Hommage prononcé à l’occasion de la mort de M. Pierre Gaxotte

Le 25 novembre 1982

Jean DUTOURD

Hommage à M. Pierre Gaxotte*

prononcé par M. Jean Dutourd

dans la séance du 25 novembre 1982

Messieurs,

Il n’est pas un d’entre nous, j’en suis sûr, que la mort de notre cher Pierre Gaxotte ne consterne. S’il était quelqu’un que nous imaginions volontiers immortel, c’était bien cet elfe, ce lutin, qui avait l’esprit de Rivarol, le charmant sourire des pastels de Latour, et que l’on était un peu étonné, chaque fois qu’on le voyait, qu’il ne portât pas une perruque poudrée, à l’instar de son bien aimé Louis XV, excellent roi qu’il a rendu à la France, après deux cents ans de calomnies républicaines. Nous avons été presque scandalisés, lorsqu’il apparut dans notre salle des séances, lors de la dernière élection, le 28 octobre, que ce vif argent fût cloué dans un fauteuil à roulettes comme un vieillard. Lui, un vieillard, ce n’était pas concevable ! Mais le corps seul était vieux. L’esprit était intact, toujours pétillant, toujours animé de cette gaieté propre aux fortes natures.

Nous sommes tristes, c’est vrai, mais comment parler tristement de Pierre Gaxotte ? Quand j’ai écrit cette petite oraison funèbre, il me semblait qu’il était penché sur mon épaule et qu’il me conjurait de ne pas vous ennuyer avec des évocations lugubres. Lui-même ne se privait pas de faire des plaisanteries sur la mortalité académique. « Je suis entré sous la Coupole en 1953, disait-il, alors qu’on se préoccupait du mot « bobine », petit cylindre de bois, de métal ou de matière plastique et, par extension populaire, visage. » Il avait calculé « d’après de savantes règles de trois » qu’il devrait mourir aux alentours du mot « courant d’air ». Nous avons eu le bonheur de le conserver beaucoup plus longtemps qu’il ne l’espérait, puisque nous en sommes à la lettre H. Il en concluait que, par la faute de la pénicilline, on meurt de plus en plus vieux dans notre Compagnie, ce qui n’est certes pas bon pour l’Académie, laquelle se renouvelait plus souvent jadis.

Pierre Gaxotte habitait rue Froidevaux un appartement qu’il aimait beaucoup et qui occupait un emplacement, pour ainsi dire, métaphysique, donnant sur le cimetière Montparnasse. Cette proximité lui plaisait. De sa fenêtre il contemplait le cimetière. Il descendait s’y promener. Ses méditations, comme à l’accoutumée, n’avaient rien de sombre ou de convenu, car pour lui les morts et les vivants n’étaient pas deux espèces différentes, séparées par un précipice ténébreux, mais une seule et même race, l’une perpétuant l’autre, nourrie d’elle, n’existant pas sans elle. Cette familiarité avec la mort est un enseignement très précieux qu’il nous laisse, je dirai une philosophie de l’histoire. En causant avec lui, on comprenait aussitôt cette chose si difficile à comprendre qu’est l’éternité, c’est-à-dire la simultanéité de toutes choses. Grâce aux longs voyages qu’il faisait dans le passé, on avait le sentiment qu’il était partout à la fois, que le XIVe siècle était aussi familier pour lui que le XXe, et surtout aussi présent.

Ce regard de nyctalope, capable de traverser l’obscurité du temps en apercevant tout, et jusqu’aux plus infimes détails, ce regard si intelligent, infaillible pour retrouver la vérité sous des stratifications séculaires d’erreurs ou de bêtises, fait de Pierre Gaxotte un incomparable historien, et certainement l’un des plus originaux que notre littérature ait compté. Personne ne le sait, personne ne le dit, et lui-même ne s’en vantait pas, mais il est d’une certaine façon le créateur de la fameuse histoire non-événementielle qui a produit tant de livres assommants. Les siens en revanche, et singulièrement son Histoire des Français, sont captivants et délicieux, plus pittoresques que Dumas ou Walter Scott, quoiqu’il n’y soit rien décrit que du quotidien et que l’on y lise surtout des histoires de petites gens anonymes. Je sais, quant à moi, que je n’oublierai jamais la raison pour laquelle la route de Paris à Orléans ne suit pas la vieille chaussée romaine et fait un détour à Angerville. C’est qu’il y avait à Méréville au XIe siècle un baron pillard que les voyageurs tenaient absolument à éviter. Ce détail se trouve dans l’Histoire des Français, avec mille autres, aussi terre à terre, donc aussi fabuleux et évocateurs de la vraie vie.

Pendant quatre-vingt-sept ans, Pierre Gaxotte n’a cessé de remuer. Il a été polémiste comme Voltaire et jardinier comme Candide, aussi à l’aise, aussi philosophe, aussi malicieux dans son bureau à Paris qu’au milieu de ses rosiers à Amboise. Pendant la guerre, il échappe en toute tranquillité à la Gestapo et prend le train sous son nez. Je crois qu’il était assez fâché de vivre à présent. D’autres époques auraient mieux fait son affaire, en particulier le XVIIe ou le XVIIIe siècle, où l’on dépensait l’argent des contribuables (et encore fort modérément) pour construire et meubler Versailles plutôt que pour fabriquer à des prix exorbitants des missiles capables d’anéantir Versailles en trente secondes. Quoique né à Revigny en Lorraine, il n’aimait guère Barrès qui n’avait pas la même idée de la Lorraine que lui et qu’il accusait d’être Auvergnat.

Messieurs, cette brève évocation de notre Confrère vous a peut-être fait sourire ici et là, et peut-être en avez-vous été contrariés. Ne le soyez pas. Un peu de sourire n’est pas incompatible avec un vrai chagrin. Les morts que nous aimons et qui nous ont aimés ne veulent pas laisser dans nos souvenirs une image toute noire. À ceux qui, au long de leur vie, nous ont apporté de la gaieté, de l’esprit, de l’intelligence, on ne doit pas que des larmes. On leur doit de se montrer aussi fermes et aussi gais qu’ils l’étaient eux-mêmes. Maintenant que son corps n’est plus avec nous, soyons fidèles à l’âme de Pierre Gaxotte en lui parlant le langage qui lui plaisait.

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* décédé le 21 novembre 1982.