Discours du président des cinq Académies 1952

Le 25 octobre 1952

Jules ROMAINS

SÉANCE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU SAMEDI 25 OCTOBRE 1952

DISCOURS

DE

M. JULES ROMAINS
PRÉSIDENT

 

MESSIEURS,

Je ne crois pas inutile de rappeler, à l’intention de ceux de nos auditeurs qui ne le sauraient pas, que notre séance annuelle du 25 octobre a traditionnellement pour objet de commémorer la fondation de l’Institut par la Convention nationale, fondation qui eut lieu le 25 octobre 1795. Certes la Révolution ne faisait là que reprendre à son compte des créations successives de l’ancien régime, dont la première, celle de l’Académie française, datait déjà de plus d’un siècle et demi. Mais l’initiative des Conventionnels avait ceci d’intéressant qu’elle rendait manifeste l’ensemble solidaire que ces compagnies tendaient à former entre elles. La nation reconnaissait et consacrait ainsi officiellement l’existence d’un organisme, dont la fonction était, au moins, une représentation de l’esprit et de ses activités cardinales.

D’ailleurs, une lacune apparut plus tard dans cet ensemble ; et l’Institut se compléta sous Louis-Philippe par la création de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Il n’est pas mauvais que cette date du 25 octobre soit célébrée chaque année avec quelque solennité.

D’autant qu’elle est devenue l’occasion pour nous de rendre hommage à ceux de nos confrères que nous avons perdus dans les douze mois précédents.

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Du côté de l’Académie française, je ne fais que citer pour mémoire la mort du Maréchal Pétain. Car il avait cessé depuis déjà longtemps — vous vous rappelez à la suite de quelles circonstances — de participer à nos travaux. Et c’est à son successeur, dans la séance maintenant assez prochaine où il sera reçu, qu’il appartiendra de dire ce qu’il convient de cet homme dont le rôle, dans l’histoire de notre pays, fut considérable, d’un bonheur inégal, et d’une signification âprement discutée.

La mort de Jean Tharaud, outre qu’elle nous a tous très sincèrement affligés — car c’était un confrère cordial et un ami excellent — a été pour beaucoup d’entre nous une grande surprise. Il paraissait en bonne santé. Rien dans son humeur ne trahissait de secrètes inquiétudes. Nous avions même appris avec plaisir qu’il avait introduit dans sa vie personnelle des arrangements nouveaux — de ceux qui d’ordinaire impliquent une certaine confiance en l’avenir.

Quand il fut reçu à l’Académie en 46 — six ans après son frère Jérôme — Louis Madelin, qui l’accueillait en notre nom, ne cacha pas l’embarras où il était. Pour bien faire, nous disait-il en somme, l’Académie aurait dû élire les deux frères Tharaud le même jour, et leur adresser un compliment indivisible. Car leur collaboration est de celles dont il est le plus hasardeux de tenter l’analyse. Je crois qu’en fait elle a été très intime et très constante, et qu’il était exceptionnel que les deux frères missent leur signature jumelle sur un écrit qui était l’ouvrage d’un seul. Mais eux-mêmes n’ont pas tenu, semble-t-il, à éclairer vivement la question. Et je les comprends fort bien. Où la pudeur serait-elle plus légitime qu’en de telles matières ? Les rares confidences qui leur ont échappé laissent entrevoir qu’ils avaient fait appel à une sorte d’instance supérieure, née de la confrontation de leurs sensibilités et de leurs pensées. Cette autorité commune — qui fait un peu songer au « spectateur impartial » d’Adam Smith, mais avec une autre genèse et une compétence beaucoup plus étendue — leur donnait des directives générales, leur répartissait le travail, en contrôlait les résultats. C’est à elle qu’est due la très étonnante homogénéité de cette œuvre de grande classe, dont l’originalité a des arêtes aussi vives, et un éclat aussi singulier, que si elle procédait de l’intelligence et de la sensibilité d’un seul. Jérôme, notre cher Jérôme, va désormais la poursuivre, sans le compagnon de tant d’années. Peut-être, du même coup, livrera-t-il malgré lui certaines clefs, certains points de repère, qui devraient permettre à la critique future de résoudre le mystère Tharaud. Mais je crains qu’elle ne soit déçue. Je ne serais pas surpris si l’instance supérieure dont je parlais continuait à siéger comme par le passé. En tout cas, l’œuvre jusqu’ici indissoluble de Jérôme et Jean Tharaud reste une des plus importantes qu’on ait édifiées dans la première moitié de ce siècle. Puisse Jérôme la faire largement déborder sur le seconde moitié.

La mort de René Grousset fut pour nous une nouvelle aussi douloureuse, mais une surprise moins complète, que celle de Jean Tharaud. Nous savions que sa vie était en danger, et qu’une première opération n’avait donné que des résultats précaires.

