Funérailles de M. Henri Poincaré

Le 19 juillet 1912

Jules CLARETIE

FUNÉRAILLES DE M. HENRI POINCARÉ

MEMBRE DE L’ ACADEMIE FRANÇAISE
ET DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES

Le Vendredi 19 juillet 1912

DISCOURS

DE

M. JULES CLARETIE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

« De quelle immense proie la mort vient de se saisir ! »

Elle me revient aujourd’hui, l’éclatante parole, devant cette tombe trop tôt ouverte.

Au nom de l’Académie Française, j’ai l’honneur de donner à M. Henri ‘Poincaré le salut d’une Compagnie dont il fut un des membres les plus justement illustres. Lorsque ses confrères appelèrent à prendre place parmi nous le savant que l’institut avait élu, alors qu’il n’avait même pas trente-trois ans, c’était à un poète que succédait ce mathématicien, ce géomètre, ce philosophe, ce lettré, qui était comme un poète de l’infini, comme un aède de la science. Et, dès le premier jour, nous étions séduits par la parole singulièrement élégante dans sa simplicité, dans sa limpidité, de ce maître écrivain qui, connaissant tout, vérifiant tout, éclairait de ses définitions, animait de ses observations, guidait de ses conseils nos recherches, les études de notre langue.

Ce n’est pas aujourd’hui, ce n’est pas ici qu’il faut étudier l’œuvre de ce grand homme qui, adolescent à peine, avait jadis gravi du premier coup les sommets. On dira, de multiples et éloquentes voix diront tout ce que le pays doit à ce fils de la Marche lorraine, à cet enfant de Nancy qui a illustré la France. Devant un cercueil, l’Académie Française ne peut qu’exprimer ses tristesses, et déplorer la perte d’un grand chercheur de vérités, arrêté trop tôt dans son admirable labeur. Juger le savant serait une témérité singulière. Nous ne pouvons, célébrant sa gloire, que nous incliner devant le philosophe dont la pensée eut une action si féconde, si profonde sur les générations nouvelles.

Henri Poincaré était un éveilleur d’idées. Il poursuivait âprement, avidement, obstinément la Vérité, dont il faisait sa conseillère, et le poète de La Justice, eût dit sa Muse. Il avait, selon le mot de Pascal, « atteint les limites de la science où arrivent les grandes âmes ».

Ce savant, qui déclarait que cette science même doit « choisir entre les faits innombrables offerts à sa curiosité », ne semblait pas s’embarrasser d’aucun choix. Son cerveau encyclopédique embrassait toutes choses. Devant les phénomènes de la nature : électricité, géodésie, astronomie, il se sentait attiré par toutes les difficultés à la fois, tenté par tous les mystères. Sa pensée, cet « éclair au milieu d’une longue nuit », illuminait les questions les plus obscures. Il ne prenait ni la mesure du temps, ni celle de l’espace ; et cependant, comme aux plus infimes, le temps était mesuré à ce grand chercheur, et disputé l’espace accordé à son génie.

La passion de la vérité scientifique ne lui suffisant pas, il s’éprenait de la beauté littéraire, et le mathématicien incomparable était un mainteneur obstiné des bonnes lettres, de ces humanités qui guidèrent si longtemps le génie français dans la note droite et sûre. Il fallait l’entendre lors de la discussion des vocables à l’heure du Dictionnaire, revendiquer les origines et comme les lettres de noblesse des mots. Ce moderne qui, par ses découvertes et ses calculs, activait la vie contemporaine, défendait avec intrépidité le patrimoine des aïeux. Il savait que la langue française est aussi une patrie, et, contre toute invasion périlleuse, ce soldat du bien dire se dressait comme à la frontière.

Nous n’oublierons jamais la bonne grâce pénétrante et simple qu’il apportait à nos travaux. Ce grand homme était un bon homme, et le meilleur des hommes. Et lorsqu’il voulait bien, abandonnant ses recherches personnelles, nous représenter dans les Congrès ou les réunions officielles, en pays parfois prévenus contre nous, nous éprouvions quelque fierté à voir que l’étranger s’inclinait respectueusement devant ce grand Français. Ce fils illustre faisait honorer sa mère.

Je disais hier que la perte d’un tel confrère était pour nous un deuil de famille. Je le répéterai devant ceux qui portent si dignement un nom acclamé, un nom aimé. La même bonne terre française nous avait donné deux confrères dont les noms sont à eux seuls comme des revendications retentissantes. Je salue ici deux Lorrains de fière race qui ont bien servi, qui ont glorifié la patrie. Et si la mort nous a ravi, en pleine force intellectuelle, dans l’admirable épanouissement, dans le rayonnement de son génie, Henri Poincaré, ceux qu’il laisse après lui peuvent, en entendant retentir la clameur de gloire qui de partout arrive jusqu’au bord de cette tombe, se dire — consolation amère, mais profonde — que si l’œuvre du grand savant est inachevée, si les œuvres ébauchées restent mystérieuses comme dans les limbes du génie, — pendent interrupta — du moins la mémoire d’Henri Poincaré est-elle certaine de cette immortalité définitive que confère d’ordinaire le seul avenir et qui, affirmée aujourd’hui parmi les pleurs et les couronnes, avait commencé pour notre confrère dès ses années de jeunesse et dès son aurore.

Non, pour Henri Poincaré, la postérité ne commence pas à l’heure douloureuse où nous sommes. Elle grandit. Elle continue.