Épître à Richard pendant ma convalescence

Le 28 novembre 1822

Jean-François DUCIS

ÉPÎTRE

À RICHARD

PENDANT MA CONVALESCENCE.

PAR M. DUCIS.

LUE DANS LÀ SÉANCE PUBLIQUE DU 25 NOVEMBRE 1822.

 

Richard, il faut que l’où se quitte :
C’est la loi du sort, tout finit.
Mon horizon se rembrunit,
Et mon déclin se précipite.
La tombe attend mon dernier pas.
J’entendrai bientôt, mais sans plainte
Le mobile airain qui nous tinte
La crise et l’instant du trépas.
Cette fièvre où je fus en butte,
À coups de bélier, sourdement,
Sapa dans l’ombre un bâtiment
Aujourd’hui penché vers sa chute.
Je crus, dans ces sombres vapeurs,
Voir au sein d’un abîme immense,
Roulant nos maux et nos erreurs,
Trois torrents se perdre en silence.
Le passé, temps chargé d’ennui,
À peine né s’y précipite;
Le présent en presse la fuite;
L’avenir se jette sur lui.
Dans quelle morne rêverie,
Dans quelle sombre illusion
Ma vague imagination
Entraîna mon âme flétrie!
Sous combien d’aspects odieux,
Mille effrayantes impostures,
Mille étranges caricatures
Se croisaient sans cesse à mes yeux!
Ami, sage amant du silence,
Nos cœurs dès longtemps n’en font qu’un
Et nous avons mis en commun
Les trésors de notre indigence.
Te rappelles-tu le bon temps,
Lorsqu’à pied, sans suite et contents,
Nous allions dîner tous les ans
Sur un monastère en ruines,
Sur de vieux débris dispersés,
Où Port-Royal, cent ans passés
Pleurait encor sous les épines
Ses murs détruits et renversés,
Aujourd’hui sous des terres nues,
Ou quelques moissons inconnues,
À l’œil du passant éclipsés ?

 

Là, nous devions, en vrais ermites,
Manger bientôt, avec grand’ faim,
D’un oiseau gourmand, très-peu fin,
Que l’on doit pourtant aux jésuites;
D’avancé nous le dévorions.
Tous deux en paix nous cheminions,
Quand vers nous s’avance une troupe
Habillée en or, et portant
Des rois le costume éclatant
Sur leur cou, leur gueule et leur croupe.
En avant marchait un bâton
Qui portait cette inscription
En lettres larges, magnifiques :
LE THÉÂTRE DES CHIENS TRAGIQUES.

 

