Éloge de M. Florian

Le 10 septembre 1812

Charles LACRETELLE Jeune

ÉLOGE

DE M. DE FLORIAN[1]

PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 10 SEPTEMBRE 1812,

PAR CHARLES LACRETELLE.

 

 

MESSIEURS,

La seconde classe de l’Institut veut acquitter envers la mémoire de Florian le tribut que l’Académie française ne put lui payer. Ce devoir, elle l’a déjà rempli pour plusieurs académiciens morts à la même époque, et dans de fatales circonstances. Je me félicite d’être aujourd’hui son interprète. Je sais tout ce qu’inspire le nom de Florian. Combien d’hommes lui ont dû de beaux rêves ! ils ont perdu beaucoup d’illusions, et ils aiment toujours Florian. Les jeunes gens reconnaissent dans ses ouvrages les sentiments dont ils sont animés. On les chagrine quand on les avertit que Florian a trop peint le beau idéal de la société. Les mères permettent à leurs filles, et recommandent à leurs fils, la lecture d’un auteur dont le style gracieux a toujours retracé des plaisirs purs, de saintes affections et de chastes amours. L’enfance répète ses fables après celles de la Fontaine.

Je voudrais vous le peindre tel que je l’ai moi-même connu. Tout me commande d’être rapide. La vie de Florian fut longtemps remplie par le bonheur, c’est presque dire qu’elle offre peu d’événements. Le nombre de ses ouvrages défend une longue analyse, leur agrément l’interdit encore plus. J’écarterai toute exagération du faible hommage que je vais rendre à son caractère et à ses écrits. Les éloges des gens de lettres, de ceux qui furent vos confrères, doivent avoir la ressemblance et la fidélité des portraits de famille.

Jean-Pierre-Claris de Florian naquit en 1755, au château de Florian, dans les basses Cévennes. Ses ouvrages nous fournissent divers renseignements sur les premières années de sa vie ; il en parlait fréquemment à ses amis. Les gens de lettres ont souvent imité dans leur reconnaissance cette touchante énumération qu’a faite un sage, des bienfaits qu’il reçut de ses divers instituteurs ; ils aiment à rappeler les soins de leurs premiers guides. Presque tous ont nommé avec prédilection leur mère, comme ayant fait naître en eux les premières pensées de la vertu ou les premiers germes du talent. La mère de Florian était une flemme aimable, spirituelle, et qui ne cherchait ses plaisirs que dans ses devoirs. Il eut le malheur de la perdre dans son adolescence, et il en conservait le souvenir le plus tendre et le plus fidèle ; plusieurs années après sa mort, il en avait fait faire le portrait en la dépeignant à l’artiste telle que son cœur la voyait encore. Quand il composait ses ouvrages, une favorable illusion venait le soutenir et l’inspirer : il croyait les écrire sous les yeux de sa mère. Ses ouvrages réussissaient ; on les vantait ; plus d’une mère l’en avait remercié : la sienne n’était plus, et chacun de ses succès renouvelait sa douleur.

Il passa son enfance dans le château de Florian, que son grand-père avait fait bâtir avec plus de luxe que sa fortune n’en permettait. Ce vieillard cherchait à mériter les bénédictions des habitants de la belle vallée d’Anduze ; mais il ne put goûter avec sécurité les plaisirs de la bienfaisance, parce qu’il avait d’abord cherché ceux du faste. Des dettes considérables faisaient le tourment de sa vieillesse. Le jeune Florian réussissait quelquefois à le distraire de ses chagrins, et le soin d’amuser celui qu’il honorait fut le premier développement de son esprit.

Il n’avait que huit ans quand son grand-père mourut. Son père s’imposa le devoir d’acquitter les charges d’une succession obérée, et ne fut point heureux dans les soins qu’il prit pour améliorer son héritage. Le jeune Florian, mis en pension à Sainte-Hippolyte, n’y trouva point des instituteurs distingués qui pussent lui donner un sentiment profond du génie des anciens : aussi ne connut-il pas assez le bienfait de ces études sévères qui ajoutent le don de la force à un talent né pour la grâce. Sa première renommée fut celle d’un enfant aimable. Sa gaieté vive et franche se conciliait avec un soin de plaire que favorisait une heureuse physionomie.

