Discours sur les prix de vertu 1953

Le 10 décembre 1953

André MAUROIS

Discours sur les prix de vertu

PRONONCÉ PAR

M. ANDRÉ MAUROIS

le 10 décembre 1953

 

Messieurs,

Dans une des plus belles nouvelles de Balzac, La Messe de l’athée, on peut lire comment le chirurgien de la Comédie Humaine, l’illustre Desplein, incroyant notoire, faisait dire chaque année une messe pour le repos de l’âme d’un pauvre porteur d’eau, l’auvergnat Bourgeat, qui, au temps où le médecin n’était encore qu’un étudiant, s’était sacrifié pour lui permettre de continuer ses études. Le docteur Bianchon, ami de Desplein, l’ayant vu, non sans surprise, entrer à Saint-Sulpice et entendre avec recueillement une messe de fondation, l’attend à la sortie et demande : « Me direz-vous, mon cher, la raison de votre capucinade ? » Desplein alors lui explique ce qu’a été le dévouement sublime de Bourgeat. Il affirme qu’à ses yeux ce porteur d’eau illettré fut l’être le plus noble qu’il ait rencontré ; que Bourgeat, catholique ardent, lui avait souvent dit qu’il souhaitait, vivant et mort, tous les secours de l’Église ; et que, pour s’acquitter envers ce croyant, lui, Desplein, a pensé que la seule chose qu’il pût offrir à son ami était la satisfaction de ses pieux désirs. « Voilà pourquoi », conclut-il, « chaque année, le jour où se dit cette messe, j’y vais en son nom et récite pour lui les prières voulues. Je dis, avec la bonne foi du douteur : « Mon Dieu, s’il est une sphère où tu mettes après leur mort ceux qui ont été parfaits, pense au bon Bourgeat... » Et le lecteur comprend qu’aux yeux de Balzac, la véritable grandeur de Desplein réside moins en sa science, et en sa virtuosité opératoire, qu’en ce geste secret d’humilité de reconnaissance et de fidélité.

Il me semble aujourd’hui, Messieurs, après avoir ouvert tant de dossiers émouvants où se trouvent réunies les preuves de la charité la plus délicate, que, si l’Académie Française a des jours brillants ou superbes où l’esprit reçoit l’esprit, où la gloire accueille la gloire, son plus beau fleuron est sans doute cette séance pendant laquelle, voulant oublier pour quelques heures les débats littéraires et la pompe où si souvent elle est condamnée, elle se penche avec piété sur le spectacle d’actions généreuses et désintéressées. « S’il fallait », a dit Lacordaire, dresser des autels à quelque chose d’humain, j’aimerais mieux adorer la poussière du cœur que la poussière du génie... » Ceci, Messieurs, est une cérémonie de fondation où chacun de nous vient à son tour, avec humilité, se mettre au service du cœur.

À la vérité je ne crois pas que les missions, en apparence fort diverses, de votre compagnie soient du tout contradictoires. Il n’est ni choquant, ni surprenant, qu’elle passe des prix littéraires aux prix de vertu. Avec les bons sentiments, on peut faire de mauvaise littérature ; on en peut faire aussi des chefs-d’œuvre. Témoin Balzac lui-même qui, deux fois au cours de sa carrière, eut l’heureuse modestie de souhaiter un Prix Montyon : une première fois en 1834 pour Le Médecin de Campagne (et l’Académie alors lui préféra Le Petit Bossu, roman moral de Mme Ulliac-Trémadeuc, choix qui devrait nous inciter, non point au vain regret des erreurs, mais au ferme dessein d’en empêcher le retour), puis en 1846, avec L’Envers de l’Histoire contemporaine, cette étonnante étude sur la charité parisienne.

