Éloge du risque

Le 26 octobre 2016

Erik ORSENNA

ÉLOGE DU RISQUE

par

M. Érik ORSENNA
délégué de l’Académie française

Séance de rentrée des Cinq académies

le mardi 26 octobre 2016

 

 

 

Le dimanche 9 septembre 1492, voici ce qui est écrit dans le journal de Christophe Colomb :

 « Ce jour-là, ils perdirent complètement de vue la terre. Craignant de ne pas la revoir de longtemps, beaucoup soupiraient et pleuraient. L’Amiral les réconforta tous avec de grandes promesses de maintes terres et richesses, afin qu’ils conservassent espoir et perdissent la peur qu’ils avaient d’un si long chemin. L’Amiral fit ce jour-là dix-neuf lieues et décida d’en compter moins qu’il n’en faisait afin que ses gens ne fussent ni effrayés, ni découragés si le voyage se faisait très long. »

Ainsi, tout le temps de la traversée, Christophe Colomb tint deux journaux, l’un pour dire la vérité ; l’autre pour rassurer. 

Le 6 juillet 1885, au soir, Louis Pasteur note dans son cahier que le petit Joseph Meister, mordu l’avant-veille par un chien, vient de recevoir sa première piqûre. Dans la seringue, une solution faite à partir de la moelle d’un lapin mort de la rage deux semaines plus tôt et, depuis lors, tenue à dessécher dans un flacon. La plupart des membres de son équipe, dont son plus proche collaborateur Émile Roux, ne se jugeaient pas prêts pour tenter le traitement. Les jours passent, les piqures se succèdent emplies de solutions de plus en plus virulentes. L’angoisse monte. Plus personne ne dort sauf Joseph qui, toute la journée, s’amuse avec les animaux du laboratoire. Juillet passe. Puis août. Joseph continue de se porter comme un charme. La rage est vaincue.

 

Risque

Émile Littré, dont j’ai l’immense honneur d’occuper le fauteuil, fait remonter l’origine du mot au verbe latin resecare : couper. D’autres dictionnaires mentionnent le grec byzantin rhizocon : hasard. Je veux croire qu’ils ont raison ensemble. Prendre un risque, c’est vouloir rompre avec le convenu, avec le prévu des jours. Et la réussite, qui peut suivre le risque, doit toujours à la chance, c’est à dire à cet improbable rendez-vous qu’on appelle le hasard. Sans l’existence des ante ilia, les Antilles, jamais Colomb et ses hommes n’auraient survécu : ils avaient épuisé toutes leurs ressources. 

Cette affaire de la vaccination, si bien décrite par Jean-François Bach, déborde largement la médecine. Elle exprime le mal français. Au-delà d’une aversion au risque, elle révèle une relation rompue entre une grande partie de notre pays, ex patrie des Lumières, avec le Savoir. La dérive de notre École raconte la même histoire triste. 

Ce haut mal, dont nous n’avons d’ailleurs pas le monopole, vient d’un couple sinistre, celui que forment la défiance et le déni. 

La défiance peut s’expliquer, voire s’excuser. Le sang contaminé, la coûteuse panique face à la grippe H1N1, le scandale du Médiator n’ont pas fait de bien à la confiance. La théorie du complot existait bien avant. Elle s’en est trouvée confortée. D’autant que le déni lui apporte un renfort massif et permanent. Accrochés au mirage de notre gloire passée, nous préférons ignorer les faits plutôt que de recevoir d’eux la très mauvaise nouvelle de notre déclin. C’est la Reine qui casse son miroir plutôt qu’y apprendre que Blanche-Neige, désormais, la surpasse en beauté.

Et pour que pousse et grandisse et prospère et s’épanouisse le déni, pas de terreau plus fertile qu’internet, incomparable réservoir de connaissances en même temps que catalogue inépuisable et sans cesse renouvelé des infinies variantes de la fausseté et de la malhonnêteté. 

Fascinant et terrible univers que celui de la Toile, où l’opinion la plus délirante voisine avec l’exposé le plus rigoureux. Jungle vertigineuse où coexistent ainsi transparence et obscurantisme. Science et Démocratie n’ont ni le même objet, ni les mêmes méthodes. Il va bien falloir admettre, une bonne fois pour toutes, qu’il y a des opinions FAUSSES. Et qu’il y a des opinions à combattre, de toutes ses forces, car ces opinions-là tuent, par exemple celles qui refusent les vaccins. 

Nous connaissons la maxime, bon résumé désabusé de la condition humaine : tout ce qui est simple est faux. Tout ce qui ne l’est pas est inutilisable. Dans ce monde de plus en plus complexe, de plus en plus préfèrent s’accrocher à des solutions simples. Et qu’importe si les « élites » autoproclamées les disent fausses. Ces mêmes élites n’ont-elles pas montré la voie du déni, en refusant, par exemple, de voir que les folies bureaucratiques de Bruxelles tuaient l’Europe. Au lieu de crier au loup « populisme, populisme », regardons-y de plus près. Ce qu’on appelle « populisme », et qui gagne partout dans le monde, s’appuie sur la peur pour proposer de l’inacceptable. Mais c’est aussi la réponse du berger à la bergère, un refus du Réel tirant prétexte et nourriture de bien d’autres refus antérieurs. Vous souvenez vous de ceux, hélas de ma famille politique, qui osaient parler de « sentiment d’insécurité » ? Celui qui nie le risque fabrique le danger. Et engendre les plus mauvaises répliques lorsque se concrétise la menace. 