Le marquis de Florian, frère aîné de son père, avait épousé une des nièces de Voltaire, et venait le visiter souvent. Il lui parla un jour de son neveu avec le vif intérêt qu’éprouvait pour lui sa famille Voltaire voulut le voir. Florian fut conduit à Ferney : quel supplément à des études superficielles ! Il vit Voltaire à un âge où il ne pouvait encore être ébloui par sa gloire, ni intimidé par son génie. Il jouait auprès de l’auteur de Mérope, qui souriait aux saillies d’un enfant spirituel. Aimé de chacun dans cet asile, il recevait les leçons, ou égayait les soirées des deux nièces de Voltaire et de la nièce du grand Corneille. C’était à une telle école qu’il apprenait les vers de Zaïre et du Cid. Il assistait au cercle de famille où l’auteur de Zadig contait ; tout lui fut facile dès qu’il voulut conter. Déjà il connaissait mieux les différents titres de gloire de l’homme de génie avec lequel il avait le bonheur de s’entretenir : son admiration croissait sans lui faire éprouver de contrainte.

Un des avantages de la vie de Florian fut d’avoir toujours sous les yeux les actes de bienfaisance qu’il était appelé à célébrer. L’établissement d’une colonie active, où deux cents familles trouvaient un asile et l’aisance, n’était pour Voltaire qu’un délassement à d’innombrables travaux. Ferney, par les progrès de son industrie, offrait une suite d’enchantements ; mais toute l’attention se portait sur l’enchanteur : s’il étonnait de loin, de près il étonnait encore davantage. Qui venait étudier le secret de son activité, renonçait bientôt à concevoir ce prodige. Sa conversation avait la magie de ses poésies légères et le charme diversifié de ses lettres. Il était impossible de ne point éprouver auprès de lui le besoin de la gloire et l’amour du travail. Mais l’éclat de ses chefs-d’œuvre, l’agitation de sa vie, la mobilité de son caractère, qui avait multiplié les ressources de son talent, ne permettaient pas la plus légère intention de rivalité. Un merveilleux esprit de conduite et de fougueux caprices, la raison la plus sûre et des pensées indiscrètes, une politesse qui rappelait les plus beaux jours du siècle de Louis XIV, et quelques écarts qui rappelaient la Régence, enfin une vieillesse comblée de gloire, mais trop ennemie du repos, tout disait au jeune homme : Admire, et ne tente pas d’imiter.

Florian quitta Ferney pour se rendre au château d’Anet, habité par le vertueux duc de Penthièvre. Quel contraste ! c’était celui de l’éternel mouvement et de l’éternel repos[2]. Il y avait pourtant un trait de ressemblance entre ces deux demeures ; et c’était la bienfaisance qu’exerçaient autour d’eux le prince et le poëte. Florian fut à quinze ans page de ce prince, qui avait réuni l’héritage du comte de Toulouse avec celui du duc du Maine, et qui retraçait la circonspection et la piété de ces deux élèves de madame de Maintenon. Dès sa jeunesse, il avait imposé à ses passions un silence qui ne fut jamais rompu. Le château d’Anet, tout couvert encore des chiffres de Henri II et de Diane de Poitiers, devint un sanctuaire de paix et de vertu. C’était dans cette retraite ou dans les jardins non moins célèbres de Sceaux que le duc de Penthièvre vivait presque étranger à la cour. S’il échappait aux soucis de la grandeur, il savait moins s’affranchir de l’ennui qui la suit encore plus. Dès qu’il eut auprès de lui Florian, il connut un peu la gaieté. Florian le chérissait avec sincérité le louait avec délicatesse, et l’amusait avec prudence[3].

Il ne vécut qu’un petit nombre d’armées loin de son bienfaiteur, et ce fut pour prendre du service dans un régiment qui portait le nom de ce prince. Le duc de Penthièvre ne négligea pas son avancement, et lui donna bientôt une compagnie. À la vie tranquille et studieuse qu’il venait de mener au château d’Anet, succéda la vie dissipée et souvent oisive des villes de garnison. Chéri de ses compagnons, Florian était l’âme de leurs jeux sans être le censeur importun des penchants qu’il ne partageait pas. Si l’on juge de la manière dont il aima par celle dont il peignit l’amour, il connut plutôt les délicatesses du sentiment que la fougue des liassions. Doué de l’esprit et de la grâce qui font le succès des séducteurs, il fut sincère. Tandis que des poètes frivoles avec étude se fatiguaient à mettre en rimes redoublées l’énumération de leurs faciles conquêtes, se confessaient oh se vantaient de leurs perfidies imaginaires, le chevalier de Florian, capitaine de dragons, d’un caractère gai et d’un esprit piquant, se proposait de rajeunir les peintures de l’amour chevaleresque et même les douces chimères de l’amour pastoral. Il ne cessait de relire les romans et les fabliaux, premières richesses de notre langue, et qu’il faut considérer comme les premiers tableaux du caractère national, puisque, sous des noms fabuleux, on y trouve fidèlement retracées la valeur, la loyauté, les vertus de Duguesclin et de Dunois, de Gaston de Foix et de Bayard. Ainsi. Florian, voué à la profession des armes, et qui aspirait à des succès littéraires, se nourrissait de ces agréables fictions, qui n’ont beaucoup d’influence sur le talent que lorsqu’elles en ont eu sur le caractère.

