Hommage prononcé lors du décès du R.P. Carré

Le 29 janvier 2004

Pierre-Jean REMY

Hommage au R.P. Carré*

PRONONCÉ PAR
M. Pierre-Jean RÉMY

Dans la séance du jeudi 29 janvier 2004

Messieurs,

Il y a très exactement quinze jours, nous entrions en séance. Et Madame le Secrétaire perpétuel nous demandait de nous lever pour nous annoncer la nouvelle. Nul ne le savait encore : le Père Carré venait de nous quitter. Certains d’entre nous ont alors versé des larmes. Tous, nous avons ressenti une très grande peine. Nous savions le Père Carré malade, affaibli, mais il était faible depuis quelques années, ce qui ne l’empêchait pas, à intervalles presque réguliers de se rendre à Paris et de recevoir l’un ou l’autre d’entre nous dans le minuscule appartement que lui prêtaient des amis, rue de Grenelle. Et là, en un tête-à-tête qu’il paraissait ne jamais vouloir abréger, nous parlions doucement, un homme ou une femme comme vous et moi — et un homme de Dieu qui s’adressait à chacun de nous, celui qui partageait sa foi, celui qui en avait une autre ou celui qui n’en avait pas, avec la même attention, la même affection, le même désir d’être là, présent, pour tous et pour tout. Puis il n’était plus venu à Paris, certains d’entre nous, à intervalles irréguliers cette fois, s’étaient rendus auprès de lui.

     Depuis quinze jours, les hommages au Père Carré se sont multipliés. D’abord Monsieur le Secrétaire perpétuel honoraire, ici même, quelques instants après l’annonce qui nous avait plongés dans la tristesse, puis le lendemain dans un journal du matin. Chacune de ces deux interventions nous a bouleversés et nous a encore une fois rapprochés du Père Carré. Puis ce fut M. Bertrand Poirot-Delpech, dans un journal du soir. Madame le Secrétaire perpétuel enfin, avec une grande émotion, la semaine dernière à Notre-Dame de Paris. Et tous les autres, illustres ou anonymes, du sommet de l’État jusqu’aux plus inconnus.

     L’hommage qui lui a été rendu le 22 janvier à Notre-Dame a été magnifique. Les honneurs militaires, quelques uns des plus hauts dignitaires de la France, notre Compagnie, bien sûr, sa Compagnie à lui, son Ordre et d’autres Ordres. Des drapeaux, des discours. Les grandes orgues. Une messe concélébrée par combien de prêtres, notre confrère, M. le Cardinal Lustiger au milieu d’eux. L’homélie admirable du Cardinal Etchegaray ; j’ai dit l’hommage de l’Académie prononcée par notre Secrétaire perpétuel. Des chœurs, des cierges, des drapeaux, l’encens Une foule immense qui emplissait cette immense nef de Notre-Dame de Paris où il avait si souvent prêché.

     Et, sur les marches de l’autel, à même le sol, le petit cercueil du Père Carré, si petit, si simple, au milieu de cette pompe. Alors, tout d’un coup, j’ai failli m’interroger. Le Père Carré, que chacun de nous portait si fort au fond de son cœur était un homme si simple, si modeste, et nous lui disions au revoir d’une manière si grandiose J’ai pensé alors à cette chapelle du Pontrancart que je ne connaissais pas mais où tant de nos confrères se sont rendus. Ou à sa chapelle à lui, à La Tour Maubourg. Et je l’imaginais alors, ce petit cercueil de bois, seul ou presque seul, entouré seulement de quelques amis. De nous. De quelques autres qui avaient été ses proches. La cérémonie aurait été très simple, à son image. Fervente, à son image. Nimbée d’un recueillement discret, presque silencieux.

     Je me suis aussi souvenu de nos rencontres avec lui. De sa présence dans cette salle des séances. De sa voix qui s’élevait dans la salle des commissions. De son sourire à la table du déjeuner qui réunit quelques-uns d’entre nous, le jeudi. Je me suis souvenu qu’il avait accompagné à leur dernière demeure beaucoup de ceux que nous aimions. Qu’il avait baptisé nos enfants, nos petits-enfants. Qu’il avait baptisé mon fils. J’avais le sentiment d’avoir eu moi-même un lien étroit, personnel, intime avec lui. Lors de notre dernière conversation, rue de Grenelle, ce sont des sujets très intimes que nous avions abordés. J’aurais voulu, nous aurions peut-être été quelques-uns à vouloir être seuls avec lui ce matin-là. Bien loin de cette pompe. De cette nef sonore. De ces musiques, le tambour, le clairon, les honneurs rendus sur le parvis de Notre-Dame devant quelques curieux. J’aurais voulu, nous aurions peut-être voulu, quelques-uns d’entre nous, retrouver une dernière fois l’intimité affectueuse et réconfortante du Père Carré.