René Grousset a été un grand historien ; d’abord en ceci, qu’il a eu dès sa jeunesse le goût, et je dirai la nostalgie des grands sujets. Il était le dernier à méconnaître les services qu’ont rendus à l’histoire la spécialisation, la recherche circonscrite, le dévouement érudit. Il savait que les vastes synthèses d’autrefois avaient vieilli ; qu’elles avaient dû leur caducité à une connaissance des faits trop sommaire, ou trop approximative. Mais il sentait non moins fortement que la synthèse est un besoin de l’esprit ; et qu’en outre l’homme moyen, lorsqu’il regarde le- passé de son espèce et se laisse aller à la rêverie sur cette aventure assez étonnante, ne peut pas se contenter de vues partielles, de petits ronds de clarté projetés ici et là. Si on ne lui fournit pas de vues d’ensemble, il se les fabrique lui-même, avec tout ce que cela suppose d’arbitraire et d’erreur. Il faut donc que, de temps en temps, un homme qui en a le goût et l’aptitude se donne la peine de tenter de nouvelles synthèses, en profitant de tout le travail d’investigation minutieuse qui a été accompli depuis les anciennes. Il y faut beaucoup de courage ; car c’est un gros risque, et plus gros qu’autrefois. René Grousset a pris plaisir à l’assumer. Ce plaisir se manifeste dans son style même où l’on sent la respiration de l’étendue.

Le véritable sujet de René Grousset, c’eût été une Histoire Universelle ; et je crois savoir qu’il songeait à en écrire une, au moins sous une forme abrégée. Mais l’ampleur des perspectives dont il avait coutume était déjà bien remarquable Le titre de ses principaux ouvrages en témoigne : Histoire de l’Asie, Histoire de l’Extrême-Orient, Histoire des Croisades, Le conquérant du monde... Un de ses plus beaux et plus récents ouvrages, Figures de Proue, nous a donné l’occasion d’admirer combien de mérites et de talents se réunissaient en lui : ceux du savant et de l’érudit (car le goût de la généralité ne te dispensait nullement d’une information scrupuleuse) ; ceux de l’écrivain et du philosophe.

Jusqu’à la veille des vacances, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres n’avait eu, parmi ses membres titulaires, qu’une seule perte à déplorer depuis l’an dernier : celle de François Olivier Martin. Mais deux deuils sont venus la frapper coup sur coup. Ferdinand Lot est mort le 20 juillet. Joseph Calmette moins d’un mois après.

Olivier Martin, né en Bretagne, d’une famille où l’étude et la pratique du Droit formaient une tradition, s’y était consacré lui aussi. Mais il se tourna de bonne heure vers l’histoire du droit. Citons à ce sujet le titre de plusieurs de ses travaux : La crise du mariage dans la législation de 1789 à 1804 ; La Révolution française et l’organisation corporative ; Note sur l’histoire du droit de réquisition, etc... Olivier Martin évita de se cantonner dans l’étude d’une seule époque. Parti de la Révolution, comme nous venons de le voir, il remonta le cours des siècles. Il devint une autorité éminente en droit médiéval, un explorateur d’archives ne se bornant pas à l’exégèse de documents publiés par d’autres ; faisant lui-même les découvertes. C’est à ce titre que l’Académie des Inscriptions l’élut en 1936. Les spécialistes considèrent que l’ouvrage capital d’Olivier Martin est son Histoire, en deux volumes, de la Prévôté et Vicomté de Paris. Mais le grand public lui-même peut trouver plaisir et profit à lire son Histoire du Droit français des origines à la Révolution, vaste synthèse dont l’auteur a le mérite d’être aussi l’un des chercheurs originaux qui l’ont rendue possible.

La réputation de Ferdinand Lot était considérable. Elle avait largement pénétré dans le grand public. Il est mort à 86 ans, après une vie partagée entre ses travaux scientifiques, son enseignement, et tout un réseau d’affections et de devoirs privés, auquel il attachait beaucoup de prix. Sa formation était celle d’un chartiste. Et son œuvre est un bel exemple du lien pour ainsi dire organique qui, chez les esprits les mieux doués, parvient à s’établir entre la recherche descriptive du fait singulier et le goût pour la généralisation et l’explication. De là venait le plaisir peu commun que prenait à ses ouvrages tout lecteur cultivé. Nous autres profanes avions le sentiment que son information n’était pas moins sûre que celle de quiconque ; mais qu’il ne jugeait pas pour autant nécessaire d’abandonner les grands problèmes historiques, et les conclusions de quelque envergure, à la vulgarisation de seconde main. Une autre vertu se montrait encore dans ses livres : il ne cherchait pas à nous étonner. Il ne prenait pas le contre-pied d’une thèse admise. Il ne se préoccupait pas de sembler original. Il l’était tout naturellement. Et son originalité était faite, comme chez les meilleurs, non de paradoxes, non de subtiles coquetteries avec l’erreur, mais de la précision et de la santé du regard. S’il avait à nous parler de la Gaule, ou de la dislocation du monde antique, ou de la genèse interne du moyen âge, il se trouvait qu’il voyait les choses un peu mieux que d’autres, un peu plus vigoureusement, avec plus de relief. Or quand le but que l’on se donne est la vérité, le moindre de ces avantages-là compte beaucoup.