Le moment vint bientôt, pour lui, de faire un choix entre deux carrières qu’il avait espéré parcourir en même temps. Le duc de Penthièvre lui fit offrir une place de gentilhomme auprès de sa personne ; Florian balança longtemps à l’accepter. Ce n’était point la crainte de la dépendance qui l’arrêtait, puisqu’il s’agissait de vivre auprès de son bienfaiteur ; mais de ses espérances’ de gloire il allait sacrifier celles qui lui étaient les plus chères en s’occupant moins du service. La reconnaissance fit taire l’ambition, et le bonheur le plus pur fut le prix d’une résolution où il était entré du dévouement. Le prince et le jeune auteur firent leurs conventions avant de se réunir ainsi. J’écrirai, dit Florian. — Oui, répondit le prince ; mais je vous recommande d’écrire avec réserve et décence. Jamais une telle condition n’a pu nuire au vrai talent. Florian y fut fidèle.

Ses premières productions avaient annoncé du goût et de la délicatesse, mais on y désirait un coloris plus vif. On le trouva dans le roman pastoral de Galatée, qui plut beaucoup au public, et particulièrement à la cour. En vain Florian avait scrupuleusement averti de tout ce qu’il devait à Cervantes ; on voulait voir dans Galatée une production neuve, parce qu’elle offrait une fraîcheur séduisante. L’auteur, en donnant plus de rapidité à la fable du romancier espagnol, avait varié ses tableaux, bien choisi et bien lié ses épisodes, placé à propos des romances. En satisfaisant les hommes de goût par le mérite d’une composition ingénieuse, il avait obtenu toute la faveur d’un succès de mode, pour avoir quelquefois employé le ton du jour dans un ouvrage où l’on s’attendait si peu à le trouver, Ses bergers et ses bergères avaient une petite teinte de philosophie qui ne paraissait pas alors les déparer. Ce n’était pas précisément l’esprit raffiné des bergers de Fontenelle, encore moins l’érudition galante de Durfé : le langage de ceux de Florian était plus naturel, sans aller cependant jusqu’à la naïveté.

Mais pourquoi examinerait-on avec une critique sévère les ornements répandus dans un genre d’ouvrage qui décrit une nature de convention ? Celui qui condamnerait Florian aurait beaucoup d’objections à faire contre les Idylles de Gesner, quoique celles-ci se rapprochent davantage des églogues antiques. L’un et l’autre ont peint les meilleurs sentiments de l’homme, en oubliant ses travers et ses vices. Doit-on insister beaucoup sur ce reproche ? Nous sommes bien tentés de pardonner à ceux qui embellissent notre portrait.

L’art de donner de la vraisemblance et de l’intérêt à la pastorale est bien plus difficile pour nous qu’il ne l’était chez les anciens. Je n’en donne pas pour raison ce mot tant de fois répété, que les anciens étaient plus près que nous de la nature ; mais leur mythologie avait peuplé les champs de dieux agrestes qui ennoblissaient les bergers dont ils défendaient les troupeaux et partageaient les occupations. Les fictions étaient toutes faites, et les plus riantes avaient un caractère religieux. Les modernes sont bien loin d’avoir des ressources aussi fécondes. Privés du trésor de ces fables, ils n’y peuvent recourir que par de pénibles emprunts, et n’y suppléent qu’en créant un système entier de fictions. Comme ils ont besoin d’une longue préparation, ils ont le plus souvent substitué le roman à l’églogue. Ils content longtemps, parce qu’ils ont beaucoup à exposer. Que de travail ! que d’esprit n’emploient-ils pas pour éviter une monotonie qu’ils ont toujours à craindre ! Dans les pastorales si vantées des Italiens, je vois une fatigante complication de ressorts. Galatée, avec moins de frais, produit plus d’illusion. J’aime ces groupes de chevaliers et de dames castillanes qui se mêlent aux danses des bergers. Les confidences de l’amour ont dû établir entre eux une douce égalité. Cet ermite qui, tous les soirs, fait retentir le vallon des sons de sa harpe et des accents de sa voix plaintive, n’est-ce pas lui qui instruit ces bergers dans l’art du chant ? Voilà un législateur, un Orphée au milieu de ces plaines. Je sais pourquoi les mœurs de ces bergers sont polies ; c’est tout ce que j’avais à demander à l’auteur ; il m’est facile de concevoir qu’elles soient innocentes et pures.

