Discours prononcé devant l’Académie brésilienne des Lettres, à Rio de Janeiro

Le 19 mai 1987

Maurice DRUON

Messieurs,

D’entre toutes les académies du monde, la vôtre, je crois bien, est celle où un académicien français peut se sentir le moins dépaysé.

Ici la distance atlantique est comme abolie ; ici le changement d’hémisphère devient imperceptible.

Le monument où vous siégez a une architecture de France. Vos statuts et vos rites sont tout voisins de ceux qu’on observe chez votre sœur des rives de la Seine. Le costume que vous arborez en vos solennités diffère fort peu de celui que nous revêtons nous-mêmes. Nos devises sont semblables, à ceci près que la vôtre, Ad immortalitatem, est exprimée dans la langue qui est racine commune à celles qui nous définissent. Nos sujets d’intérêt sont également semblables, puisqu’ils embrassent toutes les grandes catégories de la civilisation. Il en va de même pour nos travaux, le premier étant l’établissement de nos dictionnaires respectifs. Pour vous comme pour nous, la parfaite possession des vocables est la condition fondamentale de la justesse de la pensée.

En outre, vous cultivez ici une tradition de connaissance et d’élégant usage de la langue de France qui commande l’émerveillement, et qui fait de votre Académie le lieu le plus manifestement symbolique des affinités de culture entre nos deux pays.

Vous avez quatre-vingt-dix ans. Nous en avons trois cent cinquante-deux. Quand votre fondateur, l’illustre Machado de Assis, disait à vos premiers confrères : « Modelez-vous sur l’Académie française », j’imagine qu’il ne voulait pas seulement tendre à la vieille dame du quai Conti un miroir rajeunissant.

Il avait perçu les intentions de notre propre fondateur, le cardinal de Richelieu, l’un des premiers hommes d’État à avoir compris que le pouvoir culturel est inséparable du pouvoir politique, que l’unité du langage est indispensable à l’unité de l’État, et que la continuité de la nation peut s’incarner dans le rassemblement renouvelé des meilleurs hommes de savoir, de pensée et d’action que la patrie produit à chaque génération.

Se modeler n’est pas copier. D’ailleurs, on ne peut jamais copier à l’identique. Toujours intervient quelque élément personnel ou condition ambiante qui oblige à la différence ou à l’innovation. Les architectes de la Renaissance avaient choisi de se modeler sur l’antiquité classique. À partir des mêmes structures, des mêmes formes, des mêmes rythmes, ils ont fait autre chose, et d’aussi sublime.

Se modeler, c’est d’abord admirer, puis s’inspirer, pour égaler.

Si j’en juge par les usages qu’on pratique en ma propre Maison, il n’est de plus grand honneur qu’on puisse accorder au visiteur que de l’admettre à la séance. Cet honneur, je le goûte sans fausse modestie ni feinte humilité, parce que je sais qu’il s’adresse, bien au-delà de ma personne, à l’institution que je représente. Soyez assuré que, dès après-demain, je ferai part à l’Académie française de la marque d’estime et de confraternité que vous avez bien voulu lui donner.

Laissez-moi seulement ajouter l’expression de ma gratitude, cette fois toute personnelle, pour les paroles qui viennent d’être prononcées par le Président Athayde, dont nul n’ignore, ici et ailleurs, le rôle qu’il a joué dans la rédaction de la Charte universelle des Droits de l’Homme, par mon grand ami, Josué Montello, romancier de réputation mondiale qui représente le Brésil auprès de l’Unesco, et par Dom Marcos Barbosa, homme de foi exemplaire et styliste incomparable auquel je dois la vaste audience dont je bénéficie auprès de la jeunesse de votre pays. N’est-ce pas la plus belle récompense pour un écrivain que d’être étudié dans les classes ? N’est-ce pas là ce qui peut lui donner le sentiment de n’avoir pas été inutile sur la terre, et d’avoir participé à la construction de l’avenir ?

L’avenir, Messieurs, l’avenir de nos deux nations, voilà de quoi je voudrais vous entretenir un moment.

Je viens de parcourir, à la généreuse invitation du Président Sarney, membre de votre Académie, et sous la conduite experte et enthousiaste de l’auteur des Tambours de Sao Luis, je viens de parcourir, non pas le Brésil, mais quelques parties de cet immense empire.

À Rio, à Bahia, au Maranhao, où j’allais retrouver la présence d’un mien ancêtre, j’ai vu le Brésil d’hier et d’aujourd’hui. À Brasilia, à Carajas, à Porto Madeira, j’ai vu le Brésil de demain.

Je crois que la traditionnelle image de votre pays doit être, dans la représentation populaire que beaucoup s’en font encore, sérieusement révisée ou complétée. Le Brésil n’est pas seulement celui des magnifiques églises baroques aux autels ruisselants d’or, des opulents planteurs de café et des carnavals tumultueux.