Sur bien des points l’œuvre et la carrière de Joseph Calmette ont eu des analogies avec celles de Ferdinand Lot. Lui aussi venait de l’École des Chartes. Lui aussi avait formé son flair d’historien au contact du document dans sa crudité, de la pièce d’archives, même rébarbative, recroquevillée, poudreuse. Mais après avoir montré pour le haut moyen-âge un intérêt peut-être inévitable chez un chartiste, il avait pris d’autres directions que Ferdinand Lot, et de plus diverses. Devenu professeur à l’Université de Dijon, il s’attache à la Bourgogne, publie des études sur l’art bourguignon à l’époque romane ; mais il n’est pas assez prisonnier de sa spécialité pour fermer les yeux devant les manifestations modernes de cet art qu’il rencontre quotidiennement. C’est ainsi qu’il écrit des articles sur Antoine et François Rude, puis tout un ouvrage sur François Rude. C’est un peu de la même façon qu’il est amené à s’intéresser de plus en plus près à l’histoire du duché de Bourgogne ; puis, tout naturellement, aux démêlés qui opposèrent ce duché au royaume de France. Mais d’autre part ses origines catalanes l’avaient rendu attentif depuis longtemps au passé de cette région où la France et l’Espagne se sont affrontées et plus ou moins mêlées au cours des siècles. La figure de Louis XI se trouve un jour apparaître au carrefour de ces deux directions, la catalane et la bourguignonne ; et Joseph Calmette lui consacre une série de travaux, dont il est superflu de souligner l’importance. Historien vivant, par le fait même de cette curiosité qui demeure fraîche et spontanée, Calmette est chaque fois qu’il le veut un historien profond ; et par un courage intellectuel que pour ma part j’apprécie beaucoup, il n’hésite pas à discuter telle ou telle courbe de l’histoire et à la refaire spéculativement, c’est-à-dire à nous montrer qu’il eût suffi d’y introduire un individu ou une circonstance pour la modifier du tout au tout.

Parmi ses membres libres, non-résidents, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres compte, depuis l’an dernier, un disparu : Augustin Fliche. Élève de notre éminent confrère Émile Mâle, il fit sa carrière universitaire à Bordeaux, puis à Montpellier. Sa thèse de doctorat fut consacrée au premier capétien, Philippe Ier, et aux grands événements de cette époque, dont la Querelle des Investitures et la Première Croisade. Augustin Fliche se spécialisa ensuite dans l’histoire de l’Église, où il apporta les dons et les compétences conjoints de l’historien, du chercheur de documents et de l’archéologue — ajoutons de l’écrivain, car il était de ceux qui estiment que beaucoup de savoir ne dispense pas de bien dire.

Enfin, nous avons à déplorer, de ce côté de l’Institut, la perte de sir Fréderic Kenyon, le doyen des associés étrangers de l’Académie des Inscriptions, et l’un des plus éminents représentants lin monde de la paléographie grecque ; celle également de M. Emmanuel Valberg, correspondant étranger, qui non seulement fut l’élève et le continuateur de notre confrère Paul Meyer, mais par son enseignement à Lund et ses travaux ne cessa pas d’accroître le prestige des méthodes françaises dans la recherche érudite.

L’Académie des Sciences a perdu cinq de ses membres, dont l’un ces jours derniers, plus un associé étranger, et trois correspondants, étrangers eux aussi.

Bernard Lyot est mort, le 2 avril, près du Caire, en revenant de Khartoum où il était allé observer une éclipse de soleil. Il était encore jeune, puisqu’il venait tout juste d’avoir 55 ans. Sa carrière s’était faite dans l’astronomie. Mais il avait apporté à ces recherches les ressources particulières qu’il tirait d’une formation très poussée de physicien. C’est elle qui l’orienta vers ses découvertes devenues célèbres sur la polarisation de la lumière des planètes. C’est elle aussi qui lui permit d’attaquer, avec plus de chances de succès que personne, l’étude de la couronne solaire en dehors des éclipses. Son ingéniosité, ainsi que son long apprentissage de physicien, se montraient principalement dans la conception et la construction d’appareils, sans lesquels des découvertes aussi délicates n’eussent pas été possibles. Bernard Lyot avait encore devant lui tout un programme de travaux, dont il parlait peu, mais qui l’auraient certainement conduit à une vieillesse glorieuse.

