Harangue au Roi après la prise de Cambrai

Le 25 avril 1678

Charles PERRAULT

HARANGUE au Roi, après la priſe de Cambray prononcée le 25. Avril 1678, par Monſieur PERRAULT, alors Directeur de l’Academie.

 

SIRE,

Quelque grandes que ſoient les nouvelles conqueſtes de VÔTRE MAJESTÉ, il ſemble que vos Peuples devroient en eſtre moins tranſportez de joye & d’admiration, accouſtumez qu’ils ſont à vous voir revenir tous les ans victorieux de vos ennemis. Mais les biens les plus ordinaires, lorſqu’ils ſont univerſels, ne manquent jamais de cauſer une allegreſſe univerſelle, & la nature ſe rejouït toûjours également au retour du Printemps, quoy qu’il revienne couronné des meſmes fleurs. Il faut conſiderer encore qu’on ne s’accouſtume point aux miracles, ſur tout quand ils ont quelque caractere particulier de grandeur qui les diſtingue. Tous les exploits de VÔTRE MAJESTÉ, ont eſté des prodiges de valeur, de prudence, de vigilance, & des autres vertus heroïques, qui après avoir acquis la victoire ont combattu entr’elles ſur la part qu’elles y avoient, & dont il y en a eu toûjours quelqu’une qui a remporté de l’avantage ſur les autres. Elles recommencent aujourd’huy cette meſme diſpute où l’on peut dire que ſi l’on ne ſçauroit trop admirer les effets ſurprenans de la plus haute valeur qui ſut jamais, & cette maniere rapide de conquerir qui n’a point d’exemple, l’eſprit ſe perd & ſe confond dans la profondeur de la ſageſſe qui a conceu, qui a préparé & qui a conduit à leur fin tant de ſi grandes choſes. Quelque attention qu’ait eue toute l’Europe ſur les deſſeins de VÔTRE MAJESTÉ, elle ne les a connus qu’au moment de leur exécution. Ces Politiques conſommez qui pretendent voir les effets dans le ſein de leurs cauſes, & qui croyent que leur prudence penetre tout l’avenir, de meſme que leur ambition embraſſe toute la terre, n’ont ſceu prevoir ces prodigieux évenements qui ſe preparoient & ſe formoient en leur Païs meſme & ſous leurs yeux ; ſemblables ami Philoſophes qui malgré l’eſtude continuelle qu’ils ſont de la nature, n’en connoiſſent ni les ſecrets ni les reſſorts cachez dont elle opere ſes merveilles.

 

Les troupes marchent ſans qu’elles ſçachent où elles vont, ni quelle eſt l’expedition qu’on leur demande, contentes de ſçavoir qu’elles vont vaincre en quelque part que l’on les mene. Mais lorſque le temps marqué pour faire éclater voſtre puiſſance eſt accompli, cinq Villes ſont inveſties toutes à la fois par des troupes innombrables qui ſemblent eſtre ſorties de terre avec l’abondance des vivres & des munitions qui les accompagnent. La ſurpriſe des ennemis eſt incroyable lorſqu’ils voyent que la capitale meſme de la Flandre eſt attaquée, leur étonnement n’a plus de bornes, & il eſt tel que la Ville eſt preſte à ſe rendre qu’ils ne conçoivent pas bien encore qu’elle ſoit aſſiegée. VÔTRE MAJESTÉ ne tarde gueres d’en achever la conqueſte, pour paſſer à une place plus digne encore, quoy que moins grande, d’exercer ſes armes invincibles. Les aſſiegez forts d’hommes & de remparts, font toute la reſiſtance que de braves ſoldats peuvent faire, mais les attaques ſont ſi vives, & les actions de valeur des aſſiegeants ſi extraordinaires & ſi frequentes, qu’ils trouvent quelque ſorte d’honneur à en eſtre ſurmontez ; & en effet la gloire du Vainqueur eſt ſi grande qu’elle ſe répand meſme ſur ceux qu’il a vaincus. Cette gloire, SIRE, vous doit eſtre d’autant plus precieuſe qu’elle vous appartient toute entiere, & qu’elle ne peut eſtre legitimement partagée par ceux meſmes que VÔTRE MAJESTÉ a employez dans ſes conqueſtes, puiſqu’il eſt vray que ce ſont des Inſtruments qu’elle a faits & formez elle-meſme, & que la prudence des uns & la valeur des autres n’eſt que le fruit de ſon exemple & de ſes inſtructions. Les Princes ſont beaucoup quand ils choiſiſſent des hommes capables des emplois qu’ils leur donnent. VÔTRE MAJESTÉ fait davantage. Elle leur donne & les emplois & les qualitez neceſſaires pour y réüſſir: elle a une vertu qui les eſleve au deſſus d’eux-meſmes, & qui les transformant en d’autres hommes, leur fait faire de ſi grandes choſes, qu’ils ont peine à croire après l’execution que ce ſoient eux qui les ayent faites. Il eſt aiſé de juger quelles ſeront les ſuites d’une campagne ſi glorieuſement commencée. Cependant, SIRE, nous ſommes perſuadez que ſi Dieu ouvroit les yeux à vos ennemis, & qu’en leur faiſant voir leur perte prochaine & inévitable dans la continuation de la Guerre, il diſpoſaſt leur cœur à la Paix, nous ſommes, dis-je, perſuadez que VÔTRE MAJESTÉ, bien qu’elle voye la victoire qui l’appelle de tous coſtez & qui luy prépare des Couronnes en tous les lieux où elle voudra tourner ſes armes, auroit neanmoins la force de s’arreſter au milieu du cours rapide de ſes conqueſtes, capable d’entraiſner toute ame moins grande que la ſienne. VÔTRE MAJESTÉ ſçait que la gloire dont brillent les Conquerans, lors meſme qu’elle eſt parvenuë au plus haut point de ſa ſplendeur, & telle qu’elle éclatte aujourd’huy en ſon auguſte perſonne, n’eſt pourtant qu’une portion de la gloire des grands Rois. Elle ſçait que ſi la Paix impoſe quelque repos à ſa valeur, elle permettra un plus libre exercice à ſes autres vertus ; à ſa juſtice qui fera mieux encore entendre ſa voix lorſque le bruit des armes ſera ceſſé ; à ſa magnificence, qui toute Royale & incomprehenſible qu’elle eſt au milieu de la Guerre, pourra plus facilement encore laiſſer des monumens éternels de la grandeur de ſon Regne ; & ſur tout à cette vertu bienfaiſante qui fait le veritable caractere des Rois, je veux dire le deſir ardent qu’a VÔTRE MAJESTÉ de rendre ſes peuples parfaitement heureux par une entiere tranquilité & une pleine abondance. Voilà, SIRE, quelle eſt l’idée que l’Académie Françoiſe ſe forme de VÔTRE MAJESTÉ. Elle vous regarde comme un modele parfait & achevé dont tous les aſpects ſont admirables, & dont elle s’eſſorce ſans ceſſe de tirer les Images fidelles qui ne periſſent jamais, non ſeulement pour ſatisfaire à la reconnoiſſance qu’elle doit à vos bienfaits & à voſtre protection glorieuſe, mais afin que ces meſmes vertus, qui ſont la félicité preſente de vos peuples, deviennent encore utiles à la poſterité par les grands exemples qu’elles donneront aux Princes des ſiecles à venir.