Leur maître me voit. « Quoi, c’est vous !
Vous, monsieur Ducis ! qu’il m’est doux,
En plein air, dans ce lieu sauvage,
De vous rendre un public hommage !
Avec ces messieurs nous allons,
Dans un château des environs,
Représenter Iphigénie.
Notre princesse est fort jolie :
Voulez-vous bien, je vous en prie,
En voir les répétitions ?
La route est le lieu de la scène.
Allons, messieurs de Melpomène,
Il faut ici vous signaler. »
Je vois déjà se rassembler,
Avec leur figure joyeuse,
Leurs chansons, leurs reins excellents,
Leurs longs fouets, leurs grands chapeaux blancs,
Tous les muletiers de Chevreuse.
J’aperçois d’autres spectateurs,
Les très-respectables pasteurs
Et de Chevreuse et de Dampierre.
Leur front pur n’est point trop sévère.
Ils assistaient innocemment
À la tragédie en plein vent,
Même avec un peu de poussière.
Mais, sur ses pattes se dressant,
O qu’Achille est beau sous son casque!
Et sous sa coiffe ou bien son masque,
Qu’Iphigénie a l’air charmant !
Agamemnon, fier, imposant,
D’Achille n’est pas trop content.
Entre eux survient une bourrasque.
Mais quel rapide mouvement
Tout à coup entraîne l’orchestre!
La basse ronfle en gémissant,
Le cri du fifre est plus perçant,
Le hautbois est plus déchirant.
Qu’entends-je? ô ciel!
C’est Clytemnestre,
L’œil en feu, l’œil étincelant,
Bravant les Grecs, bravant Ulysse :
« Père barbare, oui, c’est mon sang!
Va, tu n’es qu’orgueil, injustice.
Viens donc m’arracher mon enfant,
Le fruit, ce cher fruit de mon flanc! »
Et cette mère en ce moment,
Sur ses quatre pattes tombant,
Se soulage en levant la cuisse.
Nos Duménils et nos Lekains,
Dans les jours de notre jeunesse,
Sur notre scène enchanteresse
Prédominaient en souverains :
Nous respirions et leur ivresse,
Et leur fureur et leur tendresse,
Criant bravo, battant des mains.
Richard, un amour idolâtre
T’entraîne encor vers le théâtre
Guêtre, le bâton à la main,
De nos acteurs de grand chemin
En tremblant, je te vois trop proche:
Et réservé pour notre faim,
Ce dindon piqué d’un lard fin
S’échappe, hélas ! de ta sacoche.
Rien donc, rien n’a pu l’empêcher;
Quelle est, Richard, notre infortune!
Déjà, pour se l’entr’arracher,
Toutes les gueules n’en font qu’une :
C’est une curée, un débat;
On s’acharne, on mord, on se bat;
C’est et Clytemnestre et sa fille,
De Pélops l’antique famille,
Ulysse, Achille, Agamemnon ;
C’est de dents la discorde armée ;
C’est la Grèce entière affamée
Qui se jette sur Ilion :
Et tout ce que fit dans sa haine,
Sur Troie, et l’Aulide et Mycène,
On le fait sur notre dindon.
Mais sur la troupe combattante,
Et déchirée et déchirante,
Un fouet claque et s’élève en l’air
C’est le sceptre de Jupiter ;
Toute gueule alors lâche prise,
Et la Grèce est calme et soumise.
Mais Achille menace encor ;
Il frémit clans son harnais d’or.
De s’ajuster chacun s’occupe.
La princesse a repris sa jupe.
« Eh bien ! me dit le directeur,
Êtes-vous content ? — À merveille!
Je suis charmé de chaque acteur,
La pièce est, ma foi, sans pareille.
— Oh ! pour votre Œdipe, j’aurai,
Avec sa barbe vénérable,
Un barbet, Nestor admirable,
Qu’à plaisir je costumerai.
Oui, parbleu! je le trouverai;
Mais pour veiller sur sa personne,
Je lui ménage une Antigone
Qui la patte lui donnera.
Leur seul aspect attendrira,
Sur la route on se rangera,
Puis, voyant la fille, on criera :
Regardez, messieurs, la voilà! »
Quel spectacle pour la morale!
C’est la piété filiale.
Tout Paris en raffolera.
Mais ce dindon, je me reproche
Qu’il soit mangé, j’en suis confus.
— Que voulez-vous? N’en parlons plus.
— C’est qu’il faut, exact là-dessus,
Bien coudre et fermer sa sacoche.
Ces messieurs n’en ont laissé rien;
Ils font grand cas de la volaille,
Et vous avez vu la bataille :
Tous les grands talents mangent bien.
— Mais dans vous, que j’aime, j’admire
Ce zèle ardent que vous inspire
Racine et cet art enchanteur
D’un poëte et d’un grand auteur !
Mal advienne à qui veut vous nuire
Gloire soit à vos écriteaux!
Prospérez dans tous les châteaux.
Qu’à la ville et qu’à la campagne
Melpomène vous accompagne!
— Au revoir, mon tragique auteur.
— Au revoir, mon cher directeur.
Et vous, divine Iphigénie,
Et vous, Achille, Agamemnon,
Soutenez bien votre grand nom.
Portez partout la tragédie,
Aux champs, à la cour applaudie:
Qu’en route il vous tombe un dindon.
Adieu, charmante Iphigénie!
Adieu, superbe Agamemnon! »
Et l’écho cent fois nous répond,
De loin, dans un désert profond :
Adieu, charmante Iphigénie !
Adieu, superbe Agamemnon !
Memnon, memnon, memnon, memnon! »