Ainsi le plus grand des romanciers ne pensait pas du tout qu’il fût impossible de faire de bonne littérature avec de beaux sentiments. Balzac croyait à la poésie de la sainteté. C’est un jeu facile, pour un moraliste amer, que de montrer la vertu s’allant perdre dans l’amour-propre comme les fleuves dans la mer et que de trouver, chaque fois qu’il analyse une grande âme, l’intérêt au fond du creuset. La misan­thropie exerce, sur certains hommes, une séduction irrésistible. En niant la vertu, elle les dispense d’y atteindre. Le pessimisme rassure parce qu’il renonce. Refusant tous les espoirs, il justifie tous les abandons. Bref il rassure les petits esprits en expliquant les grandes actions par des ressorts minuscules. Que j’aime mieux la chaleur de Balzac : « Ne peut-on », dit-il, « se sentir ému d’une pitié profonde au spectacle des misères que Paris enferme dans ses murs ? Saint Vincent de Paul a-t-il eu besoin de l’aiguillon du remords, ou de la vanité blessée, pour se vouer aux enfants abandonnés ? »

Et j’ajouterai : « Balzac a-t-il eu besoin de l’aiguillon du Prix Montyon pour écrire Le Médecin de Campagne ? » Certes non. Ce beau livre était avant tout une confession, un portrait de Balzac lui-même tel qu’il aurait voulu être. « Il n’y a point là d’esprit », dit la charmante Zulma Carraud, « et c’est ce qui me le rend si beau ». Balzac, qui avait le désir de servir et l’ambition de modeler son temps, eût aimé qu’on dît de lui à sa mort, comme de ses Frères de la Consolation : Transiit benefaciendo... Il traversa le monde en faisant le bien, Seulement, parce qu’il était Balzac, les saints dont il peignait les portraits n’ignoraient rien de la nature humaine. Comme leur créateur, ils savaient tout des vices et des crimes. Ils n’en aimaient pas moins l’humanité. « On arrive par la charité », dit Balzac, « à la divine mansuétude que rien n’étonne et ne surprend, de même qu’en amour on arrive à la quiétude sublime du sentiment, sûr de sa force et de sa durée, par une constante pratique des peines et des douceurs... »

Qu’un romancier réaliste ait reconnu la réalité de la vertu n’est pas sans importance sociale. J’entends bien que la vertu consiste à faire et non à décrire. Mais l’exemple engendre l’action. « De même que le mal, le sublime a sa contagion. » Il n’est pas inutile qu’un écrivain peigne, à côté de ses monstres, des héros. Car il donnera ainsi confiance à d’autres hommes. Non que tel soit son dessein conscient. « J’ai écrit simplement », dit notre confrère Paul Claudel, « pour donner satisfaction à un ensemble d’où les spectateurs pourront tirer ce qu’ils voudront. Ils en tireront, j’espère, un avantage spirituel, toutes les règles de la morale une fois observées, ce qui n’est aucune­ment nuisible à la portée d’une œuvre à mon avis, et lui est au contraire très profitable ».

C’est, en effet, le propre des grandes œuvres que le lecteur en tire, au delà du plaisir et de l’admiration, un avantage spirituel. Malgré tout son génie verbal, Hugo ne serait pas un écrivain universel si, à côté des Châtiments, il n’avait eu son œuvre Les Misérables. Tolstoï ne serait pas hi dans le monde entier si ne rayonnait dans ses romans je ne sais quelle bonté égale et robuste. Shakespeare ne dominerait pas toute la littérature dramatique si, après Macbeth et Othello, il n’avait créé Prospéro qui est Shakespeare enfin apaisé et qui ose dire : « Je prends parti pour ma raison plus noble contre ma colère ; il y a quelque chose de plus rare dans la vertu que dans la vengeance. » Bref les plus belles des œuvres, fussent-elles terribles comme Le Roi Lear ou Phèdre, sont exemplaires par quelques-uns de leurs aspects.