Estelle, qui parut quelques années après Galatée, eut un succès inférieur. La disposition des esprits ne favorisait plus autant ces agréables tableaux. Des symptômes assez sérieux de nos troubles politiques excitaient des alarmes sans faire naître la prévoyance. D’ailleurs les bergers de Florian, transportés de l’Estramadure dans le Languedoc, étaient une famille qu’on connaissait déjà. Trop rapprochés, ils produisaient moins d’effet. L’imagination ne concevait pas que, dans le XVIe siècle, il eût existé chez des paysans du Languedoc plus d’aménité, de grâces et de goût qu’il ne s’en trouvait alors à la cour ; enfin, plusieurs personnes désiraient des contrastes. « J’aime beaucoup les bergeries de M. de Florian, disait M. de Thiars, mais j’y voudrais un loup. » Était-elle juste, cette objection si ingénieusement exprimée ? Je ne le crois pas ; l’attrait le plus doux qu’ait pour notre cœur le roman pastoral, le seul qui nous fasse consentir à des fictions peu vraisemblables, c’est de nous placer bien loin du commerce des hommes méchants ou vicieux. Si je les retrouve dans des lieux où je ne les attendais pas, le monde idéal s’est anéanti pour moi.

Le style d’Estelle me paraît avoir plus de variété et de nombre que celui de Galatée. Les beaux sites, les vieux usages, et les fêtes de la patrie de l’auteur, y sont retracés avec des couleurs animées. Dans quelques-unes de ses romances, il avait réussi à se rapprocher du ton des anciens troubadours.

Florian n’était pas errant comme eux, mais comme eux il avait le privilége d’inspirer partout la joie par ses bons mots, ses contes et ses chansons. Il osait peu se livrer à sa gaieté naturelle en écrivant : c’est un don de l’expérience et même d’une profonde étude que d’être familier et de rire avec ses lecteurs. L’écrivain timide ne cherche que la grâce ; et souvent même sa timidité en est une. Florian, auprès de ses amis, oubliait le ton de ses ouvrages, et même ses succès. Point de langueur avec lui : il faisait la guerre aux longues et tristes discussions par ses saillies, et quelquefois même par des jeux d’enfants. La comédie de société était alors à la mode. Si l’auteur des Deux Billets et du Bon Ménage y paraissait sous le masque de l’enfant de Bergame, on éprouvait mieux qu’une illusion théâtrale : un personnage de convention paraissait complétement dans la nature[4].

Qui n’aime cet Arlequin dont Florian, dans son petit théâtre, a moins reproduit la balourdise que la gentillesse ? Toujours enfant dans les différents âges de la vie, toujours le même dans les différentes fortunes, son Arlequin remplit tous les devoirs, et n’en a étudié aucun ; chez lui je ne sais quel instinct supplée à la réflexion ; on l’environne de piéges, il tombe dans de fréquentes méprises ; mais il possède un talisman qui le sauve, c’est sa bonté et l’intérêt qu’elle inspire.

Les succès qu’obtenaient au théâtre les Deux Billets le Bon Ménage, la Bonne Mère, les Jumeaux de Bergame, et le Bon Père, embellissaient la carrière d’ailleurs si fortunée du jeune auteur. On voyait s’échapper de sa plume, avec une rare facilité, les Nouvelles et les Contes en vers. Quoiqu’il fût toujours réservé dans ce genre, où l’on s’est trop habitué à chercher une autre espèce d’agrément, il plaisait, il intéressait surtout quand il avait à peindre les mœurs chevaleresques. Ses Nouvelles se rapprochaient des Contes moraux de Marmontel. Cet académicien distingué fut enchanté du succès de son jeune rival ; il disait de lui : La nature lui a dit : « Conte ».

C’était en 1779, et à l’âge de vingt-quatre ans, que Florian avait fait son début littéraire. Dans l’année 1788, outre les ouvrages dont nous venons de parler, on connaissait de lui un grand nombre de romances et de poésies fugitives ; il avait publié Numa Pompilius, remporté deux fois le prix de poésie au jugement de l’Académie française, composé l’Éloge de Louis XII, et enfin commencé la traduction de Don Quichotte. Cette fécondité étonne encore plus si l’on considère que le style de ses ouvrages est d’une correction remarquable. Personne ne se défiait plus que Florian de ses premières inspirations. Ses amis même ont souvent regretté qu’il condamnât comme des esquisses informes ce qui leur avait paru des tableaux presque achevés ; ils lui recommandaient en même temps de ne pas vouloir trop finir des productions qui supposent quelque négligence, et de ne pas trop hâter la publication d’ouvrages qui exigent une longue étude.