C’est ainsi que les querelles d’aujourd’hui sur les identités risquent bien d’être balayées bientôt par des interrogations d’une toute autre ampleur. Après nous être longuement demandés qu’est-ce qu’un Français, sans d’ailleurs trouver la réponse, même en remontant aux Gaulois, nous allons devoir répondre à une interrogation d’une toute autre ampleur : qu’est-ce qu’un homme ? Quand, grâce à des manipulations aujourd’hui faciles, on peut manipuler la génétique, que restera-t-il de notre espèce ? 

Jusqu’à présent, la médecine avait pour mission de NOUS RÉPARER. Comment lui refuser ces moyens accrus de soins ? Mais résistera-t-elle, ou plutôt jusqu’à quand résistera-t-elle au pouvoir de NOUS AUGMENTER ? 

Mesdames et Messieurs, à cette seule évocation du TRANSHUMANISME, j’en vois beaucoup, parmi vous, qui vacillent. Soucieux de votre équilibre, je vous propose de revenir au présent. Si pour reprendre pied, nous nous offrions une petite visite de la finance ? 

Hélas, nous allons y découvrir d’autres motifs d’intranquillité. Décidément, l’époque est aux vertiges. 

Finance, pays du risque, s’il en est. 
À quoi sert la finance ? À trouver de l’argent pour que des projets se réalisent. 
À quoi sert un taux d’intérêt ? À rémunérer celui qui prête, celui qui aide à la réalisation des projets. 
Alors prêtons vraie attention à la nouvelle du jour : les intérêts à taux zéro. 
Ou, même encore, plus fort : des intérêts à taux... négatifs. 
Qu’est-ce que le taux d’intérêt ? La valeur donnée au temps. 
Que signifient des taux zéro ? 

Vieil économiste, je sais bien qu’ils reflètent, en surface, l’équilibre du marché entre l’offre de monnaie des banques centrales, pléthorique, et la rareté de la demande d’investissement, du fait de l’épuisement de la croissance.
Mais au-delà ?
Je répète : des intérêts à taux zéro.

Écoutons cette expression : « taux zéro ». Elle nous dit tranquillement, et sans en avoir l’air, que le temps, aujourd’hui, ne vaut plus rien. Seul le présent compte. C’est l’autre visage du « tout, tout de suite » des enfants gâtés. 

C’est pour cela que faire l’éloge du risque, c’est faire l’éloge du temps. C’est faire l’éloge de l’obstination. C’est faire aussi l’éloge de la solitude face à la foule. Il est seul, celui qui risque. Il est seul, Colomb, face à son équipage qui meurt de peur. Il est seul, Pasteur, à l’heure de traiter Joseph Meister. Il est seul Hamburger, quand il décide la première greffe. Ils sont seuls les artistes, avant de remplir les musées et enflammer les salles de vente. Merci, Édith Canat de Chizy ! Grâce à vous, nous avons entendu ici retentir les cris de Van Gogh, de Nicolas de Staël. C’est pour nous, qu’ils ont dépassé les limites du connu. Pour arracher nos regards à la gangue de l’habitude. C’est pour nous qu’en franchissant les frontières du raisonnable ils ont fini par perdre la raison. 

Hommage et gratitude à ceux qui explorent, qui créent, qui entreprennent : ils agrandissent la vie. Il y a, bien sûr, plus que de l’utilité, de la nécessité à trier dans l’avalanche des productions le bon grain et l’ivraie. Et loin de moi l’idée de mépriser ceux qui glosent et commentent. À condition qu’ils respectent d’abord ceux qui paient de leurs personnes. On en voit trop, dans les ports, trop qui sans jamais s’embarquer eux-mêmes, trop qui sans quitter jamais la tranquillité de la terre ferme et la chaleur d’un bon pub, bref trop qui sans jamais RIEN risquer, distribuent bons et mauvais points aux marins ayant osé un beau jour larguer les amarres et affronter les tempêtes... 

Comme disait Aristote, il y a trois catégories d’êtres humains : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. Ou comme disait en d’autres termes François Truffaut, on n’a jamais vu un enfant rêver de devenir ... Critique de cinéma. Souhaitons nous de rêver, souhaitons nous d’aller sur la mer. 

Bien au chaud sous cette coupole solennelle, et raisonnablement protégés des périls par des gardes que je salue, souhaitons que cet après-midi d’automne vous ait aidés à distinguer, dans la famille des risques, les bons des mauvais, les tout à fait fondés des totalement imaginaires, les fertiles des suicidaires. Les risques privés des risques publics. 

Comme, après une accalmie qu’on avait cru pouvoir penser définitive, les temps reviennent à la violence, toute baisse de vigilance relève de la naïveté, de l’irresponsabilité, du déni ci-dessus dénoncé. Ce qui-vive obligé ne doit pas se changer en repli, en refus, en prudence.

À défaut de nous tuer tous, que veulent ceux qui nous attaquent ? Nous interdire la gaieté, la musique, la liberté. Nous interdire de vivre.

Et justement, repassons le fil de nos vies. 

Dans la sphère de l’intime qu’avons-nous fait de bien, de vraiment bien, dictés par la Précaution ? 

Le meilleur d’une existence, tout le meilleur vient du risque. Car tout risque vient d’un rêve. Et d’une étrange générosité, d’une persistance en nous de l’enfance. Vous savez comment on l’appelle, cette générosité, ce morceau d’enfance en nous préservé ? Tout simplement la confiance. 

N’oublions jamais que la défiance est une avarice. Celui qui d’abord se défie est un avaricieux. Car il ne prête à personne. À commencer par lui-même. Responsable ? À l’évidence. Mais précautionneux jamais. Vous voulez un exemple ? Aimer. 

Quel plus grand risque qu’aimer ? Quelle plus absolue mise à nu ? Quel plus total lâcher-prise ? On y pose les armes. On y brûle ses vaisseaux. Mais quelle plus grande certitude que ne pas aimer ? La certitude d’avoir manqué sa vie.