Fidèle à sa mission diplomatique, la langue française continue

Le 25 octobre 1949

Charles de CHAMBRUN

Fidèle à sa mission diplomatique la langue française continue

PAR

M. CHARLES DE CHAMBRUN
délégué de l’Académie française

 

MESSIEURS,

Sans remonter au temps de la Tour de Babel, première victime de la confusion des langues, qui croula avant d’atteindre les nuages, nous découvrons à travers l’histoire, dans les grandes tentatives humaines, — qu’il s’agisse de cohésion nationale ou d’équilibre européen, — le besoin d’un parler commun qui s’impose d’une manière impérieuse. À défaut de ce lien nécessaire, il ne reste qu’à se perfectionner dans le langage d’autrui. Quel exemple plus saisissant que celui des premiers Chrétiens ! Après le départ de leur Maître, comment douze pécheurs ignorants des lacs de Galilée auraient-ils pu enseigner les nations sans le secours du Saint-Esprit qui leur insuffla, bienfait suprême, le don des langues ?

Devenus polyglottes, ils se firent comprendre non seulement des habitants de Jérusalem aux dialectes divers, mais aussi des Juifs, commis voyageurs ayant vécu dans les pays d’Asie Mineure et de la Méditerranée, et même de ceux qui avaient séjourné à Rome.

En voyant les apôtres, après la descente du Paraclet, se répandre sur les places publiques, la foule émerveillée s’exclamait : « Les oreilles s’ouvrent par enchantement. » Il ne manquait pas toutefois d’opposants, aigris par le soupçon, qui se moquaient de ces discoureurs intarissables « ivres et pleins de vin nouveau. »

Un jour vint cependant où les successeurs des apôtres, au lieu de se disperser dans les différents idiomes méditerranéens, durent adopter une langue d’élection, trait d’union entre les fidèles. Ce fut, à partir du IVe siècle, la langue latine, langue impériale, reine des épigraphes, qui devint, lorsque la religion chrétienne jeta ses fondements dans ceux de la monarchie franque, souveraine des consciences et distributrice des grâces. On parla latin à la Cour, dans les Conciles, les cloîtres, les tribunaux, les écoles. C’était au Moyen-Age le langage international en même temps que celui de l’Église universelle.

Depuis Charlemagne jusqu’aux grands traités du XVIIe siècle, notamment celui de Westphalie, dont la négociation et la discussion aux Congrès de Munster et d’Osnabruck, eurent lieu pour la dernière fois en latin, tous les documents décisifs de l’histoire furent transcrits dans cette langue dominante, aujourd’hui réduite à la liturgie catholique, ainsi qu’aux textes pontificaux.

À Nimègue, apogée de la puissance du Roi Soleil, les clauses qui engageaient les Pays-Bas et l’Espagne furent rédigées en français ; « Pace lege sua confecta », lit-on sur un vase de marbre qui orne la terrasse de Versailles. Seul le traité de Louis XIV avec l’Empereur Léopold, signé le 6 février 1679, était en latin « pour ne rien changer à l’usage établi ».

Par un remarquable concours de circonstances la France fixait alors les idées flottantes ; elle devint le foyer des étincelles répandues chez tous les peuples. Nos livres formaient la bibliothèque de l’Europe. C’était l’âge de Descartes, qui faisait régner dans la philosophie cette raison dont Boileau animait ses vers, c’était l’âge où il arrivait à Racine de corriger Louis XIV, où La Fontaine prêtait à notre littérature des beautés incommunicables ; c’était l’âge où, pour parler comme Bossuet, « la langue française, formée par l’expérience, réglée par le bon sens, avait atteint la perfection qui donne la consistance, mêlant à la hardiesse de la liberté cette retenue, effet du jugement et du choix ». Est-ce là, lit-on d’autre part dans un de ses sermons, est-ce là que devait aboutir cette grandeur formidable au monde ?

Aujourd’hui, les titres que la langue française peut faire valoir pour revendiquer dans les conférences internationales l’honneur d’exprimer la pensée des peuples civilisés, ne se fondent ni sur une prétention exorbitante à l’hégémonie, ni sur la loi maussade du nombre, vainement postulée par les Anglo-Saxons, et qui risquerait de donner la précellence aux Russes ou aux Chinois.

Au cours d’un savant exposé qu’il fit le 6 décembre 1948 à l’Académie des Sciences morales et politiques, M. Marcel Plaisant ne laissa rien subsister de ces raisonnements captieux et sut dégager de sa participation aux conférences de La Haye, Londres et Bruxelles sur la propriété industrielle et la protection littéraire, à défaut des prérogatives de la langue française, notre: droit naturel à exprimer de la manière la moins discutable les conventions des États. Ainsi, « les actes officiels de la conférence de Bruxelles en 1948 furent établis en français ; on y joignit une version rédigée en anglais, mais le texte français sera toujours appelé à faire foi ». M. Marcel Plaisant est enclin à penser que cette formule, qui concilie la nouvelle accession de l’anglais avec l’investiture traditionnelle du français, serait capable d’une longue carrière.