Mais voici ce qui redoublait en lui l’activité du travail. Il avait perdu son père, et celui-ci avait laissé des dettes qui surpassaient de beaucoup ses biens. L’honneur et la piété filiale ne permirent pas au chevalier de Florian un moment de repos. Il y a une sorte de bénédiction répandue sur les ouvrages inspirés par le désir de faire des actions nobles et touchantes. Ceux de Florian avaient un débit prodigieux Tout fut réparé, tout fut acquitté ; il put encore pourvoir aux besoins des vieux serviteurs de sa famille, et, comme les bergers bienfaisants qu’il avait peints, donner à l’un une chaumière, à l’autre un troupeau. Il retirait encore de ses ouvrages un autre plaisir : c’était celui de pouvoir ajouter quelque chose aux bienfaits nombreux du duc de Penthièvre[5]. On eût dit que le public avait lu dans le cœur de Florian, et deviné sa vie, tant il portait d’affection à cet auteur. Il le désigna aux suffrages de l’Académie française, dans cette même année 1788 : Florian n’avait encore que trente-trois ans. Ce fut avec des transports de joie qu’il obtint ce bonheur inespéré. Plusieurs de vous, Messieurs, se rappellent quelle fut la vivacité de ses remercîments, et l’engagement qu’il prit de vouer sa vie au travail, lorsqu’elle avait déjà été si laborieuse. Aimable auteur ! hâte-toi, l’horizon s’est obscurci, un cruel orage va s’élever, il interrompera tes doux chants, et peut-être hâte-toi, remplis chacun des jours que tu dois à la gloire et à l’amitié.

Florian les remplit ces jours qui devaient être terminés si promptement, et voici l’époque où sa gloire littéraire est appuyée sur deux titres supérieurs à toutes ses autres productions, son Précis historique sur les Maures et ses Fables. Mais avant d’en parler, je dois dire un mot de ses deux ouvrages les plus étendus et les plus imparfaits.

Numa Pompilius et Gonzalve de Cordoue ont les défauts d’un genre indéterminé ; défauts qui ne sont cependant point insurmontables, puisque le Télémaque, cette production si originale, fait sur nous l’effet de la traduction la plus fidèle d’un beau poème de l’antiquité. Mais c’est précisément cette couleur antique qu’on cherche en vain dans Numa. Plus l’auteur y a multiplié les peintures fraîches et même pastorales, moins on croit assister au premier âge des Romains, moins on retrouve les institutions sévères des conquérants dit monde. L’histoire est trop voilée dans Numa., et la fable ne s’y montre point avec assez de prestige.

Quant à Gonzalve de Cordoue, ce roman historique fait une sorte de violence à l’imagination ; elle ne peut supporter de voir attribuer la franchise et la générosité de nos chevaliers à un capitaine qui ne seconda que trop les perfidies de Ferdinand le Catholique, et qui eut la triste gloire d’en inventer plusieurs.

Mais tout est pur, tout est noble dans le Précis historique sur les Maures qui précède le roman de Gonzalve. On regrette les bornes étroites du tableau ; mais on le trouve parfaitement rempli. C’est le ton, c’est la philosophie de l’histoire ; tous les aperçus sont clairs, et ils sont vastes. Que de choses l’auteur avait à décrire, et comme il règne dans ses descriptions un mouvement naturel et libre ! Les Maures y sont représentés comme un peuple qui doit son existence à l’enthousiasme, et qui disparaît lorsque l’enthousiasme a cessé. On les voit détruire, dans toutes les contrées qu’ils parcourent, la civilisation établie ; mais pour en créer une nouvelle, s’élancer de l’Asie sur l’Afrique, de l’Afrique sur l’Europe, terribles sous Kaled, bienfaisants sous Amrou, fanatiques et ignorants sous Omar, lettrés sous Alamon, galants sous Abdérame, céder à toute l’ivresse des voluptés ; et seuls, entre tous les Orientaux, connaître les délicatesses de l’amour ; enfin, transporter dans les palais magnifiques bâtis à Grenade, à Cordoue, l’hospitalité qu’ils exerçaient sous les tentes du désert.