Émile Schribaux, de la section d’Économie rurale, était le doyen de l’agronomie française. Il est mort à 95 ans, ce qui, j’ose le dire, constitue à soi seul un excellent exemple. Il avait fait ses débuts dans l’agriculture non comme théoricien, mais comme paysan ; ce qui n’est pas mal non plus ; et ce qui devait donner par la suite à ses avis une autorité très sympathique. C’est ainsi qu’il fut successivement ouvrier agricole, élève d’une École normale d’Instituteurs, puis d’une École pratique d’Agriculture, puis de l’Institut agronomique, dont il sortit comme Ingénieur agronome. Il reçoit alors une bourse de voyage de trois années et en profite pour aller étudier sur place les méthodes de culture, en Allemagne surtout, mais aussi au Danemark, en Suède, en Angleterre, en Suisse. Revenu en France, il y continue sa carrière comme professeur, expérimentateur, et l’on peut ajouter propagandiste. Car il s’occupa toujours d’assurer la diffusion de ses idées et d’y convertir le plus de gens possible. La position d’Émile Schribaux ressemblait à celle d’un grand médecin. Ce n’était pas spéculativement qu’il considérait les problèmes de la biologie, et encore moins ceux de la chimie. Ce qu’il demandait à la biologie — et fort peu à la chimie, dont il se défiait — c’était des indications, et des moyens. Comment faire prospérer les êtres vivants (les végétaux surtout ; les animaux ne l’intéressaient qu’indirectement) qui sont la matière — à la fois première et élaborée — de l’industrie agricole ? Comment trier et améliorer les variétés et les espèces ? Comment amener les produits à leur maximum de qualité et d’abondance ? Je crois savoir qu’au point de vue des principes, il avait des adversaires. (Pasteur lui-même n’en eut-il pas, et de féroces ?) Mais l’on peut dresser une liste très longue de résultats qui sont dus à Émile Schribaux, de ce que j’appellerai ses inventions, non pas mécaniques, mais biologiques. L’on est justifié à dire que depuis Schribaux, nos prairies ne sont plus tout à fait les mêmes qu’auparavant ; que notre pain n’est plus fait exactement des mêmes farines ; que nos chiffres statistiques de production se sont grandement accrus. Y a-t-il beaucoup d’hommes, après tout, dont le passage sur terre laisse des traces aussi concrètes, et, dans l’ensemble, aussi heureuses ?

Un autre grand deuil qu’ont éprouvé les sciences de la vie est la perte d’Henri Hartmann. Il était justement un de ces grands médecins auxquels je comparais Schribaux. Et il se dirigea dès la fin de ses études vers ce que la médecine offre de plus essentiellement voué à la pratique et à l’action, la chirurgie. Non que Hartmann méconnût les Services que le laboratoire peut rendre à la salle d’opérations. Il fut au contraire l’un des premiers à faire profiter la chirurgie des idées et des méthodes pasteuriennes, Au demeurant ce grand spécialiste, et ce grand virtuose, était un esprit vaste ; incapable de se confiner dans un seul ordre de recherches, de se claquemurer dans une compétence étroite. Les nombreux volumes qu’il a publiés couvrent une partie très importante de la chirurgie ; et comme la substance en est empruntée non aux travaux de ses confrères mais à son expérience personnelle, l’on se trouve bien là en présence d’une de ces intelligences très rares qui unissent, si je puis dire, le maximum de pouvoir séparateur au champ de vision le plus large.

Charles Pérez est mort le mois dernier. Il était né à Bordeaux, fils d’un ancien correspondant de l’Académie des Sciences ; et s’était voué comme son père à la zoologie. Peu de temps après sa sortie de Normale, et son doctorat, il avait participé à la mission scientifique du yacht belge Selika, dans le golfe Persique. Cette expédition eut beaucoup d’importance dans sa vie ; d’abord par les matériaux d’étude qu’elle lui procura, mais surtout par un goût qu’elle confirma pour la zoologie marine. Il poursuivit à Arcachon, à Wimereux, à Roscoff, plusieurs séries de travaux qui d’une part se reliaient entre elles dans son esprit, ou par un détour de sa recherche, d’autre part se trouvaient répondre à des préoccupations actuelles de la biologie générale. C’est ainsi que certains phénomènes de la sexualité chez les animaux marins inférieurs ont été connus grâce à lui. Mais plus encore l’étude du parasitisme lui doit des progrès très considérables, tant par l’ampleur que par le fouillé de l’investigation. Or je n’ai pas besoin de rappeler, même au plus profane, que le problème du parasitisme est un de ceux qui dans le monde vivant offrent le plus de singularités, nous mettent en présence des situations les plus paradoxales, et nous amènent à nous poser les questions philosophiques les moins confortables. On imagine même bien un biologiste un peu cynique qui ramènerait toute la conception de la vie à une intrication tantôt assez cohérente et justifiable, tantôt gentiment ou odieusement absurde, de parasitismes.

Il y a quelques jours à peine, MM. les Secrétaires perpétuels de l’Académie des Sciences m’ont annoncé le décès de leur confrère Ernest Vessiot, directeur honoraire de l’École Normale Supérieure. Il s’agit là d’une figure et d’une carrière trop importantes pour que je me permette d’improviser un éloge de la dernière minute. C’est au président de l’Institut de l’an prochain que je laisse le soin et l’honneur de parler dignement d’Ernest Vessiot.

L’associé étranger dont l’Académie des Sciences déplore la perte est sir Charles Sherrington, mort très âgé lui aussi — autant que Schribaux, un peu plus qu’Hartmann — Prix Nobel, ancien président de la Société Royale de Londres. Je n’ai pas besoin de rappeler que Charles Sherrington a été un des plus grands physiologistes du système nerveux ; et que ses découvertes font partie des notions classiques.