Et c’est pourquoi il n’est pas inutile non plus, mais très profitable, que l’Académie, une fois l’an, exalte cette habitude d’être bon qui est la vertu et propose, à ceux qui veulent bien suivre ses cérémonies, des exemples insignes de dévouement et de charité. Il ne s’agit pas ici d’actes héroïques. La nation a d’autres moyens pour les récompenser et d’autres tribunes pour les louer. Nous allons moins, dans nos choix, à la majestueuse excellence du héros qu’à la patiente douceur des vertus statiques. Nous savons que la vertu, comme la vie, est quotidienne. « De même qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, un seul acte de vertu ne fait pas la vertu. » Les longues suites d’actions vertueuses que nous récompensons ici ressemblent plutôt à ces vols immenses d’hirondelles qui tournoient dans nos ciels d’automne

On raconte qu’une jeune religieuse vint, un jour, demander à sainte Thérèse de lui apprendre ce qu’était la sainteté. Elle croyait que cette femme sublime allait lui décrire des mortifications et des extases, mais Thérèse lui ordonna simplement de la suivre dans une maison nouvelle qu’elle venait de fonder. Là, pendant plusieurs mois, ce ne furent qu’embarras, difficultés, contretemps, plaintes et humbles travaux. Il fallait que la cuisine fût faite, les escaliers balayés, et les cœurs hostiles réconciliés. Enfin la jeune carmélite demanda à nouveau quand lui serait enseignée la sainteté ? « La sainteté ? » répondit Thérèse d’Avila, « ce n’est pas autre chose que supporter avec patience et amour une vie qui sera, chaque jour, celle que nous avons vécue dans cette maison. C’est parmi les marmites que marche le Seigneur... » C’est parmi les malades, les enfants, les aveugles ; parmi les pansements, les bassins, les linges souillés, parmi les comptes de cuisine, les tiroirs vides et les bureaux hostiles que marchent ceux et celles que vous proposez aujourd’hui à notre reconnaissance.

Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, que j’énumère tous ceux que vous avez retenus. À la vérité, le récit de ces vies, si louables, ne change guère d’année en année. Depuis quelques millénaires qu’il y a des hommes et qui moralisent, ils n’ont su inventer ni un nouveau péché capital, ni une nouvelle vertu cardinale. Au surplus, le donateur lui-même m’avertit d’être bref, car une phrase de son testament commande que le discours annuel sur les prix de vertu n’excède pas un demi-quart d’heure. Hélas ! M. de Montyon n’a pu, malgré tant de sage rigueur, tordre le cou à notre éloquence. Il faut, Messieurs, que les plaisirs de la prolixité soient bien vifs, puisque ce discours contenu par le fondateur dans de si étroites limites, a, tout au long des années, débordé ses rives et noyé la vertu sous des torrents d’épithètes. Vous me permettrez de me rapprocher au moins des intentions de notre bienfaiteur et de ne vous présenter, parmi vos lauréats, que les plus représentatifs, les autres devant naturellement être cités dans notre palmarès.

À la vérité j’avais formé, lorsque me fut confié le soin de ce discours, d’aller moi-même visiter la plupart des personnes et des œuvres récompensées, afin de vous en présenter une image plus humaine. L’événement, qui est le maître, en a décidé autrement. À peine avais-je commencé ces visites, qu’une atteinte soudaine d’un mal qui exigeait une attention immédiate me contraignit à un doulou­reux repos. J’en sors aujourd’hui pour m’acquitter de la tâche que vous m’aviez confiée ; je n’ai donc pu compléter cette tournée, qui n’eût été ni pastorale, ni académique, mais amicale et fraternelle ; mes forces ont limité mon information et limiteront, si vous le permettez, mon propos.

Je ne puis trouver d’exemple plus complet de courage efficace, modeste et généreux, que celui de Mlle Josette Drécourt, cette jeune fille de seize ans à qui vous avez attribué le Prix Barriol. J’ai été voir Mlle Drécourt et sa mère, dans la petite loge de concierge qu’elles occupent, aux Batignolles, dans une rue populaire. L’immeuble est décrépit, le couloir sombre, la loge étroite, mais on y est accueilli par des visages d’enfants qui sourient et le visiteur s’y sent aussitôt dans le climat de bonheur confiant qui est celui des familles unies.

— Vous voulez voir Josette ? vous dit un garçon. Je vais la chercher.

— Non, moi ! moi ! crient deux enfants blonds, et c’est une ruée joyeuse vers la porte.