 

Mais le vallon se décolore,
Et les ombres de tous côtés,
De ses sommets infréquentés,
Tombant, croissant, croissant encore,
Nous disent : Il est temps, partez.
Nous voilà regagnant le gîte :
Nous parlons peu, nous marchons vite.
Les bois, les champs sont attristés ;
Nous sentons l’air froid de l’automne,
La feuille autour de nous frissonne :
L’appétit surtout nous talonne.
Le jour s’éteint, le bruit se perd ;
Tout est sourd, lugubre et désert,
Tout est mort, et l’Angelus sonne.
Le cœur à ce son plus joyeux,
La nuit déjà couvrant les cieux,
À travers les bois, les broussailles,
Pays assez peuplé de loups,
Nous courons plus vite à Versailles,
Pour souper et dormir chez nous.
Toi, Richard, mon ami, mon frère,
Déjà je te vois embrassant
Tes cousines, trio charmant ;
Et puis, secouant ta poussière,
Ta bonne tante qui t’attend.
Et moi de voler chez ma mère,
Le sein de plaisir palpitant,
Avec quelque peur cependant.
« Ah! mon fils, la nuit est bien noire ;
Il est tard; n’as-tu pas dû croire
Que je pourrais m’inquiéter ?
— Pardon, mais pour nous arrêter,
Il nous est survenu l’histoire
Qu’en soupant je vais vous conter.
— Une histoire ! — Oui, de tragédie.
Sur la route avec des curés,
Et des mulets très-bien ferrés,
Je sors de voir Iphigénie.
— Quel conte! es-tu fou ? — Mon Dieu non.
Je quitte Ulysse, Agamemnon.
Ces messieurs aiment la volaille,
Ont grand appétit, mangent bien.
Si vous aviez vu la bataille!
— Pour le coup, je n’y comprends rien.
Ce n’est qu’une courte démence.
Ton cerveau, j’en ai l’espérance,
Ne sera pas toujours timbré.
Mais enfin voilà rentré.
As-tu faim ? — Grand’faim. — Allons vite.
Fanchon, ta carpe est-elle frite ?
Sers à mon fils ton bon civet. »
Près de moi ma mère se met;
Auprès d’elle est sa favorite
Qui l’aime et jamais ne la quitte,
Rosette enfin. Fanchon nous sert :
Les yeux sont gais, le feu pétille,
Le civet vient, le bon vin brille;
Puis voilà le joli dessert,
Le raisin, le rocfort, la poire,
Noyau, fleur d’orange et l’histoire.
Ma mère écoute, et mon caquet
Fait les délices du banquet.
Les chiens tragiques la font rire :
Et tout bas je l’entendais dire :
« Ah! Rosette, avec sa terreur,
Et quelquefois même l’horreur
De sa noire et tragique muse,
Par sa franche et vive douceur,
Par le rire et l’esprit du cœur,
Que mon fils m’étonne ou m’amuse !
Tu le sais, c’est mon pauvre enfant,
Qui tant m’aime et que j’aime tant!

 

Mais l’horloge au lit nous appelle.
Sur sa dame, en garde fidèle
Rosette aura soin de veiller.
Las et content, près d’une mère
Vertueuse, aimable et si chère,
Ah! quel bonheur de sommeiller !
Pendant la commune prière,
Les fleurs qui versent le repos,
Sur mes yeux nageants, demi-clos,
Retenaient déjà ma paupière.
Cependant Morphée en chemin,
Sur sa route avait de sa main
Touché le lit sourd, pacifique
Où ma mère, à son aise, à fond,
Comme après l’exorde au sermon,
Goûtait un sommeil angélique.
Mais j’entends le ciel en courroux!
L’air se meut, l’orage s’apprête,
La foudre s’approche de nous.
Brillez, éclairs! vents, battez-vous!
Tombez, torrents! mugis, tempête!
Moi, je sens pleuvoir sur ma tête
L’esprit des pavots les plus doux.