Territoires gigantesques et fertiles où la maîtrise de l’hydrologie, spécialement dans le Nordeste, peut multiplier les productions agricoles, richesses forestières inépuisables, milliards de tonnes de minerais nécessaires ou précieux contenus dans les entrailles rocheuses, et maintenant exploités avec des équipements impressionnants : le Brésil se dispose à devenir l’un des grands fournisseurs des besoins de l’humanité. L’audace des architectures, à Brasilia notamment, l’implantation des technologies de pointe, par exemple à Alcantara et à Carajas, témoignent de cette aptitude et de cette volonté.

Oh certes, le Brésil ne sera pas sans connaître des épreuves ! Mais quel pays en sera épargné dans cette fin de millénaire où toutes les sociétés humaines sont en gésine de leurs lendemains ?

Explosion démographique, surpopulation urbaine, disparité des niveaux de vie, satisfaction des besoins minimaux d’une communauté, implantation des équipements indispensables, endettement international, recherche à travers les débats politiques d’une alliance entre l’ordre et la liberté, entre l’épanouissement individuel et le respect des hiérarchies nécessaire à toute société, tels sont les défis auxquels le Brésil, il me semble, devra faire face dans les années immédiates. Mais dans l’histoire de longue durée, chère à mon ami Fernand Braudel qui avait un extrême attachement à ce pays, le Brésil sera gagnant. Il peut nourrir toutes les espérances. Il sera l’un des grands partenaires de la planète.

La France, pour sa part, ne doit pas être regardée non plus selon les clichés qui la réduiraient, avec la haute couture, les parfums, l’érudition et un certain art de vivre, au rôle d’une sorte de Grèce antique par rapport à un nouveau monde romain où Montesquieu occuperait la place d’un autre Aristote et Hugo celle d’un autre Pindare.

La France, elle aussi, est en capacité de relever les défis d’aujourd’hui et de demain. Ses mathématiciens, ses biologistes, ses juristes, ses historiens la maintiennent à un haut rang dans les disciplines du savoir et de la recherche, de même que sa technologie, notamment dans le domaine spatial et dans celui des communications, sous toutes leurs formes, lui assure une situation d’importance dans l’équipement des sociétés modernes.

Et elle a deux atouts géopolitiques qui, en dépit de la relative exiguïté de son territoire, lui gardent sa situation de grande puissance. D’une part, elle est l’une des composantes fondamentales du plus grand ensemble économique actuel et du plus productif : la Communauté européenne. D’autre part, les années présentes voient l’émergence d’un nouveau club international, qui n’est pas encore une association de droit, mais qui est déjà une association de fait : la Francophonie.

Quarante et un États assemblés l’an dernier à Versailles, quarante-deux qui le seront cette année à Québec, et quarante-cinq ou quarante-sept peut-être dans un avenir proche, forment un ensemble impressionnant, uni par la langue française.

Vieilles nations, ancrées dans leur volonté de survivre, jeunes États ayant récemment accédé à l’indépendance, pays de double culture dont le français est la langue de la modernité, ils sont répartis sur quatre continents et trois océans. L’espace de la culture française va du Canada à l’océan Indien, des Antilles à l’Extrême-Orient et de l’Europe au Pacifique. Il couvre toute une partie du monde arabe et plus de la moitié de l’Afrique profonde. La démographie et la scolarisation allant de pair, avant trente ans le globe comptera plus de cinq cents millions de francophones, un demi-milliard. Immense marché de l’esprit, immense marché économique : il y a là une réalité nouvelle qui va peser pacifiquement dans les équilibres intercontinentaux.

De par les liens anciens et les longues traditions d’échanges qui unissent nos pays, de par nos affinités essentielles, de par la complémentarité de nos intérêts présents et futurs, il apparaît naturel que le Brésil soit pour la France la porte de l’Amérique latine, et que la France, pour le Brésil, soit la porte sur l’Europe et la Francophonie. Et par ces portes doivent d’abord passer les élites de nos jeunesses.

Vous dirai-je, enfin, que j’ai été frappé par le patriotisme brésilien ?

Le mot de miracle a souvent été prononcé à propos du Brésil. Mais le premier miracle, c’est que dans un si vaste empire, présentant de si grandes diversités régionales, le sentiment de l’unité nationale habite si fortement le cœur de chaque citoyen.

Seuls les patriotes peuvent vraiment comprendre la patrie des autres. Pendant douze jours passionnants, qui s’achèvent d’émouvante manière en votre Compagnie, je me suis efforcé de comprendre le Brésil... Mas nao fiz menhum esforco para ama’-lo ([1]).

 

[1] Mais je n’ai eu aucun effort à faire pour l’aimer.