Vous restez seul avec la mère, jeune encore et qui a de beaux traits, mais dont le visage fut émacié par la maladie.

— Vous voulez savoir, dit-elle, ce qu’a fait ma fille ? Voici. J’avais déjà eu six enfants quand mon mari m’a quittée. Les deux aînés, des fils, sont partis. L’un s’est engagé, en Indochine ; l’autre travaille dans la culture en Charente. Deux autres petits sont morts. Mon mari est alors revenu et j’ai eu de lui une septième enfant, Ghislaine, la petite blonde que vous venez de voir. Mon accouchement fut très difficile ; la petite, fragile, avait besoin de soins constants. Le père était déjà reparti et nous ne l’avons jamais revu. Je me retrouvai seule avec trois enfants, dont deux malades, et sans aucune pension alimentaire.

« J’avais des aptitudes de garde-malade. Je demandai et obtins des gardes de nuit. Cela m’obligeait à quitter notre petit logement vers six heures du soir pour n’y revenir que le matin, à huit heures. C’est alors que Josette, qui avait dix ans, prit la direction du ménage. Elle était en classe tout le jour. En rentrant, elle passait par la crèche, pour y prendre sa petite sœur, puis revenait à la maison où elle préparait le dîner des enfants, les couchait et faisait le ménage. Le matin, elle levait Ghislaine, la conduisait à la crèche, puis allait elle-même à l’école.

« Le plus pénible était que je ne voyais mes enfants que le dimanche. Le soir, je partais avant leur retour ; le matin, je rentrais après leur départ. Leur maman véritable, c’était Josette. Je correspondais avec elle pour lui donner mes instructions, et elle avec moi pour me donner des nouvelles, par de petites notes que nous laissions sur la table à tout faire. Cela dura ainsi pendant des mois, des années. Enfin je trouvai cette loge de concierge. Mais alors une suite de catastrophes s’abattit sur moi ! Je dus être opérée de la vésicule biliaire et la convalescence fut très longue. À peine remise, je fus renversée par un autobus qui me brisa la rotule. Josette, qui avait maintenant quatorze ans, et suivait un cours d’apprentissage, eut à la fois la responsabilité du foyer et celle de la loge. Elle faisait, avant d’aller travailler, les escaliers de la maison et distribuait le courrier aux locataires. Elle était à la fois concierge, ouvrière, écolière et mère de famille.

« Maintenant, je vais mieux et puis au moins tenir ma loge et m’occuper des enfants. Mais nous avons très peu d’argent, à peine quelques milliers de francs par mois ! Tout récemment encore, le soir, en revenant de son cours, entre sept et neuf, Josette, pour apporter ici quelques ressources supplémentaires, offrait ses services à une dame chargée d’enfants, dont elle cuisait le repas et nettoyait l’appartement. Mais c’était trop de surmenage pour cette enfant. On lui a trouvé une situation d’apprentie dans une maison de fourrures. Dans deux ans, elle gagnera sa vie — et la nôtre. Elle s’y prépare avec ardeur. Seulement elle trouve son instruction insuffisante et suit, chaque jour, des cours du soir de huit à dix heures. Voilà ce qu’a été la vie de ma Josette, de dix ans à seize ans... »

Ce récit avait été fait très simplement et comme si tout cela était naturel. Des voisins ajoutèrent que Mme Drécourt, qui a de belles qualités d’éducatrice, accueille en outre tout le jour, chez elle, des enfants que leurs mères, travaillant au dehors, ne peuvent élever, et qu’elle a recueilli complètement une petite nièce. La loge est petite, mais très bien tenue. Des photographies d’enfants en sont les seuls ornements. Je les regardais et pensais à ces vies difficiles quand un des petits ramena triomphalement Josette. C’est une jolie et fraîche jeune fille aux cheveux noirs, aux yeux de velours. Elle est souriante et son air de sérénité vigoureuse fait plaisir à voir. Elle a trouvé le bonheur là où une autre n’eût vu que sujets de plaintes. « Le royaume des cieux est semblable à un trésor caché. » On m’a dit, dans le quartier, qu’elle fait l’admiration de tous par son sérieux et son dévouement.

