Funérailles de M. Delille

Le 6 mai 1813

Michel-Louis-Étienne REGNAUD de SAINT-JEAN d’ANGÉLY

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

FUNÉRAILLES

DE

M. DELILLE.

Le 6 mai 1813.

 

UNE députation de l’Institut Impérial a assisté aux funérailles de M. DELILLE (Jacques), membre de la Classe de la Langue et de la Littérature Françaises. Le convoi étant arrivé au lieu de la sépulture, M. le Comte REGNAUD SAINT-JEAN-DANGELY, Président de la Classe, a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

PEU de jours se sont écoulés depuis que je déplorais au milieu de vous l’absence d’un de nos plus illustres collègues, M. Delille, et déjà la mort l’a frappé, déja nous sommes condamnés à pleurer si perte.

Bientôt, recueillant les détails d’une vie si honorable et si laborieuse, la justice et la vérité parleront de son génie, élèveront des monumens à sa gloire.

Aujourd’hui, Messieurs, organe de notre commune douleur, je voudrais ne vous entretenir que de sa personne, et non de ses ouvrages ; je voudrais ne vous parler de ce qu’il fit que pour vous rappeler ce qu’il était.

Plus tard, l’Académie, la France feront entendre leurs regrets sur la perte du poète dont ses contemporains ont été fiers, et dont la postérité sera orgueilleuse. Pleurons ensemble aujourd’hui le philosophe éclairé, l’homme sensible, le bienfaiteur généreux, l’ami fidèle.

Le temps que d’autres donnent à achever la culture de leur esprit, M. Delille l’employa à produire ; et la traduction des Géorgiques, ouvrage de sa jeunesse, fut son premier titre à la gloire.

Les grands hommes ont des traits de caractère communs auxquels ils se reconnaissent ; Voltaire les démêla dans M. Delille ; et l’Académie, consacrant ce jugement, décerna le triomphe au jeune poète à l’âge où on commence à travailler pour l’obtenir.

Il s’en montra digne par une succession non interrompue de travaux importans et heureux.

Le Poème des Jardins parut le premier, et montra dans le traducteur le talent de créer d’après les grands modèles de l’antiquité.

Bientôt, guidé par une amitié protectrice, il alla sur les ruines de la Grèce et d’Athènes élever un monument à l’une des divinités de ces beaux climats, l’Imagination.

Fuyant les orages politiques après avoir essayé d’y résister, il revint s’ensevelir en France dans une retraite ignorée, et n’en sortit qu’après avoir conquis à notre littérature et avoir rendu français et les ouvrages et le nom de Virgile.

Obligé de quitter une patrie où il avait osé avertir le crime de son avenir, il chanta près du lac où coulèrent les larmes de Rousseau, le bonheur de la vie agricole dans l’Homme des Champs, et les merveilles de la création dans les Trois Règnes de la Nature.

Depuis, emportant dans son cœur la Pitié exilée de la France, comme Enée emportait ses dieux chassés d’Ilion, il éleva, durant son séjour en Allemagne, un autel à cette divinité des cœurs tendres, devenue alors la divinité des ames courageuses.

Le ciel terne de l’Angleterre, où il se refugia ensuite, ne devait rien inspirer à celui qui avait vu le ciel de la Grèce, les campagnes de l’Asie et les montagnes des Helvétiens ; M. Delille déroba le Paradis perdu à ce peuple jaloux et orgueilleux à-la-fois de voir aussi Milton devenu Français.

Enfin, sous de nouveaux et plus heureux auspices, la France revit M. Delille chargé de richesses créées ou conquises sur des bords étrangers.

À cette époque, le sanctuaire des lettres se relevait sous une main réparatrice : M. Delille y reprit sa place. Avec lui l’Académie retrouva ses honneurs, la littérature sa richesse, la chaire de poésie sa doctrine, l’enseignement sa fécondité, l’amitié ses plaisirs.

L’envie recule devant un grand talent, comme les autres passions devant un grand obstacle ; elle s’était armée autrefois contre les premiers succès de M. Delille, elle se cacha devant sa gloire ; et quand elle n’eût pas été réduite à en craindre, à en respecter l’éclat, comment n’eût-elle pas été désarmée par l’inaltérable douceur de celui que la critique amère ou injuste affligeait sans l’irriter, qui se défendit des envieux sans aigreur comme il en triompha sans orgueil ?

Mais quel bonheur est durable, quand la nature vend à l’homme ses dons, comme la société ses bienfaits ?

Autant l’esprit de M. Delille était fort et organisé pour la pensée, autant son corps était faible et disposé pour la souffrance.

Cependant comme si la destinée n’eût pas voulu accabler tout‑à-coup de sa perte ceux auxquels il était cher, comme si elle eût voulu y préparer les lettres et l’amitié par des avertissemens successifs, M. Delille fut frappé à d’assez longues distances, par des infirmités douloureuses, par des atteintes menaçantes.

Depuis long-temps il ne lui était donné de voir la nature et les hommes que par la fidélité de ses souvenirs : sa mémoire était le dépositaire de tous ses trésors. Toutefois la Providence avait laissé entière la meilleure partie de cet œuvre précieux de sa création. Toutes les facultés de M. Delille, comme un noble monument intact au milieu des débris, restèrent sans altération jusquau dernier coup qui l’a frappé.

Il n’y a survécu que peu de momens, et l’homme illustre s’est éteint sans douleur, couvert des pleurs de la piété conjugale, entouré des tendres soins de l’amitié.

Pleurez, famille désolée, privée de votre ornement, de votre appui ;

Pleurez, vous, ses plus anciens confrères, premiers témoins de sa longue gloire, et vous qui, sous le même titre, fûtes avec moi ses admirateurs et ses disciples ;

Pleurez, élèves nombreux pour qui sa présence était une fête, ses paroles des oracles, son intérêt un bonheur ;

Pleurez, amis fidèles, qui fûtes honorés de ses premières et constantes affections ; et vous, qui, adoptés plus tard, avez été comme tous les derniers nés, plus chers encore à ce cœur sensible.

Pleurez ! les autels domestiques et ceux de l’amitié, les autels des muses et ceux de la patrie sont couverts de deuil : Pleurez ! Delille n’est plus ! Nous l’avons perdu pour jamais !

Pour jamais ! je me trompe, Messieurs. Ce n’est pas sur ta tombe, ô Delille, que le sentiment de ta perte peut être rendu plus amer par un si douloureux blasphême.

Des lieux où tu reposes, il me semble entendre encore ta voix touchante redire ces chants à-la-fois consolans et terribles où tu annonçais l’éternel avenir. En quittant la tombe révérée où leurs mains vont te déposer, que viendront plus d’une fois arroser leurs larmes, tes amis, tes confrères tes disciples iront relire ces vers religieux où tu déposas ta foi et nos esperances ; et pensant alors à notre réunion future, nos pleurs auront moins d’amertume : nous nous dirons : Consolons-nous amis, nous le reverrons, nous sommes immortels !