Funérailles de M. le comte Daru

Le 11 septembre 1829

Georges CUVIER

INSTITUT ROYAL DE FRANCE.

FUNÉRAILLES

DE M. LE COMTE DARU.

Discours de M. le baron CUVIER,
Directeur de l’Académie Française,
prononcé aux funérailles de M. le Comte DARU,
le 11 septembre 1829.

 

MESSIEURS,

Quel terrible moment a été pour nous, celui où nous avons appris la perte qui nous réunit auprès de ce cercueil ?

La voix aimée de notre confrère, retentissait encore en quelque sorte à nos oreilles ; il nous semblait encore entendre ces remarques ingénieuses, ces observations pleines de sens dont il éclairait nos travaux ; peu de jours s’étaient écoulés depuis que dans une fête de famille le bonheur d’un père tendre, l’amour respectueux de ses enfants avaient excité en nous les émotions les plus douces ; et c’est lorsque tout promettait un soir heureux et calme à une vie laborieuse, qu’un instant indivisible en tranche subitement le cours ! ces formes athlétiques, ce corps de fer que les climats les plus contraires avaient respecté, cette tête vaste et forte qu’aucun travail ne fatiguait, qui ne s’ébranlait d’aucun événement, cette probabilité de vie que tant d’hommes plus jeunes se seraient crus heureux de pouvoir échanger contre la leur, un souffle, un indicible rien, les fait disparaître pour jamais.

Lorsqu’inspiré de son Horace il imitait si heureusement le carpe diem quam minimum credula postero[1], lorsqu’il rendait peut-être avec plus de force que son modèle le vitae summa brevis spem nos vetat inchoare longam[2], M. DARU songeait-il quelquefois à se faire à lui-même l’application de ces tristes maximes ?

Nous ne pouvons en douter pour peu que nous le suivions dans les phases de sa vie.

C’est presque avec l’étude de ce grand poète qu’il la commence, et c’est avec lui qu’il en passe les instants les plus difficiles. Sa situation était si fâcheuse quand il essaya d’en traduire quelques morceaux, qu’il n’en avait pas même un exemplaire à sa disposition, et que ce fut de mémoire qu’il en rendit les premiers vers ; mais il y éprouva, c’est lui-même qui le dit, que dans les circonstances les plus pénibles de la vie il est un noble emploi du temps qui rend à l’homme tout ce qui lui appartient de bonheur et de dignité.

Une telle pensée, et dans un tel moment, était bien celle d’un homme qui sait Horace par cœur.

Témoin depuis de vicissitudes surprenantes, sujet comme tant d’autres de nos contemporains à tous les caprices de la fortune, porté à de hauts emplois par la capacité la plus rare et la probité la plus constante, se reposant enfin dans les dignités les plus élevées, combien de fois et par combien de côtés la douce et forte philosophie de son poète favori dut-elle lui revenir à l’esprit ?

Soit qu’il fût appelé à suivre l’arbitre momentané des destinées de tant de peuples, dans ces campagnes merveilleuses plus semblables à des courses qu’à des combats, et où des armées innombrables fondaient avec la rapidité de l’ouragan sur toutes les grandes capitales, soit qu’il n’eût à remplir que la triste obligation de soulager le peu de braves échappés à cette calamité sans exemple, qui en peu de jours en ensevelit tant de milliers, comme si la divinité seule eût pu arrêter un torrent auquel toutes les puissance humaines avaient en vain cherché à opposer des digues, M. DARU également tranquille, occupé avec le même calme de faire mouvoir les innombrables ressorts de cette administration militaire, non moins importante de nos jours que les combinaisons de la plus profonde tactique ; M. DARU, disons-nous, n’était ni effrayé des opérations les plus immenses, ni rebuté par les obstacles les plus imprévus ; et qui cependant eut jamais en ce genre à conduire des opérations plus vastes ou à remédier à des revers plus inouis ? L’imagination même, lorsqu’elle se reporte en arrière, a peine à en soutenir la pensée. Combien de fois alors il eut à se redire le justum et tenacem propositi virum[3], et surtout dans ces moments terribles où le salut de l’armée l’emportant sur tout autre sentiment, ce n’était ni l’humeur d’un maître, ni les cris injustes de la multitude qu’il fallait braver, non civium ardor prava jubentium, non vultus instantis tyranni[4], mais les plaintes trop légitimes des peuples vaincus qu’il fallait entendre leurs larmes qu’il fallait voir couler, sans en paraître ému. Cette épreuve si fort au-dessus de celles qu’Horace donne à surmonter à son homme ferme, vingt fois M. DARU, à Vienne, à Berlin, à Varsovie, dut y résister sous peine de manquer au plus impérieux devoir. Ses études chéries pouvaient seules alors le distraire pendant quelques moments de si tristes spectacles.

Ainsi, dans toutes les carrières, les lettres, fidèles à celui qui les aime, le soutiennent et le consolent ; mais s’il est dans la vie une époque où elles deviennent une ressource indispensable, c’est lorsqu’après l’avoir passée dans les grandes affaires, dans l’habitude des occupations fortes et continues, arrive ce moment du repos si souvent fatal aux hommes en place.

Ici encore brille toute la sagesse de M. DARU. Il a fini sa vie comme il l’avait commencée. Sans manquer à aucun des devoirs qui lui restaient envers son prince et son pays, il a su faire de ses honorables loisirs, comme de ses temps de malheur, ce noble emploi qui rend à l’homme ce qui lui appartient de bonheur et de dignité.

L’écrivain éloquent, l’homme d’état profond se montre également dans l’histoire de ce gouvernement mystérieux, dont les secrets ressorts, si peu honorables pour l’humanité, semblaient appeler depuis long-temps l’humiliante catastrophe.

Son patriotisme lui avait fait ensuite entreprendre l’histoire de nos provinces, comme absorbée aujourd’hui par celle des événements généraux et cependant si digne d’intérêt.

Mais son plus bel ouvrage aurait été peut-être celui au milieu duquel la mort l’a surpris ; ce noble poème sous le nom d’Orphée, et en vers souvent dignes de ce nom, il célébrait les merveilles des cieux, et les merveilles non moins grandes des génies qui ont su en deviner les lois.

Nous pouvons donc nous le dire, cette vie trop courte sans doute pour une famille nombreuse et respectable dont il faisait le bonheur, pour tant d’amis que son beau caractère lui avait attachés, pour les lettres qu’il continuait d’enrichir de productions si estimables, pour son pays même, à qui ses conseils indépendants pouvaient encore rendre tant de services, cette vie paraîtra pleine et riche à la postérité. Quant à nous, mes chers confrères, si quelque chose peut adoucir le sentiment d’une telle perte, c’est la pensée qu’il a complètement obtenu ce qu’avec Horace il demandait au ciel :

… integra
Cum mente, nec turpem senectant,
Degere nec citharâ carentem
[5].

 

 

[1] Saisissez le moment qui fuit sans qu’on y pense,
Et ne comptez pas trop sur votre lendemain. (Trad. De M. Daru).

[2] Fortune Sestius, nous ne vivons qu’un jour :
L’espoir lointain n’est que chimère. (Id.)

[3] Immuable dans ses maximes,
Ferme en ses desseins glorieux,
Le juste, etc. (Trad. de M. DARU)

[4] Le juste repousse les crimes
Qu’exige un peuple furieux :
Rien n’ébranle cette âme altière,
Ni d’un tyran le front sévère, etc.

[5]Que mon corps, mon esprit, ne s’affaiblissent pas :
Daigne alléger pour moi le poids de la vieillesse,
Et que ma lyre enfin me console sans cesse. (Trad. De M. DARU).