Enfin, je tiens à saluer en votre nom la mémoire de trois correspondants de l’Académie des Sciences, décédés depuis un an : le mathématicien italien Guido Castelnuovo, de la section de géométrie, mort à Rome le 27 avril 1952 ; le savant hollandais Hendrik Anthony Kramers, de la section de physique générale, mort le 24 avril, et le biologiste danois Théodor Mortensen, de la section d’anatomie et zoologie, mort à Copenhague le 3 avril. Comme vous le voyez, ce mois d’avril nous a été funeste.

L’Académie des Beaux-Arts a perdu deux de ses membres libres : le Dr François Labrousse et David-Weill.

Le docteur Labrousse était lui-même un peintre distingué. Mais une autre de ses vocations, encouragée peut-être par la sollicitation des circonstances, avait fait de lui un homme public, un sénateur, un délégué de la France à la Société des Nations, puis le vice-président de l’Assemblée consultative provisoire. Il trouva moyen d’associer l’art et la politique en devenant au Sénat le protecteur attitré des artistes ; en travaillant à maintenir, à étendre la place de l’art dans la nation. Il est à l’origine d’une foule d’initiatives publiques dont les unes visent les intérêts matériels de toutes les catégories d’artistes : peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, musiciens ; les autres, leurs intérêts spirituels ou moraux ; en particulier la défense de leur dignité, de leur liberté de créateurs, contre les périls souvent spécieux, déconcertants, qui les menacent, et qui ne sont plus les mêmes qu’autrefois. L’Académie des Beaux-Arts en l’appelant à elle comme membre libre avait fait un geste bien naturel d’estime et de reconnaissance. Elle gardera pour sa mémoire une affection durable.

Quant à David-Weill, c’était un des amis de l’art les plus effectifs que nous ayons eus depuis longtemps, et l’un des cœurs les plus généreux que l’on puisse rencontrer. Personne n’a fait plus que lui en faveur des institutions artistiques, et des collections publiques. Il était, vous le savez, président du Conseil supérieur des Musées nationaux. Il leur a fait des dons nombreux. Un peu avant la guerre, il avait convoqué chez lui les Conservateurs du Musée du Louvre, et leur avait laissé le choix de ce que, parmi ses collections, ils désiraient voir entrer dans les musées nationaux. Ceux qui l’ont connu et ont été en rapports avec lui n’auraient pas de peine à composer un recueil où seraient évoqués beaucoup de traits semblables, et révélées maintes circonstances où il s’est ingénié à dissimuler ses bienfaits.

Ne manquons pas non plus de rendre hommage à la mémoire d’Henri Texier, correspondant libre de l’Académie des Beaux-Arts, mort tout récemment, et qui s’était spécialisé, avec grand profit pour notre patrimoine national, dans la défense des sites et des paysages.

L’Académie des Sciences morales et politiques a perdu deux de ses membres titulaires : au début de l’année, Émile Bréhier, et tout récemment Fortunat Strowski, l’un et l’autre justement célèbres ; et en outre, un de ses correspondants étrangers les plus éminents, l’Américain John Dewey, mort à New York le 2 juin dernier, à l’âge de 93 ans. (En parenthèses, comme vous le constatez, l’âge de 90 ans tend à devenir une moyenne simplement honorable, que beaucoup de nos confrères, étrangers ou français, mettent leur amour-propre à dépasser. Et nous avons tout lieu de croire que les records actuels ne feront que s’améliorer.)

Émile Bréhier, hélas, n’a pas atteint cet âge. Il n’en a pas moins tenu depuis un demi-siècle une place considérable dans la pensée française. C’est à l’histoire de la philosophie qu’il a consacré le principal de son œuvre. J’ai le sentiment que dans l’esprit et les méthodes de cette histoire, l’apport d’Émile Bréhier a non seulement été très considérable, mais a répondu à ce qui était devenu une nécessité.

En effet l’histoire de la philosophie, comme celle de la littérature, comme celle de l’art, avait certes connu, au cours du dix-neuvième siècle, un rajeunissement très salutaire. On peut même accorder qu’après avoir été surtout un dogmatisme qui se cherche des ancêtres, ou une polémique rétrospective, elle devenait enfin de l’histoire ; c’est-à-dire une effort pour faire revivre une création intellectuelle d’autrefois dans les conditions où elle s’était produite ; d’où, chez l’historien, le désir de se mettre à la place de l’homme qu’il étudie, une volonté de compréhension, de sympathie, allant jusqu’à l’oubli de soi-même et de sa propre époque. L’intention était excellente ; mais on a fini par dépasser le but. À force de vouloir se préserver de tout ce qui ressemble à un préjugé, à de l’étroitesse d’esprit, on en vint à ne plus oser formuler une ombre de jugement, même indiquer une préférence. L’on avait peur de s’entendre dire : « Vous voyez cela avec vos yeux et de votre point de vue d’homme d’aujourd’hui. Vous ne comprenez pas » Tout comprendre finissant par équivaloir à se moquer essentiellement de tout. Or, à mon avis, c’est déjà très grave et très agaçant en matière de littérature et d’art. Pour ma part, je me réserve le droit d’estimer qu’à certaines époques les écrivains pensaient de travers, cultivaient les sentiments artificiels et les maladies du style ; qu’à d’autres ils pensaient et écrivaient gauchement, se battaient avec une langue en formation, etc... De même, dans le domaine de l’art où je n’ai point de compétence, je veux bien qu’on attire mon attention sur ce qu’il peut y avoir d’émouvant dans telle sculpture primitive, sur les significations qu’elle prend si on la relie aux idées, aux croyances de son époque. Mais je n’aime point qu’on essaye de me faire croire que l’auteur a réalisé exactement ce qu’il a voulu, et que, s’il avait voulu autre chose, il l’aurait exécuté avec la sûreté de main d’un Michel-Ange, mais qu’il a dédaigné d’aussi médiocres artifices. Je ne lis pas avec satisfaction un historien de l’art qui, entre un tatouage des îles Fidji, pratiqué sur la fesse d’un indigène, et les Chambres de Raphaël, tient, mon Dieu ! la balance égale, fait valoir que les points de vue sont si différents, n’est-ce pas, les techniques et le contenu idéologique si peu comparables. Mis au pied du mur, notre homme laissera même voir une tendresse pour le tatouage, qui a quelque chose de plus sincère, de plus inséré dans la vie, et tourne franchement le dos à l’académisme.

