Discours prononcé lors de la remise du Prix de la latinité à M. Pietro Citati

Le 29 juin 2000

Maurice DRUON

Remise du prix de la Latinité
à M. Pietro Citati

Discours prononcé par M. Maurice Druon

PARIS, le jeudi 29 juin 2000

     Excellence,
     Mes chers confrères,
     Mesdames et Messieurs,

     Il m’est infiniment agréable de pouvoir exprimer à mon tour, à nos amis les Académiciens brésiliens, l’intense joie que nous avons de les revoir ici, à Paris, dans ce vieux Palais Mazarin qui est pour eux, d’une certaine manière, une demeure ancestrale, puisqu’ils nous font l’honneur de rappeler souvent que l’Académie brésilienne des Lettres s’est un peu modelée, à ses débuts, sur l’Académie française.

     Nous voici donc réunis pour célébrer la deuxième édition du Grand Prix de la Latinité. Une année à Rio de Janeiro, une année à Paris. La Seine, qui coule à nos pieds va se jeter dans cet Atlantique qui baigne, à cinq fuseaux horaires de distance, la baie sublime que domine le Corcovado.

     Les institutions gardent toujours quelque chose des conditions de leur naissance, une sorte d’empreinte génétique. On se rappellera le mouvement d’enthousiasme dans lequel fut décidé ce Prix, le 14 juillet 1998, dans le Petit Trianon de Rio, tous les Académiciens brésiliens debout, dans leurs beaux costumes brodés ; une scène qui mériterait tableau, dans le genre du Serment du jeu de Paume. C’était le serment des frères latins.

     Gageons que l’enthousiasme animera toujours ce Prix, et ce qui l’entoure. Nous avons, ce jour-là, ajouté quelque chose à l’histoire des prix littéraires, qui remonte à l’antiquité grecque. Nous savons que les prix sont toujours vitupérés par quelques grincheux, imbus d’une idée un peu excessive d’eux-mêmes qui, ou bien rechignent à toute reconnaissance officielle ou académique accordée par leurs pairs, ou bien estiment qu’ils n’ont pas été assez couronnés, ou bien encore, s’ils l’ont été, considèrent l’ingratitude comme un devoir, afin d’attester leur indépendance.

     À l’opposé, rappelons-nous l’influence heureuse qu’ont pu avoir des lauriers précoces sur tant de carrières, ou bien l’autorité, le surcroît de rayonnement qu’ont pu apporter des lauriers plus tardifs à des têtes blanchies. Plus important encore, ils gardent en éveil l’attention publique sur cette activité essentielle à la vitalité de l’esprit qu’est la littérature.

     Le Prix de la Latinité a ceci de nouveau qu’il est décerné et doté par deux Académies nationales. Cela ne s’était jamais produit auparavant.

     Notre Prix se veut un symbole, symbole des affinités entre deux grands peuples dont les moyens d’échange de la pensée se sont formés à partir de la même racine linguistique, symbole d’affinités solidaires entre ces deux peuples et tous ceux, répartis sur quatre continents, qui ont créé leurs cultures propres en s’abreuvant aux mêmes sources de civilisation.

     Il est une manière de penser, d’apprendre, de ressentir, de calculer, de rêver, de bâtir, de s’indigner et de s’aimer qui est commune à ceux qui parlent l’italien, le français, le castillan, le portugais, le roumain ; ce sont de mêmes valeurs intrinsèques à nos langues maternelles, qui fondent notre dignité de vivre. Nous sommes divers mais nous sommes voisins, nous sommes cousins. Dans un monde que les techniques de communication rétrécissent — car rendons-nous bien compte que la mondialisation est un rétrécissement — nous demandons, nous Latins, qu’on veuille bien nous consentir un peu plus d’espace mental ; nous demandons qu’on nous reconnaisse que nous avons, nous aussi, droit à l’avenir, et que nos cultures méritent mieux que la stérilisation.

     C’est pourquoi nos lauréats doivent être, eux aussi, des symboles. En tout cas, c’est avec ce souci que nous les choisissons. Par leur personne et leurs œuvres, ils doivent incarner et transmettre notre commun héritage. Et si nous les élisons, c’est autant pour les honorer que pour qu’ils illustrent nos communes aspirations.

     Je ne sais s’il en ira toujours ainsi, mais je dois souligner que, pour les deux premières désignations, notre jury, composé à part égale par les délégués de nos deux Compagnies, s’est prononcé à l’unanimité, et j’ose dire une unanimité d’enthousiasme, sur les noms des lauréats.

     Unanimité pour Carlos Fuentes, premier Grand Prix de la Latinité, pour ce romancier, essayiste et diplomate à travers qui s’exprime l’âme du Mexique et qui a su la faire saisir du monde entier. Tant il est vrai que pour devenir universel, il faut avant tout traduire ce que l’on a de particulier. Avec Carlos Fuentes, c’était aussi à toute l’Amérique Latine que nous rendions hommage.

     Unanimité pour Pietro Citati que nous nous honorons de célébrer aujourd’hui. Ce Florentin de naissance, Turinois puis Pisan d’adolescence, et enfin Romain de résidence, s’intitule modestement critique, alors que son vrai titre est celui de penseur. Car sa pensée est une des lumières de notre époque ; il a transcendé la critique littéraire ; et il nous fait cadeau de ce que l’Italie, dans ses siècles comme son instant, peut nous apporter de meilleur dans l’ordre de l’esprit.

     Notre ami Hector Bianciotti, qui est lui-même un combiné, un concentré de toute la latinité, dira bien mieux que moi qui est Citati, ce qu’il a fait, et en quoi sa place et son rôle sont d’exception.

     Mais je relève, non sans joie, que nous fréquentons, lui et moi, le même temple où nous avons de mêmes divinités de prédilection : Alexandre le Grand, Apulée, Goethe, Tolstoï. Pietro Citati pose un regard neuf, pénétrant, original, révélateur, sur des vies et des œuvres qui ont été des phares dans les galeries ouvertes ou souterraines de nos destins. Citati est un nettoyeur de lustres ; il débarrasse leurs cristaux de la poussière scolaire qui s’y est accumulée, et rend à leur lumière toute leur diffraction. Il n’est jusqu’au ciel devant lequel il garde les yeux ouverts, sans plus de forfanterie que de pusillanimité ; il a sa manière propre de soulever les coins du voile et de nous confier ce qu’il aperçoit ; et j’oserais avancer qu’il pratique ce que le cardinal Jean Daniélou, qui fut des nôtres, définissait ainsi : « Cette forme de religion, qui n’est celle d’aucune religion particulière, et qui s’exprime chez les grands poètes. »

     Citati, comme Fuentes, a reçu maintes distinctions au cours de sa vie. Les témoignages d’estime et d’honneur ne lui ont pas manqué. Et pourtant, quand on lui a annoncé, de Rio de Janeiro, par téléphone, que nous lui tendions cette nouvelle couronne, il a, comme Fuentes, réagi avec une joie surprise et presque adolescente. Je pense que c’est à cause de la magie du mot : Latinité.

     Voilà qui nous encourage, car les jurys aussi ont besoin d’encouragements, à poursuivre notre annuelle navigation transocéane.