Un dernier trait. Vous savez que la fondation Barriol est destinée à doter des jeunes filles. Cette charmante Josette Drécourt se mariera, certes, et heureux celui qui la choisira. Mais elle dit : « Je ne veux pas qu’un mari m’empêche de travailler pour ma mère et pour les enfants. Alors j’ai trouvé un bon prétexte pour revenir ici tous les jours. J’y laisserai la vieille machine à coudre que m’a léguée ma grand-mère. Ainsi, chaque fois que j’aurai un point à faire, je serai ramenée chez nous... » Je crois, Messieurs, que vous ne regretterez pas et même que vous serez fiers d’avoir donné le Prix Barriol à cette jeune Française si simple, si belle et si parfaite. Pour moi, je suis heureux d’avoir eu à faire son éloge sous cette coupole où l’on a coutume d’entendre ceux d’hommes illustres. Cela est bien ainsi. « Ceux qui ont vécu dans les dignités et dans les places relevées ne sont pas les seuls d’entre les mortels dont la mémoire doit être honorée par des éloges publics. »

Je voudrais maintenant vous parler de quelques-unes des œuvres auxquelles sont allés vos prix. Le Livre de l’Aveugle est installé rue Duroc, au sommet d’un immeuble tout entier consacré aux aveugles et qui est presque entièrement administré par eux. Il est émouvant de les voir parcourir, les yeux clos, des couloirs, des escaliers, avec une sûreté de mouvements qui prouve la prodigieuse adaptabilité du corps humain. L’œuvre, que j’ai visitée, est destinée à fournir aux aveugles qui font des études supérieures les ouvrages techniques dont ils ont besoin. Elle est présidée par notre confrère Gabriel Marcel. Depuis 1917, elle a transcrit en Braille cinquante mille volumes sur les mathématiques, la physique, la philosophie, l’histoire, le droit. Les titres vont de La Mécanique ondulatoire de Louis de Broglie à un cours de contentieux administratif. L’œuvre n’hésite pas, et je l’en approuve, à transcrire, s’il le faut, soixante volumes pour aider un seul sujet d’élite à préparer un examen difficile. Aussi les résultats sont-ils remarquables : un major de Polytechnique, plusieurs Normaliens, des docteurs ès lettres, des élèves des Sciences Politiques. En vérité toutes les carrières sont aujourd’hui ouvertes aux aveugles ; toute la culture humaine est mise à leur service. Les résultats sont dus, bien sûr, à l’intelligence et au courage de ces jeunes hommes, mais ils eussent été impossibles sans l’appui du Livre de l’Aveugle. En outre, l’œuvre donne des machines à écrire et des magnétophones, infiniment précieux à l’étudiant aveugle pour enregistrer les cours. On parle souvent des fautes du monde moderne, et elles sont nombreuses. Mettons à son actif et à son honneur de telles institutions qui tem­pèrent les maux engendrés par de cruelles infirmités et permettent à ceux qui n’ont plus leurs yeux, sinon de voir, au moins de savoir.

L’Orphelinat Quenessen a été fondé, à Neuilly, il y a longtemps, par un Canadien français. Son originalité consiste en ceci qu’il reçoit des garçons et des filles, autant que possible de la même famille. Les groupes de quatre frères et sœurs y sont nombreux. L’avantage évident est de maintenir uni le groupe familial. Soixante-douze enfants (trente-six garçons et trente-six filles) y vivent en ce moment, sous la direction des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. La situation financière de l’œuvre est si précaire qu’elle suscite l’angoisse du visiteur. Le capital donné par le fondateur ne rapporte plus aujourd’hui que quinze mille francs par an, le quart d’un mois de chauffage. Or le budget de l’Orphelinat est de plusieurs dizaines de millions. La contribution que l’Académie lui apporte n’est, hélas, qu’une goutte d’eau, mais, comme me l’a dit la Sœur Supérieure, « une goutte d’eau est précieuse à ceux qui sont altérés ». Elle m’a dit aussi : « Le jour de l’Ascension, Monsieur, nous avions six cents francs en caisse et soixante-douze enfants qu’il fallait nourrir. Si je n’avais eu foi en la Providence, j’aurais perdu la tête. Mais nous avons continué comme si l’argent était là, et l’argent est venu. »