Nos confrères scientifiques ont eu la chance, jusqu’ici du moins, d’échapper à ce genre d’historiens, et aux devoirs étranges de cette impartialité historique. Si l’un deux, par exemple, prend pour sujet d’étude l’astronomie chez les anciens, on lui permet d’indiquer au passage que la théorie d’Aristarque de Samos lui paraît plus en avant sur le chemin de la vérité que celle de Ptolémée, donc, mon Dieu, plus digne d’admiration. On ne lui objecte pas — ou pas encore : « Pardon. Vous jugez cela avec vos idées d’homme moderne. Réfléchissez qu’en un sens Ptolémée exprimait beaucoup mieux l’esprit de son temps, le subconscient astronomique de l’homme de la rue. » Oh ! .je sais, messieurs, l’un de vos aînés, parmi les plus illustres, un grand esprit certes, mais qui n’était pas exempt de goût pour les effets piquants, s’amusa un jour à insinuer qu’après tout, pour un mathématicien, la théorie géocentrique pouvait se penser et s’exprimer aussi bien que l’autre Il suffisait d’attribuer aux mobiles en cause des vitesses un peu différentes. Plusieurs journaux, et un certain nombre de darnes, s’écrièrent aussitôt que Galilée et d’autres avaient eu bien tort de faire tant d’embarras au sujet d’une affaire qui pouvait si facilement se régler suivant les préférences de chacun. Ils négligèrent toutefois de calculer quelle vitesse il conviendrait de donner en ce cas, par exemple à la nébuleuse 4321, du Nouveau Catalogue Général, que Curtis avait justement découverte assez peu avant, et qui, sans être très éloignée (on a fait beaucoup mieux depuis), aurait eu tout de même à effectuer, clans les vingt-quatre heures, un parcours d’environ cinquante millions d’années-lumière. Il est vrai qu’Henri Poincaré lui-même avait négligé de se placer au modeste point de vue du physicien.

Heureusement, un pareil jeu d’esprit n’est chez vous, messieurs, qu’une exception ; et celui qui s’y livre entend bien qu’on n’en sera pas dupe. Au contraire plus d’un historien moderne de la philosophie affectait de pratiquer comme un devoir d’état la même sorte d’impartialité que les historiens de l’art dont je parlais, qui refusent de se prononcer entre le tatouage sur fesse des îles Fidji et les Chambres de Raphaël. Pour eux aussi, il était de mauvais ton de juger, de classer ; de dire avec courage : « Nous estimons que ce philosophe, cette école de philosophie, ont marqué une avance de l’esprit humain. Que cette théorie allait dans la direction de la vérité ; que cette autre s’en écartait. » Oh ! je sais que l’historien de la philosophie est moins à l’aise que celui de la science. Il ne peut parler que prudemment de vérité, et de direction de la vérité. Ce n’est pas une raison pour qu’il se dispense de juger. S’il ne le fait pas, il donne à son lecteur, au public tout entier, un exemple détestable : celui de l’indifférence foncière au vrai et au faux, celui de la neutralité envers toutes les formes de la déraison, de la divagation, du mensonge. Quand un homme moyen d’aujourd’hui se trouve en face d’une idée, d’une théorie, d’une philosophie du passé, la première attitude que prend naturellement son esprit est de se demander : « Qu’est-ce que cela vaut ? Est-ce que cela me dit quelque chose encore à moi ? » En d’autres termes, il fait comme si l’idée, la théorie, avait été formulée pour lui, pour être jugée par lui, en relation avec la réalité qu’il connaît. Et s’il fait cette rencontre dans un ouvrage historique, il attend certes de vous, historien, qu’il sait mieux informé, plus compétent que lui, que vous le renseigniez sur les tenants et aboutissants de la théorie en question, que vous l’aidiez à ne pas se méprendre, à saisir le sens exact des formules, et même à admettre les circonstances atténuantes lorsque l’idée apparaît comme trop absurde ; mais il ne vous dispense absolument pas de juger. Au contraire. Il a besoin d’avoir votre avis. Si votre avis confirme celui qui déjà spontanément s’ébauchait en lui, il est rassuré et enchanté ; comme nous le sommes lorsque, dans une conversation avec une personne qui fait autorité, nous découvrons qu’elle pense à peu près comme nous sur une question qui nous intéresse. Si votre avis d’historien est autre, et comme sans doute vous le motivez, les motifs feront réfléchir votre lecteur, et probablement le convaincront. En tout cas, il ne restera pas dans cet état pénible qu’est l’indécision intellectuelle. Seul peut s’y complaire le dilettante. Mais le dilettante est un produit extrême et relativement rare de la culture. Quand au contraire, vous historien, exposez les systèmes et les doctrines en vous abstenant avec soin de tout jugement de valeur, de toute indication de préférence, de toute allusion à quelque chose qui serait à vos yeux la vérité, vous échappez certes au soupçon de dogmatisme. Mais vous déshabituez le public des réactions naturelles qui le poussent à se demander en face d’une thèse, d’une affirmation quelconque : « Est-ce vrai ? Est-ce faux ? » Vous déséduquez en lui un instinct, tout de même très précieux, qui est d’attacher de l’importance à ce qu’on lui dit. Les constructions intellectuelles du passé deviennent pour lui des châteaux de cartes, des tours d’adresse plus ou moins divertissants. Il ne tardera pas à considérer du même œil les efforts intellectuels d’aujourd’hui. Il désapprendra peu à peu l’usage des jugements de valeur. Il perdra l’énergie mentale, le tonus mental qu’il faut pour se refuser à l’erreur, à l’absurdité, à la monstruosité. Vous aurez fait un peu le même travail qu’un hygiéniste pervers qui débarrasserait progressivement l’organisme humain de ses réactions de défense biologique.