Les amis de Florian le pressèrent de faire de nouveaux pas dans la carrière historique où il débutait si heureusement. La Harpe loua beaucoup le Précis sur les Maures, et ne dissimula pas les défauts de Gonzalve de Cordoue. Florian méritait d’avoir des amis sévères. Il aimait à être averti, et se plaisait à encourager. Quoique jeune encore, il était le guide de plusieurs littérateurs, demandait des conseils avec sincérité, et les donnait avec la grâce qui persuade ; il répétait souvent aux gens de lettres ces vers de l’une de ses fables :

Marchons ensemble en paix,
Le chemin est assez mauvais
Sans nous jeter encor des pierres.

Il pratiqua cette leçon, profita des critiques modérées, fit tomber par son silence des critiques injustes, diminua le nombre de ses ennemis en vivant comme s’il n’en avait pas, et, pour donner plus de chagrin aux envieux, il publia ses fables.

Les Fables de Florian, qui plaisent à toutes les classes de lecteurs, ont un charme de plus pour ses amis. C’est là qu’ils retrouvent le mieux sa physionomie et son caractère. Ils croient l’entendre encore causer, raconter, jouer avec l’enfance. L’apologue l’a mis plus à son aise pour attaquer des travers et des ridicules ; ors jouit enfin de toute sa gaieté.

À peine ses fables furent-elles publiées, que l’opinion des gens de lettres lui donna la place de second fabuliste français. Lamotte Houdard rappelle moins que lui le modèle qu’on ne peut égaler. L’esprit, et même l’invention dans ce genre, ne peuvent tenir lieu de l’heureux don d’intéresser aux plus petits objets : Florian le possède. Un écrivain plus exercé que moi à l’analyse des beautés littéraires, et habile à les apprécier avec un style qui paraît les reproduire, saurait vous montrer dans les fables de Florian des exemples nombreux de ces heureuses négligences, qui, en faisant oublier l’art, en sont quelquefois la combinaison la plus adroite, de ces rapprochements inattendus qui agrandissent la scène, ou qui l’égayent, de cette fine satire qui parait de l’enjouement et même de la naïveté. Comme son modèle, Florian varie ses cadres et ses couleurs. La Sarigue et ses petits n’a point l’action d’une fable, mais c’est là que se trouve ce vers si souvent répété par la reconnaissance des fils :

L’asile le plus sûr est le sein d’une mère.

Florian termine ainsi la vie patriarcale d’un bon fermier :

Et lorsqu’environné de ses nombreux enfants,
Il jugeait les procès, ou réglait les familles,
Nul n’eût osé mentir devant ses cheveux blancs.

Souvent il arrive par le plus court chemin à une moralité piquante. Veut-il se moquer des auteurs obscurs, il fait paraître Un singe qui montre la lanterne magique ; tous les animaux regardent et n’y voient rien, hormis le dindon, qui croit voir quelque chose :

Le Cicéron moderne
Parlait éloquemment, et ne se lassait point :
Il n’avait oublié qu’un point,
C’était d’éclairer sa lanterne.

Je pourrais rapporter plusieurs traits de ce genre, mais déjà ils sont cités souvent. Dès que les vers d’un fabuliste, confiés à l’enfance, sont bien retenus par elle, sa renommée tend toujours à s’accroître, chaque génération le vante à celle qui la suit : il nous rappelle les premiers jeux de notre imagination et nos premières lueurs de sagesse ; il nous sert d’interprète quand nous voulons donner à nos amis un conseil délicat, à nos inférieurs une douce réprimande, à des hommes puissants une leçon courageuse. Le bon sens du fabuliste ajouté de la force à nos raisonnements, et sa gaieté sert d’excuse à la franchise de nos avis.

Un auteur espagnol, Yriarté, avait fourni à Florian le sujet de plusieurs de ses fables. C’était d’après un conseil de Voltaire que, dès sa première jeunesse, il s’était adonné à la littérature espagnole, négligée en France depuis plus d’un siècle. Il ne cessait de vanter cette mine abandonnée où il venait s’enrichir, et l’indiquait à ses rivaux. Il avait écrit la vie de Cervantes, et rappelé l’intérêt sur les aventures et les malheurs de cet admirable romancier, qui fut mal récompensé chez une nation grave d’avoir égayé sa littérature. Mais ce tribut n’était point assez pour sa reconnaissance, puisqu’il devait Galatée à Cervantes ; Florian voulait faire mieux connaître Don Quichotte aux Français, et relever mille beautés de détail perdues dans une traduction sans élégance. Il mit à cette entreprise tous ses soins, et trop de soins peut-être. Le héros du roman se présente, dans la traduction de Florian, avec beaucoup de noblesse, et porte plus d’agrément dans des discussions où l’on s’étonne de le trouver si sage ; mais son écuyer y perd quelque chose de sa naïveté.