Écoutons maintenant notre éminent confrère M. Georges. Duhamel : « L’important n’est pas d’être approximativement compris par un grand nombre de personnes mais de dire avec précision des choses qui seront clairement entendues par un petit nombre d’esprits qui ont le moyen d’entendre et le pouvoir de répondre. »

Un traité est l’œuvre d’une sélection. Fait par une élite, il s’adresse à une élite. Les principaux arguments invoqués en faveur du français sont l’histoire, la culture des lettres, l’intérêt général. Mais n’oublions pas que les deux raisons majeures de cette situation privilégiée sont en premier lieu l’admirable logique de notre langage, dont une syntaxe incorruptible régit l’ordre toujours direct, nécessairement clair, et d’autre part, la place exceptionnelle que la France a su prendre au cours des derniers siècles dans le système de l’Europe.

Une circonstance fortuite qui ouvrit la série des traités rédigés uniquement en français mérite d’être relatée ici. Les actes conclus à Utrecht en 1713 avaient mis fin à la guerre de succession d’Espagne ; cependant la France et l’Empire demeuraient face à face. Le maréchal de Villars commandait nos armées, le Prince Eugène de Savoie celles de l’Empereur. Comme on se battait depuis quatorze ans, la paix se fit en quelques minutes. Etait-ce fatigue, usure, sympathie réciproque ? Dès que les deux champions guerriers se rencontrèrent, ceux-ci tombèrent d’accord. Il ne restait qu’à passer un contrat. La Cour de Vienne exigeait le latin. La Cour de Versailles si traditionnaliste n’y contredisait point. Se défiant de leur formation latine, les deux militaires mobilisèrent un père jésuite pour traduire les articles dont ils étaient convenus, mais soudain, piqués par le soupçon, craignant que le Révérend Père n’abusât de leur ignorance, ils le congédièrent sans tambour ni trompette et ils signèrent, séance tenante, le traité dans la langue qu’ils comprenaient.

Ainsi, par une heureuse fortune, Louis XIV, avant de mourir, consacra le privilège diplomatique de la langue française, demeuré incontesté jusqu’à la paix de Versailles du 28 juin 1919. Pour plaire au Président Wilson comme à Lloyd George, les textes de ce traité furent bilingues, contrairement à l’opinion du Département d’État, représenté par mon ami James Scott Brown, conseiller juridique. Il fut spécifié toutefois que dans le traité de Saint-Germain, notre texte ferait foi.

Depuis lors, combien d’accords politiques ont été rédigés, tous en français ! J’en ai négocié et conclu plusieurs, sans que jamais, sous les ciels divers où je servis la France, il eût été question de les établir dans une autre langue que la nôtre. Ce privilège avait une contre-partie. Il obligeait celui qui pouvait s’en prévaloir à redoubler d’efforts pour concilier les moindres divergences entre les intéressés, et, fidèle au précepte d’Aristide Briand, séducteur des peuples, à parler européen.

L’esprit français étant fait de mesure, les traditions de notre diplomatie sont celles d’une politique d’équilibre. Les hommes d’État de la IIIe République étaient animés d’une même pensée : maintenir entre les puissances grandes et petites l’harmonie. « Le Roi de France, disait déjà Vergennes, est le tuteur des princes faibles, et cette politique, depuis plusieurs siècles, a fait la grandeur, la sûreté et la gloire de la couronne. »

Au XVIIIe siècle, une transformation prodigieuse s’accomplit parmi les peuples. L’Europe ouvre ses bras. Immobile dans ses profondeurs asiatiques, la Russie tout à coup entre dans le jeu européen. Pierre le Grand s’y installe, Catherine la Grande s’y complaît, adulée derrière son encrier. Heureuse coïncidence, au moment où cette révolution étend les frontières du monde occidental, la langue française, façonnée par d’illustres écrivains et l’usage d’une politesse raffinée, atteint à la perfection. C’est le siècle de Montesquieu et de Voltaire, de l’esprit des lois et de l’esprit tout court.

Précise, élégante et claire, notre langue devient naturellement le véhicule de la pensée au sein d’une Europe spirituellement unie. On la parle à Saint-Pétersbourg, avec quel instinct, quelle vocation, quel sens de l’expression juste ; tandis que je prononce ces mots, j’entends encore la voix pure et légèrement chantante de l’Empereur Nicolas II disant à ses hôtes avant de dîner à Tsarskoie Selo : « Messieurs, je vais me mettre à table ». Comment un agent de la République française aurait-il été insensible à une formule empruntée au protocole de notre ancienne monarchie. Les convives s’entretenaient uniquement en français, et le Tsar ne leur adressait la parole qu’en cette langue.