Qu’on me pardonne cette digression ! Au fond, ce n’en était pas une. Nous ne faisions que réfléchir, en général, à l’occasion d’une œuvre, et de l’exemple qu’elle donne.

Émile Bréhier, en effet, avait aperçu- clairement ce péril, mesuré cette responsabilité de l’historien des idées. L’histoire de la philosophie comme il l’a comprise n’est pas un apprentissage de l’indifférence, n’est pas une désensibilisation graduée au vrai et au faux. Pour lui la spéculation philosophique, au cours des siècles, n’a pas été une succession de délires, mais une approche du réel, une marche dans la direction de la vérité. Ce que pensait Bergson, pour qui Émile Bréhier avait tant de respect. Et bien que cette marche ait comporté, cela va sans dire, des égarements et des reculs.

Fortunat Strowski nous a quittés il y a seulement trois mois. C’était un homme délicieux. J’ai eu la bonne fortune de passer, jadis, une semaine entière auprès de lui. Nous revenions d’Amérique, sur le même bateau. Nous partagions dans la salle à manger la même table. Nous faisions en nous promenant le tour de l’un ou de l’autre des ponts. Nous bavardions allongés sur nos fauteuils transatlantiques. Nous achevions souvent la soirée ensemble. Bref, vous savez qu’une traversée d’une certaine durée, à bord d’un navire confortable, est une des rares occasions qui nous restent encore, dans notre vie agitée et déchiquetée, de faire vraiment la connaissance de quelqu’un, de le saisir dans ses façons et postures familières, de surprendre ses pensées non préparées, de recueillir ses confidences.

Si je me permets de citer ce souvenir personnel, vieux de bientôt trente ans, c’est que depuis il a toujours dominé et coloré pour moi l’idée que je me faisais de Fortunat Strowski, l’impression que je retirais de ses livres ou de ses articles. Quand je lisais une page de lui, même grave et pénétrée, je ne pouvais m’empêcher de l’entendre dite par lui, de cette voix si amusante, si peu conventionnelle, qui savait feindre l’hésitation, même le bredouillement, quand il s’agissait de préparer l’entrée d’une vérité audacieuse, et où l’accent gascon, rendu plus piquant par le patronyme polonais, semblait introduire une malice perpétuelle. Il s’y ajoutait encore toutes les subtilités et gaîtés du regard. Était-ce une raison pour ne pas prendre tout à fait au sérieux la page grave et pénétrée ? Aucunement. Fortunat Strowski appartenait à une race d’esprits dont la survivance me paraît infiniment précieuse : les sages souriants, qui sont aussi capables que n’importe qui de s’attaquer aux grands problèmes, de les approfondir, d’en dégager et d’en communiquer l’émotion, quand il y a lieu ; mais qui conservent le sens de l’ironie et de l’humour ; qui se gardent comme de la peste des airs pontifiants ; bref qui ne perdent jamais de vue qu’ils sont des hommes comme les autres, et que l’homme devient tout à fait ridicule s’il gonfle démesurément son personnage. C’est pourquoi, dans l’œuvre considérable de Fortunat Strowski, là où je le sens le plus complètement à l’aise, c’est quand il nous parle d’un homme comme Montaigne. Certes il a parlé admirablement de Pascal. Mais avouons que Pascal n’est pas un sage souriant. Quand il s’agit de Montaigne, même de Montesquieu, Fortunat Strowski fait mieux que traiter un grand sujet. Il est de plain-pied avec son héros. Il est en famille.