     Et puis, pendant ce service à Notre-Dame, j’ai mieux regardé autour de nous. Et je me suis rendu compte qu’ils étaient bien évidemment très nombreux ceux qui, comme moi, avaient dû éprouver ce sentiment d’intimité un peu exclusive. Presque jalouse. Et j’ai bien compris que ce n’était pas dans une petite chapelle, en Normandie, ou dans le 7e arrondissement, qu’on aurait pu les réunir tous. Il fallait qu’ils soient là. Tous. Ses frères sous la bannière de Saint-Dominique, bien sûr. Sa vraie famille et ceux qui sont devenus sa famille. Son autre famille, l’Académie. Mais aussi les autres, tellement plus nombreux, qui avaient tant attendu de lui et à qui il avait su, si souvent et pendant toute une vie, tant donner.

     C’est que je les voyais bien là. Tous. Ceux qui, depuis ce jour lointain où il avait prononcé des vœux dont, voilà si peu de temps, on célébrait le soixante-dixième anniversaire, sont venus à lui et qu’il a écoutés. Quand bien même, dans le formidable silence d’une église formidablement habitée par sa voix, c’étaient eux qui l’écoutaient. Mais il y avait aussi ses premiers camarades, ses amis d’avant et ceux du séminaire, qui avaient deviné en lui l’ami d’une vie entière. Puis il y avait ceux de la résistance, aux côtés desquels, sans armes à la main pourtant, il avait combattu, ses frères d’armes quand même. Et dans leur sillage, ceux qu’il avait sauvé du pire parce que l’ennemi les pourchassait, communistes, Juifs, anonymes qu’il fallait cacher ou faire passer ailleurs. Il y avait aussi ses compagnons, j’oserai dire ses complices des éditions du Cerf. Ses collègues en somme, mais aussi le monde de ses lecteurs. Et encore ces comédiens, ces artistes, dont il avait été l’aumônier et qu’il avait épaulés et guidés, qui l’avait si souvent entendu, guide spirituel ou simplement ami, encore une fois complice et qui savait si bien les comprendre. Pour eux aussi il était un frère d’armes, un frère d’âme. Il y avait enfin cette immense foule d’hommes et de femmes que j’ai déjà vue se profiler dans son sillage : les fidèles qui, dans cette cathédrale où le petit cercueil de bois reposait, s’étaient pressés pour écouter ses sermons. À qui, en des mots simples, et qui semblaient chaque fois choisis pour chacun, il disait à chacun ce qu’il voulait entendre comme ce qu’il devait entendre. Ce dont il avait besoin. Ce qui lui ferait du bien, le soulagerait d’une douleur, le rendrait meilleur. Dans cette église-cathédrale comme dans toutes les églises, jusqu'aux plus simples chapelles où sa voix si forte, quand lui si frêle voulait se faire entendre, s’est élevée.

     Quelle foule, alors, quelle immense cohorte que le cortège de ceux qui, comme nous, voulaient lui rendre cet hommage et qui, tous et toutes, avaient probablement eu comme moi l’intime conviction que c’était d’abord à eux, chacun et chacune, qu’il s’était adressé. Le Père Carré leur avait donné une si belle part d’amour qu’ils ne pouvaient pas ne pas vouloir, à leur tour, tous, lui dire la leur. Dès lors, elle n’était plus trop grande, cette nef de Notre-Dame de Paris. Ils n’étaient qu’une goutte de mots dans l’océan de tristesse et de reconnaissance, les discours qu’on y a prononcés. Et elles étaient bien pauvres, au fond, les musiques qu’on y a entendues, alors qu’il n’y aurait pas été assez de dix chorals de Bach, d’un Requiem anonyme composé à l’extrême aube de la musique occidentale ou de chacun des Vingt Regards sur l’Enfant Jésus d’Olivier Messiaen pour chanter notre tendresse et, quand même, notre espérance. Et ceux que le Père Carré avait accompagnés pendant les années noires de la France devaient aussi être là, les drapeaux, le tambour, le clairon. Et tous les autres, qu’il avait aimés alors qu’il ne les connaissait pas mais qui l’aimaient tous parce qu’ils le connaissaient et s’étaient sentis différents parce qu’il avait en lui ce qu’on appelle la grâce.

     Messieurs, nous l’avons dit, vous l’avez dit et je le redirai encore, le Père Carré va nous manquer. Le petit signe qu’il nous faisait de la main quand il nous voyait de loin. Les remarques qu’il avait l’art de prononcer au moment où on les attendait et lorsqu’on les attendait pas. Sa bonne humeur, ses conseils, ses avis toujours mesurés et pourtant enthousiastes. Depuis quinze jours, il y a un grand vide dans notre Compagnie, mais nous savons que nous entendrons encore longtemps la voix du Père Carré.

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* décédé le 15 janvier 2004.