N’accusons point ici le goût de Florian ; une triste cause éteignait par degrés la gaieté de son esprit : son bonheur avait cessé.

Tous les désordres, tous les crimes parcourent cette belle France, où régnaient auparavant tant de douces illusions. Florian oppose tout ce qu’il voit à tout ce qu’il a rêvé, à tout ce qu’il a décrit. L’imagination qui l’entraînait si doucement est devenue un supplice pour lui. Il n’a plus, pour lutter contre le désespoir, que l’habitude du travail. Mais bientôt le travail même ne peut phis faire diversion à ses alarmes, à ses regrets. On l’a déjà plusieurs fois inquiété dans son asile. La reconnaissance et l’affection des habitants de Sceaux ont pu le préserver. La persécution recommence ; on l’arrête ; ils intercèdent encore… on ne les écoute plus. Tous les jours il attend la mort, il la voit.

Un heureux événement a fait cesser les plus grands fléaux et les plus grands crimes. Florian vit encore ; mais combien de ses amis ont succombé ! La liberté qu’il recouvre ne peut arracher de son cœur des souvenirs déchirants. Le chagrin moissonne, au bout de quelques jours, celui qui avait échappé au fer des bourreaux. Florian entrait dans sa quarantième année[6].

Les sujets de deuil étaient tellement répandus sur la France, qu’on s’aperçut à peine de la perte du poète aimable dont le caractère et les productions étaient si généralement chéris. Cependant quelques gens de lettres rendirent à sa mémoire de touchants hommages. La Harpe attendrit sur le sort de son ami les nombreux auditeurs de son cours de littérature. L’auteur d’Œdipe chez Admète dédia sa tragédie d’Abufar aux mânes de Florian.

Les regrets qu’inspirait à ses amis cette mort prématurée s’augmentèrent à mesure qu’ils purent espérer du bonheur Pour leur patrie et pour eux-mêmes, à mesure que le calme se rétablit parmi nous, au milieu des travaux de la gloire, à mesure que les lettres rentrèrent dans leurs anciens asiles, et sous le joug salutaire de leurs anciennes lois. Je me dis aujourd’hui : Quelle eût été l’émotion de Florian, s’il eût assisté à cette séance consacrée à perpétuer la mémoire d’une de ces actions généreuses qu’il se plut toujours à célébrer ! Il laissera une mémoire chérie, l’écrivain qui se sentit appelé à cet emploi, et prouva sa mission par les plus doux succès. Heureux les jeunes gens qui, dans un temps fertile en actions héroïques, en nobles dévouements, mettent leur gloire à les retracer ! Pour eux tout est facile, le travail qui ennoblit leur talent est le même que celui qui élève leur âme. Ils reconnaissent que la plus belle des études est de lire dans le cœur de l’homme de bien, ils y lisent longtemps pour ne point adresser à la vertu ces vulgaires et froids hommages qui en sont la profanation. Ainsi le nom de Florian nous a ramené au touchant objet de cette séance ; vous avez pensé, Messieurs, qu’il en augmenterait l’intérêt. Puisse la sincérité de mes expressions, à défaut de tout autre mérite, avoir rempli votre attente !

 

[1] Cet éloge a été prononcé le jour où l’Académie française a décerné le prix au poëme de M. Millevoye, sur le dévouement de Goffin.

[2] Cette expression est empruntée d’une des plus belles élégies de notre langue, le Jour des Morts, par M. le comte de Fontanes.