L’œuvre Sainte-Madeleine fondée, voici près de cent ans, par la Comtesse de Brigode, a un double but : relever les mères séduites, puis délaissées, et sauver leurs enfants. Elle reçoit gratuitement un grand nombre de filles malheureuses et leur assure une discrétion totale. Catholique par sa charte, l’œuvre accueille les mères non mariées de toutes religions et travaille en liaison avec les mairies, les hôpitaux, les dispensaires. Elle méritait hautement votre attention.

Vous avez donné un prix à l’Entr’aide Catholique France-Afrique, œuvre fondée par les Frères des Écoles Chrétiennes pour soutenir l’École Normale de Toussiana, en Haute-Volta, où sont formés des instituteurs noirs pour les écoles de brousse africaine, et surtout pour créer des liens d’amitié entre collégiens de la région parisienne et ces futurs instituteurs. Les moyens d’action sont des expositions africaines en France, des conférences sur l’Afrique à la suite desquelles des correspondances s’établissent et des cadeaux sont échangés. C’est là une œuvre de jeunes, qui a déjà réussi à intéresser neuf mille écoliers français aux réalités africaines. Cette fraternité sera précieuse. L’Union Française n’a de sens que si elle est une union de cœurs. Or elle peut l’être. Les noirs savent que la France est, de tous les pays blancs, la plus hostile au racisme et qu’en particulier, pour des esprits religieux, toutes les âmes sont égales. J’ai bien souvent constaté, visitant en Amérique des universités noires, la popularité profonde que cette attitude nous avait valu. Des étudiants noirs, qui n’avaient jamais vu la France, chantaient la Marseillaise avec ferveur. Il faut, à la fois pour des raisons morales et pour des fins politiques, que ce sentiment d’égalité soit cultivé, et même qu’il soit renforcé. Tous ceux d’entre nous qui ont eu des amis parmi les races diverses qui composent l’Union Française savent combien ces hommes auxquels nous souhaitons être unis par une fraternité totale, mais que rendent sceptiques de pénibles souvenirs, sont prompts à entrer en méfiance. À nous de créer la confiance en la méritant. Seul l’amour appelle l’amour. Des œuvres comme celle que vous avez justement récompensée aideront à transformer l’idée en sentiment, ce qui est pour les idées la .seule forme de vie durable. Lorsque nous défendons l’Union Française, il ne s’agit pas seulement pour nous de conserver des territoires à la France, mais des esprits à sa culture et des âmes à son culte. Nous sommes fiers, lorsque nous lisons un livre écrit par un Tunisien, un Algérien, un Marocain, par un Soudanais, par un Vietnamien, nous sentons que seule notre langue, avec son infinie richesse de nuances et sa poésie millénaire, a permis à ces jeunes hommes d’exprimer et de connaître leurs sentiments. Ils sont des Français différents de nous, mais ils sont des Français, précieux et chers à la France. Voilà le sens de ce prix accordé par vous, et qui est un Prix de Fraternité.

 

Messieurs, un grand professeur qui fut un fin critique, Paul Desjardins, vint, en 1886, sous cette coupole, assister à la séance des prix de vertu. Dans un article qu’il écrivit le lendemain, il parla de notre salle, d’une solennité troublante dans la pâleur du jour mourant ; de ce discours qui est, dit-il, la seule lecture édifiante que les Pari­siens fassent dans l’année ; et de l’esprit critique un peu lassé par une audition si longue. Il concluait : « La séance est levée ; chacun quitte sa place en désordre ; on s’appelle, on se tend les mains, on sort, très pressé parmi les fourrures et les habits brodés de palmes vertes. Vous voici dehors ; on respire. Le quai s’allonge tristement, avec ses grands arbres sans feuillage ; la Seine scintille sous les premières lumières du soir. Un pâle vendeur de journaux nous crie :

— Demandez ! Demandez le crime de la rue Gay-Lussac !

