois livres, de mérite égal : les Épreuves, les Vaines tendresses, les Solitudes.

Sous les doigts habiles du poète-philosophe, le sonnet, dans les Épreuves, s’assouplit, sans que soit altérée la fixité de ses règles et de sa forme. Le sonnet, aux mains de Sully Prudhomme, est un vase précieux, dont les contours, solides, sont si délicatement onduleux qu’on les croirait flexibles, et, dans cette forme restée vivante, il verse des élixirs de pensée.

Dans les Solitudes, à côté du Cygne, rare pièce d’anthologie où se montre la parfaite plasticité du vers de Sully Prudhomme, on rencontre des chefs-d’œuvre, qui se nomment la Voie Lactée, les Caresses, l’Agonie et qui, pensés fermement, très personnels, très calmes, supportent la comparaison avec les meilleures pages de nos lyriques les plus tourmentés. C’est dans le morceau intitulé : l’Agonie, que, rendant hommage à la musique, notre poète se déclare las d’entendre des mots, parce que le mot, dit-il, peut mentir. Et c’est là un mot encore, ce n’est même qu’un monosyllabe, mais sublime.

Le titre des Vaines tendresses accuse plus d’amertume que Sully Prudhomme n’en eut jamais. Toute son œuvre proteste de sa foi dans la tendresse, mère du sacrifice et conseillère de justice.

Dans ses œuvres les plus achevées Sully Prudhomme met en lumière le sens des choses, sans paraître didactique :

Qu’est-ce que la patrie ?

Elle est la terre en nous, malgré nous incarnée
Par l’immémorial et sévère hyménée
D’une race et d’un champ qui se sont faits tous deux.


Je tiens de ma patrie un cœur qui la déborde
Et plus je suis Français plus je me sens humain.

Les modernités l’attirent ; il devine ce qu’elles annoncent. Quand l’aérostat le Zénith, livré à lui-même et précurseur tragique des conquêtes de l’air, vint, des plus grandes hauteurs qu’il ait pu atteindre, s’abîmer contre terre, le poète cria aux héroïques victimes de la catastrophe :

Les antiques héros admireront notre âge
Pour le nouvel emploi qu’on a fait du courage !

Tous les cœurs de vingt ans, qui dédaignent la vie
Et dont la soif d’honneur n’est jamais assouvie,
Verront en songe, au ciel, votre tombeau fleurir !

 

MESSIEURS,

Mon discours ne saurait prétendre à l’importance d’une étude : ce n’est qu’un hommage. — Sully Prudhomme qui, en prose, a écrit un livre entier sur Pascal, et une théorie de l’Expression dans les beaux-arts, — Sully Prudhomme qui a publié une traduction en vers du Premier chant de Lucrèce, nous a laissé deux vastes poèmes philosophiques : le Bonheur, la Justice. Toutes ses qualités s’y retrouvent ; on y remarque aussi son entier respect de servant rituel pour les métriques françaises traditionnelles. Le courage qu’il mit à les défendre le désigna aux attaques d’une jeunesse qui lui fut sévère jusqu’à le faire souffrir, faute d’avoir approché son cœur. Il resta convaincu que notre langue poétique, telle que l’a façonnée le maître du verbe, Victor Hugo, est assez libre désormais : elle a, pensait-il, les moyens de tout peindre, de tout exprimer.

En résumé, ses deux grands poèmes philosophiques répètent, objectivée, son âme pure, toujours fidèle à elle-même. Selon l’expression de M. Camille Hémon, le plus compréhensif de ses critiques, l’âme de Sully Prudhomme est celle d’un « positiviste atteint de la nostalgie de l’absolu métaphysique ».

Dans sa grande étude sur Pascal, Sully Prudhomme a écrit ceci : « L’acte de foi en l’idéal est intuitif au même titre que l’adhésion aux postulats géométriques », et plus loin, toujours sur la foi en l’idéal : « Nous y sentons, dit-il, la source profonde du monde phénoménal et de la vie. » Ces paroles sont définitives. C’est la grande affirmation spiritualiste de Sully Prudhomme. Il va jusque là ; il ne va point au delà ; et cette affirmation s’harmonise avec les conclusions de ses grands poèmes. Sous les cruautés et les injustices de la nature, un ordre rassurant apparaît. Du dévouement maternel instinctif dépend l’avenir des générations naissantes. Ainsi, de l’idée altruiste dépendra l’avenir du monde. C’est dans cette loi, inventée par les cœurs et issue de l’exemple naturel donné par la Mère, que l’are humain trouve sa grandeur, ses joies supérieures, sa dignité.

Chose étrange : la poésie de Sully Prudhomme, si mêlée d’analyse, est certainement celle qui échappe le plus aux prises de l’analyste. Elle a détrôné la rêverie vague, la poésie de romance qui se disait fugitive, mais elle est elle-même plus fuyante que l’air et l’eau. Elle brave les définitions, et cet aveu de la critique vaincue reste le plus juste éloge qu’on puisse faire de notre Sully Prudhomme. En présence de son œuvre, je ne puis m’empêcher de me rappeler la singulière beauté de ses yeux et le charme particulier de sa parole. On apercevait, derrière son regard, comme un autre regard encore, et quand sonnait sa voix, un timbre grave l’accompagnait, comme son propre écho, au nu de régions fermées à nos sens. Et c’était, par les yeux et par la voix de l’ami bien connu, l’étranger sublime, le sublime inconnu, qui nous regardait et qui nous parlait, celui-là même qui nous parle et nous regarde dans son œuvre transcendante. Vivifiante quoique triste infiniment, la poésie de Sully Prudhomme, c’est la raison plaintive, noyée ineffablement dans l’amour du divin.

Il .y a peu d’années. Sully Prudhomme me dit un jour : « Pendant longtemps, l’idée de la mort fut pour moi spéculation pure ; aujourd’hui, elle devient en moi réalité. » Et son beau regard s’étant abaissé, entre lui et moi, sur une tombe imaginaire, grand’ouverte à nos pieds : « Qu’y a-t-il là ? » demandait-il. Qu’y a-t-il là ? Je ne sais ; ce que je sais, mon cher Sully Prudhomme, c’est que nous vous aimons dans la mort comme nous vous aimions dans la vie ; ce que j’affirme, c’est que le peu de sécurité que nous goûtons en un monde si trouble, disparaîtrait, le jour où s’éteindrait la race des sages tels que vous ; ce que je sais enfin, c’est que la ville de Lyon vous revendique avec fierté comme l’un de ses plus illustres enfants ; ce dont je ne doute pas, c’est que, après Paris, elle vous eût, d’elle-même, élevé un monument, si Paris, moins froidement administratif, eût accepté celui-ci, qui aujourd’hui manque à sa gloire.

Et maintenant, ô doux maître ami, c’est vous-même qui allez prononcer les paroles essentielles, devant ce marbre, piédestal d’une gloire que l’avenir saura toujours mieux comprendre :

L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve ;
Le délice éternel que le poète éprouve.

C’est un soir de durée au cœur des amoureux ;
Car l’immortalité, l’âme de ceux qu’on aime,

C’est l’essence du bien, du beau, du vrai, — Dieu même !
Et ceux-là seuls sont morts qui n’ont rien laissé d’eux.