Funérailles de M. Cherbuliez

Le 4 juillet 1899

Émile OLLIVIER

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. CHERBULIEZ

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le Mardi 4 juillet 1899

DISCOURS

DE

M. ÉMILE OLLIVIER

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Je voudrais avoir la liberté de n’apporter à l’ami très cher qu’un hommage muet d’affliction, mais il faut que j’exprime sur le confrère les sentiments de notre compagnie. Ils sont unanimes et profonds. Parfois on prend sa revanche de l’admiration qu’on subit, en n’aimant pas. Nous l’admirions et nous l’aimions.

Comment ne pas l’admirer ? Son esprit était haut, étendu, souple, pénétrant, et en même temps que solide et sûr, d’une délicatesse et d’une grâce charmantes. Il savait beaucoup et bien, sans que ce savoir affaiblît les spontanéités et les intuitions inspirées. Il en est qui devinent, d’autres qui se souviennent : lui, il renouvelait et transformait ce qu’il ne devinait pas et par là le rendait original. De bonne heure, il se forma, sur le roman auquel il s’adonna d’abord, une conception à laquelle il demeura fidèle. Il voulait que le roman fût romanesque, relevant de l’imagination, et ne s’efforçant pas de rivaliser plus ou moins heureusement avec la photographie. Toutefois, sa fantaisie riche en invention ne cessa jamais d’être vivante et vraie : elle avait des ailes pour se soutenir au-dessus des vulgarités qu’on ne voit que trop, non pour s’égarer dans les invraisemblances de la chimère. Ses personnages n’ont rien de bas : ils se meuvent dans une sphère intellectuelle et morale choisie, mais ce ne sont pas des fantômes : on les a rencontrés, ou on les rencontrera.

Il appliquait la puissance et la sagacité de son observation aux phénomènes sociaux et historiques aussi bien qu’aux passions limitées de l’âme individuelle. Il décrivait les anxiétés ambitieuses et les calculs compliqués des célèbres remueurs d’hommes avec autant de maîtrise que les rêveries et les petits artifices d’une jeune dame en travail d’aventure. Sa flexibilité de compréhension était telle, que, quoiqu’étant toujours resté spectateur, ce qui prive de beaucoup de lumières, il jugeait les événements et les acteurs avec autant de justesse que s’il eût été mêlé aux affaires et que s’il avait connu leurs fatalités hasardeuses. Et cela dans un style d’une impeccable pureté, d’une trame légère, s’adaptant sans tension aux sujets les plus divers, tantôt se déroulant en larges ondes harmonieuses et bien coulantes, tantôt se resserrant en reliefs vigoureux, toujours éclairé d’une ironie souriante et de la belle humeur de la santé morale.

Il connaissait le secret de tous les arts, aussi bien que celui de l’art d’écrire. Ayant scruté et dégagé les lois de la Beauté sous les formes diverses que lui donne le génie humain, il nous a laissé dans son étude sur la Nature et l’Art le chef-d’œuvre de la littérature esthétique du siècle.

Voilà pourquoi nous l’admirions. Nous l’aimions — et notre regard attendri le cherchera longtemps à la place où il avait coutume de s’asseoir — parce que son caractère était véritablement accompli. Il apportait dans le commerce une gravité enjouée, d’un agrément délicieux, et une loyauté à toute épreuve. Quand on avait mis la main dans sa main, c’était pour toujours. D’une modestie affable, dédaigneux des petits manèges de la réclame, étranger à toute espèce d’envie, prompt à encourager les jeunes talents, il ne s’apercevait que du mérite des autres et il semblait le seul à ignorer tout ce qu’il valait ; il s’avançait dans la renommée discrètement, afin que son bruit n’importunât personne.

Après nos revers, il nous révéla la noblesse de ses sentiments. C’est alors, tandis qu’on nous raillait, nous délaissait, et que ceux que nous avions le plus servis se détournaient, disant : nous ne connaissons plus cette nation ; c’est alors qu’il se souvint qu’il avait des droits à redevenir Français, il demanda sa part de notre infortune et vint s’asseoir dans notre cité politique et dans notre sénat littéraire.

Ce qui en lui surnageait au-dessus de tout, sa qualité maîtresse, c’était le don divin de la bonté, une bonté égale, miséricordieuse, qu’il ne s’appliquait pas à manifester, mais qui s’échappait involontairement, enveloppait et gagnait l’affection de quiconque était capable d’en ressentir une.

Oui, il est digne d’être admiré et aimé. Sa vie, dégagée des convoitises mesquines, désintéressée, irréprochable, consacrée à la Pensée et à l’Idéal, a été celle d’un sage à proposer en modèle.

Ses jours s’écoulaient paisibles et prospères, au milieu de l’affection et du succès, quand il perdit la compagne d’élite si poétiquement introduite dans sa vie : il en fut terrassé ; il ne se releva qu’à moitié et resta courbé sous l’affreux chagrin. Tout à coup une autre catastrophe fond sur lui : un fils d’une rare distinction, père de quatre enfants, lui est enlevé, alors qu’il le croyait sauvé. Cette fois il fut atteint aux sources mêmes de la vie. Pauvre cher ami ! Il se raidit cependant contre l’implacable destinée ; il essaya de lutter contre elle, car il se sentait nécessaire, mais ses forces étaient à bout, il fut foudroyé.

À notre dernière réunion, l’avant-veille de sa mort, il vint m’apporter son vote, comme si instinctivement il eut voulu qu’il y eût quelque chose de son assentiment dans la mission douloureuse que j’accomplis en lui adressant l’adieu suprême. Il me parla de sa peine : « Les battements de mon cœur sont moins violents ; j’ai envoyé mon article à la Revue des Deux Mondes, j’espère reprendre un roman commencé. Il faut que je travaille pour les petits-enfants ; » et il passa silencieusement la main sur ses yeux. Puis nous échangeâmes quelques réflexions sur la mort, sur son imprévu, sur ses cruautés, sur son mystère.

Il a pénétré maintenant le mystère. Ici-bas il se complaisait dans la contemplation des grands horizons lumineux ; il en contemple maintenant de plus vastes et d’une plus ineffable splendeur. Qu’il se repose dans la douceur d’une sainte paix des traverses d’une vie vouée jusqu’au dernier moment à l’honneur, à la tendresse, au devoir !