— Ah ! mon ami, dit une jeune femme qui s’en revenait au bras de son mari, achète le journal et voyons ce crime. Il est si amusant ! Cela va nous reposer de toute cette vertu.

Le sentiment exprimé par cette passante n’est que trop commun. Il faut quelque courage, en notre temps, pour parler de la vertu avec la gravité qui convient. En fut-il toujours ainsi ? Platon n’hésitait pas à faire dialoguer sans fin sur ce thème son maître et ses amis. Me permettez-vous d’imaginer, pour un instant, Socrate au séjour des ombres, interrogeant quelque mort tout frais arrivé qui lui décrirait notre compagnie et cette séance annuelle :

« Réponds-moi, Clinias », demanderait Socrate. « Tu dis bien que ces quarante juges choisissent chaque année, pour les récompenser, les plus vertueux des citoyens ?

— Absolument.

— Par Zeus ! voilà qui est magnifique. Mais dis-moi, Clinias, ces quarante juges, qui les a choisis ?

— Ils se sont choisis eux-mêmes, Socrate.

— Et ce choix a été dicté par leurs vertus ?

— Ma foi non, Socrate. Ils ont été choisis, les uns comme poètes excellents, d’autres comme historiens, d’autres comme soldats ou marins.

— Voilà qui est surprenant, Clinias. Réponds-moi, si tu voulais faire juger de l’excellence d’une chaussure, qui assemblerais-tu ?

— Des cordonniers, bien sûr.

— Et si le choix était parmi des tissus ?

— Des tisserands, évidemment.

— Et si le choix était parmi des gymnastes ?

— Sans doute, Socrate, consulterions-nous des maîtres de gymnastique, mais à quel propos me demandes-tu tout cela ?

— À ce propos que tu reconnais toi-même qu’en chaque circonstance tu consulterais des professionnels. Il est donc naturel que je te demande : ces quarante juges sont-ils vertueux ?

— Cela est naturel, en effet.

— Allons, Clinias, tu te laisses vaincre trop aisément et je vois bien qu’il faut maintenant que je vienne à ton aide. Tous ces arts, dont nous venons de parler, sont des techniques, n’est-ce pas ?

— Hé absolument.

— Mais la vertu est-elle une technique ?

— Je te laisse, Socrate, le soin de répondre.

— La technique du cordonnier nous apprend, n’est-ce pas, comment il faut faire des chaussures, mais elle ne nous dit pas que notre devoir est de faire des chaussures ?

— Evidemment non.

— Mais, pour l’acte vertueux, nous savons à la fois ce qu’il faut faire et qu’il est bien de le faire. Tu es d’accord ?

— Absolument.

— Ne dirons-nous pas aussi que tous les hommes savent ce qui est bien, même quand ils ne le font pas ?

— Nous le dirons, Socrate.

— Donc tes Quarante peuvent être bons juges de vertu sans être eux-mêmes vertueux ?

— Voilà qui est manifeste, Socrate, et je m’en réjouis pour eux. »

J’arrête ici cette pseudo-citation, car j’en voudrais tirer des conséquences plus sérieuses. C’est un fait que le plus grand nombre des hommes savent ce qu’est la vertu et l’admirent ; c’est un fait qu’il y a beaucoup de générosité latente dans les jeunes esprits de ce pays et de ce temps. Pourquoi faut-il, alors, que le goût du public aille, comme celui de la passante de Paul Desjardins, à de « beaux » crimes, à de noirs romans ? La réponse est qu’il n’est pas du tout certain que tel soit le goût du public. Des expériences récentes montrent qu’il s’éloigne de ces charniers, et qu’il va plus volontiers à ceux qui lui parlent de la noblesse de la nature humaine.