[3] L’affection que le duc de Penthièvre éprouvait pour le chevalier de Florian était vraiment celle d’un père. Il réprimait doucement les étourderies du jeune page, et ne pouvait quelquefois s’empêcher d’y sourire. Comme celui-ci l’avait alarmé par deux ou trois courses nocturnes, le prince venait le soir l’enfermer dans sa chambre. Florian contracta de bonne heure, et garda toujours l’habitude de lui lire les premières ébauches de ses productions. Malgré sa réserve, il avait encore à craindre les scrupules de son protecteur : aussi faisait-il précéder cette lecture d’une sorte de préface qui disposait le prince à l’indulgence et même à la gaieté. Cependant il y avait de longs combats entre eux, lorsque Florian avait fait une pièce de théâtre ; le duc de Penthièvre refusait d’abord de l’entendre, et puis finissait par la laisser jouer devant lui, et même par en accepter la dédicace. C’est ce qui arriva pour la comédie du Bon Père. Florian l’avait composée pour être jouée le jour de la fête de ce prince. Il espérait la faire passer à l’aide d’une de ces surprises qui sont si facilement tolérées dans une telle occasion ; mais son secret fut découvert, et la pièce parut être condamnée sans retour. Cependant Florian ne désespéra point de faire cesser un refus qui chagrinait une nombreuse et brillante société. Il s’avança sous le masque d’Arlequin, et parodiant de la manière la plus aimable le fa­meux sarcasme de Molière, il dit : « Nous espérions vous donner aujourd’hui « la comédie du Bon Père, mais M. le duc de Penthièvre ne veut pas qu’on le « joue. » Le prince fut obligé de céder, s’amusa beaucoup et fut vivement ému pendant la représentation.

Le duc de Penthièvre, en montrant de la complaisance pour les goûts du chevalier de Florian, le trouvait toujours prêt à se conformer aux siens. Il était accompagné par lui dans une visite qu’il avait coutume de faire tous les ans à la Trappe ; ils y passaient quelques jours, et Florian en profitait au moins pour ses études. Cette retraite lui avait causé plus d’ennui lorsqu’il était page. La prière commune à laquelle il était obligé d’assister lui paraissait d’une longueur insupportable. Il n’y avait pas de temps limité pour cette prière ; les religieux prosternés à terre ne se levaient qu’au moment où leur abbé donnait un coup sur sa stalle. Le page perdit une fois patience, et, pour devancer le signal accoutumé, pendant que l’abbé était enseveli dans une profonde méditation, il frappe sur une stalle, les religieux se lèvent. L’un d’eux, s’apercevant de la méprise, témoigne quelque impatience contre l’étourdi ; le page revenait à côté de son prince, et, les yeux baissés, écoutait une réprimande, lorsque le solitaire qui avait eu le malheur de se scandaliser, s’avance vers lui, tombe à ses genoux, et lui demande pardon. On conçoit quelle dut être la confusion de Florian. Yorick, dans le Voyage sentimental, ne fut pas déconcerté davantage par la douceur du Franciscain envers lequel il s’était montré dur et peu charitable.

[4] C’était chez le comte d’Argental que le chevalier de Florian jouait le plus souvent la comédie de société. Il avait été facile à un élève de Voltaire d’obtenir l’amitié d’un vieillard qui vivait pour aimer, pour obliger et pour défendre son illustre ami. En jouant le rôle d’Arlequin dans une comédie de Marivaux, Florian imagina de présenter ce personnage sous un nouvel aspect. Marivaux avait donné à son Arlequin beaucoup d’esprit et un bon cœur, en lui conservant la balourdise et tous les défauts dont les Italiens ont fait son attribut. Florian l’embellit en le rendant meilleur. Mais, loin de se montrer ingrat envers Marivaux, il n’avait que trop d’admiration pour les ouvrages de cet ingénieux et subtil observateur.

[5] Chaque fois que le chevalier de Florian avait touché le prix d’un de ses ouvrages, il ne manquait pas d’en porter une partie au curé de Saint-Eustache, qui était chargé de distribuer les aumônes abondantes du duc de Penthièvre.

[6] On se rappelle que les prisons ne s’ouvrirent que deux ou trois mois après la journée du 9 thermidor. Florian fut du petit nombre des détenus qui sortirent peu de jours après cet heureux événement. Il dut sa liberté aux soins d’un homme qui mérita les bénédictions de toutes les familles : c’était M. le comte de Boissy-d’Anglas, alors député à la Convention, et aujourd’hui séna­teur. Florian, vivement touché du zèle de son ami et de son compatriote, fut reconduit par lui dans l’appartement qu’il occupait à Sceaux. La langueur qu’il éprouvait au sortir de sa prison ne présentait d’abord aucun caractère alarmant. Il lut à M. de Boissy et à M. Ducis une de ses productions qu’il chérissait beaucoup, Éliézer, ouvrage où, malgré quelques tableaux pathétiques, on aperçoit plutôt la tristesse dont l’auteur était poursuivi que la douce mélancolie qu’il eût voulu exprimer. Il s’efforçait de revenir à ses études, lorsque, atteint d’une fièvre maligne, il mourut au bout de trois jours.

Ce que nous venons de dire d’Éliézer s’applique encore plus à un autre ouvrage posthume de Florian, Guillaume-Tell. Des couleurs peu animées y laissent sentir tous les défauts d’un plan tracé sans vigueur.