Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. Jacques de Lacretelle

Le 10 janvier 1985

Maurice RHEIMS

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. Maurice RHEIMS
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

M. Jacques de LACRETELLE[1]
de l’Académie française

séance du 10 janvier 1985

 

Messieurs,

Depuis cinquante ans, chaque jeudi, Jacques de Lacretelle venait ici, s’efforçant, comme chacun de nous, de recueillir quelques rumeurs du passé. Ce dernier automne, il était encore dans cette salle, droit, visage impassible rompu soudain par un sourire. Sans le secours d’une main fraternelle, en dépit de grandes misères qu’il tenait cachées, il allait rejoindre sa place pour participer à nos travaux.

Je le sais, dans notre maison, — particulièrement un jour de deuil, — à l’instant de nous remémorer un confrère, il n’est guère d’usage d’évoquer ses traits, mais comment résister, lui, dont Marcel Proust disait à Paul Morand qu’il était le plus bel homme de la terre. Jacques de Lacretelle était devenu notre Doyen et lorsque, par bonne fortune, nous le croisions, nous nous retournions — comment dirai-je — rassurés : il existerait donc des êtres contre lesquels le temps n’a guère de prise.

Sculpture ! Le tailleur de marbre se serait arrêté devant cette stature puissante et élancée, ce torse qui, creusé dans le porphyre ou coulé dans l’airain, pouvait bien devenir socle pour recevoir le chef d’un grand défunt. En Grèce on l’eut célébré dans les Académies, le tenant comme l’image du Beau Absolu.

Architecture ! Du couple, il était le beffroi et Yolande de Lacretelle, son exquise épouse, la chapelle aux arcatures fines et ciselées, l’un et l’autre associés par l’amour et par la passion que tous deux manifestaient à l’égard des monuments du passé.

Sur le plan des lettres, Jacques de Lacretelle occupe une place qu’il a toujours voulue discrète. Pourtant, elle se révèlera de plus en plus éminente et particulièrement singulière. Voilà donc un homme bien de son temps qui réussira paradoxalement à être également un romantique et un moraliste et cela aisément, naturellement, tant il parvenait à tenir, mors serré, une sensibilité à fleur de peau.

André Maurois avait bien compris cette dualité, il avait deviné que, derrière ce masque, se dissimulait une violence réelle. Elle éclatera avec la parution du « Journal de la Colère » ; profonde mais saine inquiétude qu’on aurait pu, depuis longtemps, deviner par ses choix littéraires : alors qu’on eut attendu de cet homme, si maître de lui, si policé, rempli d’un humour qui faisait friser le sourire, lui qui avait écrit : « J’éprouve une véritable impuissance à m’exprimer sans ordre ni clarté », qu’il se réclamât de Montaigne ou de Diderot, à l’inverse, c’est vers Rousseau qu’il penche, le Rousseau des « Rêveries du Promeneur solitaire ». Il a trouvé là le site idéal pour achever le voyage, l’ultime escale sur les rives qui bordent ses « Iles de Saint-Pierre », lieux calmes et sublimes où, dans la paix de l’esprit, tout entraîne à créer, à moins d’y déposer son sac et laisser là l’enveloppe charnelle.

Fidèle ! Lacretelle l’est aux siens, à ses pensées profondes, il l’est particulièrement à l’écriture, il tente d’analyser à travers le roman le désordre sans cesse grandissant des esprits et la dissolution de l’ordre moral.

En 1955, dans une communication aux Cinq Académies, notre Confrère se penche sur le sort du roman contemporain. Avec une étonnante clairvoyance, Lacretelle souligne que la révolte est devenue le thème favori du narrateur, que c’en est fini de l’époque où le romancier balzacien ambitionnait de donner une grande fresque de la vie sociale, et puis, par le biais du quotidien narré, faire concurrence à l’état civil.

Aujourd’hui, pour notre Confrère, tout jeune romancier se sent l’âme d’un juge : les désordres provoqués par la guerre, les brusques changements survenus en quelques années, la crise de l’autorité sont certainement à l’origine de nouveaux conflits. Le roman est là pour répondre à « ce sentiment d’inquiétude, à cette panique collective qui s’est emparée des hommes depuis quelques vingt ans ». Avec la subtilité d’un analyste, Jacques de Lacretelle, après avoir marqué les rapports du roman balzacien qui ne sont pas toujours si loin du roman proustien, après avoir souligné combien la « Recherche » est déjà loin du. « Diable au corps », qu’une étape encore lointaine reste à franchir jusqu’à Camus et « L’Étranger » qui prédit que dorénavant la révolte ne sera plus au corps mais au cœur.

Lacretelle est un des premiers à souligner les conflits entre parents et enfants ; prophétiquement, notre Confrère annonce que les uns et les autres devenus adversaires ou bien complices entendent être placés sur un pied d’égalité. Il écrit : « Peu de parents se doutent que leurs enfants les regardent vivre, observent leurs gestes... que cette éducation plus franche et plus libre que nous avons consenti à leur donner, se retourne d’abord contre l’esprit de famille. Ils aiguisent leurs dents sur nous ».

La disparition de la jalousie, autre phénomène du temps, découle de situations de fait vécues par des couples qui habitent ensemble, qui n’ont plus que des associations d’intérêts, que la possession charnelle ne lie plus. Rien d’étonnant si ceux-là subissent l’infidélité sans rien ressentir... et Lacretelle conclut : on dirait une autre planète !

Heureusement, quelque part, l’optimisme demeure et l’humour également : « l’excès engendre toujours une réaction », il en est de même de la révolte, elle n’a qu’un temps, pour la raison bien simple « qu’elle cesse au moment où une autre génération vient à son tour donner l’assaut ».

Monsieur le Doyen, à l’instant où il nous faut vous quitter, laissez-moi vous dire que jamais nous ne vous oublierons. D’où nous sommes, nous croyons discerner la place que vous allez occuper dans cette nouvelle Académie enfin composée de vrais Immortels ; vous allez siéger entre Jean-Jacques Rousseau qui, n’ayant jamais fait partie de notre Compagnie, va trouver enfin là un aréopage fier de l’accueillir ; à votre gauche Sébastien Mercier notre charmant Confrère qui, en dépit du fait qu’il vécut longtemps, eut assez de sagesse pour échapper à tant de périls. Dans une lettre datée de 1792, Mercier évoque les berges de la Seine, sa terre trop meuble où il est périlleux de s’engager sous peine de voir celle-ci s’effondrer sous les pieds du promeneur ; veut-il monter sur cette butte, c’est la machine à Guillotin qu’il risque d’apercevoir, il n’a guère de goût pour ces appareils.

Comme vous, Sébastien Mercier était un homme pacifique, amusé par les travers de ses compatriotes, il les jugeait même bien méprisants à l’égard de l’étranger. Il eut bien écrit « Silbermann » s’il n’avait compris que ce sujet, vous seul, sauriez le traiter avec autant de sensibilité.

Entre Rousseau et Mercier, vous siégerez dorénavant sous la Coupole devenue pour vous Céleste ; de là vous nous sourirez et veillerez sur notre petite troupe.

 

 

[1] Mort le 2 janvier 1985.