On la parle aussi au XVIIIe siècle à Stockholm, capitale de Gustave III, à Vienne où règne la Maison de Lorraine, à Berlin où le génie de Frédéric II, associant son immortalité à celle de Voltaire, la cultive et l’exalte. Il y a plus d’un siècle et demi, la question suivante fut mise à l’étude sur les bords de la Sprée : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-telle cette prérogative ? Peut-on présumer qu’elle la conserve ? » Tel était le sujet proposé au concours par l’Académie de Berlin. « On sent combien il est heureux pour la France que la question de l’universalité de sa langue ait été faite par des étrangers ; elle n’aurait pu, sans quelque pudeur, se la poser elle-même », déclare Rivarol, « jeune homme du Languedoc ou d’Annonay », qui présenta une brillante improvisation et obtint le prix le 3 juin 1784. « Jamais pareil hommage, dit-il encore, ne fut rendu à un peuple plus poli par une nation plus éclairée. » Les Chancelleries s’arrachèrent les pages de ce discours dont je voudrais pour vous faire rejaillir ici quelques étincelles.

« Le Français, écrit Rivarol, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était toute raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe. De là résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue : ce qui n’est pas clair, n’est pas français. Cet ordre et cette clarté ont dû surtout dominer dans la prose, et la prose a dû lui donner l’empire : rien n’est en effet comparable à la prose française. Elle se déroule avec grâce et se développe en marchant. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée.

« De toutes les langues, conclut Rivarol, le français est la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. Et voilà pourquoi les Puissances l’ont appelée dans les traités. »

Messieurs, aurait-elle décliné depuis lors ?

Ecoutez le Cardinal Villeneuve, Archevêque de Québec : « La langue française représente la pensée la plus brillante d’Europe, elle incarne les conceptions sociales les plus humaines et les plus généreuses, elle est un dépôt cristallisé de quinze siècles de culture intense, de cinq siècles de littérature classique. Elle est : Sa Majesté la Langue française. »

Entendit-on jamais plus magnifique éloge ? Connaissez-vous une sommité plus éclatante, une plus parfaite souveraineté qui daignerait le confirmer ? Lorsque, dans un élan d’unanime fierté, l’Académie décerna à Sa Sainteté Pie XII la grande médaille d’or de la lande française, le Pape nous répondit : « On ne louera jamais assez la langue française pour sa clarté, sa précision, sa distinction qui en ont fait par excellence le langage de la diplomatie et des sciences spéculatives. Et cela, non par le fait d’une élection arbitraire, car elle est également par sa finesse la langue de l’art, de la littérature, de la poésie, la langue de l’esprit et du cœur. »

Ainsi parle le suprême dépositaire du latin, seule langue internationale qui ait pu disputer à la française la prérogative de rédiger les actes diplomatiques.

Est-il à présumer que la langue française conserve sa suprématie ? demandait l’Académie de Berlin en 1784. C’est une question, qui n’a pas manqué d’être retenue et que se pose le monde contemporain traversé de courants imprévus. Il n’est que trop vrai que la diffusion de notre langue, la plus féconde collaboration que la France ait apportée à l’humanité civilisée, subit une régression sur l’immense terre russe par suite de la révolution qui, pour défendre sa cause, dut faire appel à des classes sociales moins cultivées dont le nationalisme latent ne tarda pas à se révéler plus intransigeant que celui de l’Ancien régime. Nous avons vu alors les événements de 1939-1944 provoquer une crise que l’absence douloureuse de la France, son affaiblissement temporaire, ses contacts habituels tragiquement rompus par la guerre, la jalousie obscure et presque inavouée de ses rivaux exaltés par la victoire, auraient pu rendre périlleuse sans le zèle collectif de ceux à qui fut confié le destin de cette langue, trésor de la France.

Rivarol en avait eu la prescience : « L’Europe, dit-il, présente une République fédérative, composée d’empires et de royaumes, et la plus redoutable qui ait jamais existé ; on ne peut en prévoir la fin, et cependant la langue française doit encore lui survivre. Les États se renverseront et cette langue sera toujours retenue dans la tempête par deux ancres, sa littérature et sa clarté : jusqu’au moment où, par une de ces grandes révolutions qui remettent les choses à leur premier point, la nature vienne renouveler ses traités avec un autre genre humain. »

Est-ce un autre genre humain, celui auquel nous sommes confrontés aujourd’hui dans une Europe désorientée, défaillante, privée d’équilibre, en proie à des transformations peu conformes à ses traditions séculaires ?

Messieurs, c’est l’honneur de notre Compagnie de veiller, par un travail de libre examen, renouvelé chaque jour, à la défense d’un patrimoine qui nous est sacré.