D’où vient que Jean Giraudoux, qu’une mort prématurée ne nous permit pas d’accueillir en cette compagnie où il eût si justement occupé le fauteuil de Jean de La Fontaine, conserve et accroît chaque jour son prestige sur le public français ? D’où vient que chaque reprise d’une de ses œuvres est accueillie avec enthousiasme, aussi bien par nous qui fûmes ses amis que par les générations plus jeunes ? Cela tient pour une part à la perfection et à l’originalité de sa forme ; mais pour une autre, non moins grande, à l’image noble et pure qu’il présente d’elle-même à la France. Giraudoux voyait la France semblable aux jeunes filles de ses pièces, belle, droite, ardente et limpide. Il osait parler aux Français de leurs vertus. Or Français et Françaises aiment à se regarder dans le beau miroir qu’il leur tend. Ils ne rougissent plus de leurs vertus, quand ils les voient toutes dorées par les rayons de son lyrisme. Ils découvrent que la France généreuse que Giraudoux leur propose est plus vraie que la France, malade et sans espoir, que d’autres leur décrivent.

On a trop parlé d’une décadence morale de la France. Les Français eux-mêmes ayant la dangereuse habitude de se déprécier, des observateurs étrangers les prennent au mot et acceptent, comme peinture de tout un peuple, ce qui était boutade, déformation artistique ou expression de quelque ressentiment politique. En fait, la France est-elle plus décadente que les autres nations ? Disons d’abord que, si elle l’avait été, elle aurait eu de puissantes excuses. Que si, pendant quelques années, après des souffrances inouïes et des entreprises délibérées de démoralisation ; que si, foyers détruits, familles divisées, esprits désemparés, une génération d’adolescents s’est, pour un temps très court, abandonnée au désespoir, comment s’en étonner ? Chacun juge le marché d’après ce qu’il y a trouvé. Comment ceux qui avaient été les témoins de l’absurde n’eussent-ils constaté l’absurdité du monde ? Comment ceux qui avaient vu chanceler une société n’eussent-ils pas douté de la solidité de ses fondations ?

L’admirable est que ce mal, si profond, soit, si tôt après tant d’horreurs, en évidente régression. Il y a trois ans encore, on eût été tenté de dire : « Oui, seigneur, dans son mal, Rome est trop obstinée ; — Son peuple, qui s’y plaît, en fuit la guérison. » Aujourd’hui, la génération qui assiège nos universités et les plus hautes classes de nos lycées me frappe, au contraire, par son courage. Elle aborde la vie par des plages nues et difficiles. Argent, places, logis, tout manque aux jeunes ménages. Ils se forment pourtant, plus nombreux que jamais, et se jettent, tête baissée, dans la course au bonheur.

« Il vaut mieux parler à l’homme », disait Spinoza, « de sa liberté que de son esclavage ». Il vaut mieux parler aux Français de leurs vertus que de leurs vices. Regardez vivre dans nos faubourgs, dans nos campagnes, les masses travailleuses de ce vieux pays, si jeune. Quelle générosité ! Quelle mesure ! Quel art de vivre et de mourir ! Il y a quelque jour, Messieurs, j’étais dans un lit d’hôpital. Chaque nuit, dans la pénombre, me veillait une jeune infirmière. Elle faisait en souriant ce dur métier et son unique regret, me disait-elle, était que sa santé ne lui permît pas d’aller en Afrique, soigner les enfants d’une léproserie. Telle était sa vocation, car il n’y a pas de limites à la charité. En l’écoutant, je pensais à cette Josette Drécourt que je vous ai décrite et qui, à dix ans, voulait être à la fois ouvrière, écolière et mère de famille ; je pensais à cette religieuse qui, avec six cents francs en caisse et soixante-douze enfants à nourrir, attendait avec confiance le lendemain ; et je me disais, regardant cette jeune bergère d’hommes qui, tout en tricotant, semblait écouter ses voix, qu’un pays tout peuplé de telles femmes a des ressources infinies.

Quant à nous, Messieurs, réjouissons-nous qu’une fois l’an il nous soit donné d’exercer la charité, qui est essentiellement une volonté de patience et de bienveillance envers nos semblables ; et souhaitons que l’on puisse dire de notre compagnie, comme des Frères de la Consolation : Transiit benefaciendo. Elle traversa le monde en faisant le bien.