John Dewey, membre correspondant de la section de philosophie, était quelqu’un de tout premier plan, que nous devons nous contenter de saluer, faute de pouvoir nous étendre, comme il conviendrait, sur sa carrière et ses mérites. Il a tenu une grande place dans l’enseignement de la philosophie en Amérique. En outre, par ses travaux personnels, il a contribué à l’avènement et au succès du pragmatisme, ou de ses équivalents. N’oublions pas que, bien qu’il ait vécu quarante-deux ans après la mort de William James, il n’était que d’assez peu son cadet.

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MESSIEURS,

Tout à l’heure, à propos d’histoire de la philosophie, je me suis laissé entraîner. J’ai cherché querelle aux historiens de la culture, en général, ou du moins à une tendance qui, à mon avis, a trop longtemps régné parmi eux. Je les ai rendus responsables pour une part d’une certaine démoralisation de l’esprit public. Car s’il y a une démoralisation qui touche les mœurs, la conduite, le choix entre les actions, il y en a une autre qui concerne le choix entre les idées, entre les valeurs spirituelles, entre les œuvres, en un mot qui affecte la faculté de juger. Je ne dis certes pas que les historiens de la culture soient les seuls coupables. Mais ils ont exercé une grande influence, bien que souvent elle ne se manifeste qu’à retardement et par des voies indirectes. Nous retrouvons quotidiennement, dans les journaux que nous lisons, des articles de critique, des chroniques parisiennes, des notes, dont la teneur et le ton ne s’expliqueraient pas, si l’on oubliait qu’ils sont le résultat d’une lente imprégnation de l’esprit public par des façons de penser que les historiens de la culture ont été les premiers à mettre en vogue.

Ce qu’il y a d’inquiétant, et parfois d’effrayant, à l’heure actuelle, ce n’est pas tant le nombre des erreurs et des absurdités. Il y en a toujours eu beaucoup. C’est le fait qu’elles ne rencontrent presque plus de résistance compacte. Naguère encore, il existait un public étendu, qui avait ses préjugés et ses limitations, mais qui était à peu près sûr de ce qu’il pensait, de ce qu’il aimait ou n’aimait point, et qui était capable de dire en gros pourquoi. On peut même prétendre que ses préjugés et ses limitations faisaient partie de sa structure, contribuaient à son unité organique. Ce public, comme élément constitutif de la société, et facteur de culture, a pratiquement disparu. Il ne subsiste qu’à l’état de fragments. Il a été remplacé par une multitude, par une poussière de gens à l’esprit ouvert — si ouvert qu’on y entre comme dans un moulin. Je pose en fait qu’à l’heure actuelle il est possible — en y mettant le prix, comme on dit — de faire réussir auprès du public cultivé, ou d’une fraction importante de ce public, n’importe quelle folie, n’importe quelle imposture. Si même vous n’obtenez pas son adhésion positive, vous vous assurerez au moins sa neutralité, et une neutralité bienveillante. L’on m’objectera que pourtant le fanatisme se rencontre beaucoup à notre époque, sous des couleurs diverses ; et que cette fréquence du fanatisme ne semble guère aller avec cette indifférence dont je parlais à la vérité et à l’erreur. Mais c’est que le fanatisme, psychologiquement, a peu de points communs avec le goût du vrai. Il est bien connu, au contraire, que ce sont les opinions erronées ou même délirantes qui dégénèrent le plus volontiers en fanatisme. D’autre part, ce serait un tort de croire que le fanatisme, position extrême et violente de l’esprit, en est une position stable. Le fanatisme n’est souvent que la saillie de rocher à laquelle s’accrochent, au cours d’une dégringolade, des âmes non pas vigoureuses mais faibles. Et l’on en voit plus d’une lâcher brusquement ce support précaire pour un autre, qui s’offre sur le bord opposé. Bref la fréquence du fanatisme dans une époque n’est aucunement le signe que la décision dans le choix et la fermeté de jugement y soient en honneur.

Bien entendu, nous devons nous garder des explications sommaires. La confusion des esprits que nous déplorons ne se serait pas produite au même degré, si depuis le début du siècle les événements historiques avaient pris un tour différent. Elle est pour une part, sans aucun doute, une séquelle des catastrophes, ou si vous préférez la façon dont l’esprit public traduit le désarroi où le plongent des séries monstrueuses d’événements. Mais le goût de la confusion des valeurs, l’attrait du désordre mental, avaient précédé ce grand désordre historique ; et il est permis de se demander s’ils ne l’ont pas en quelque mesure favorisé.

À ce point de nos réflexions, et dans ce lieu, une question se présente, assez naturellement. Est-ce qu’un corps comme le nôtre, Institut de France, peut faire quoi que ce soit en face d’une situation pareille ? Que cela rentre dans sa fonction, même dans sa définition, cela paraît évident. À moins qu’après avoir donné à la représentation organisée de l’esprit une place éminente dans la cité, on n’entende la condamner ensuite à un rôle de pure décoration, ou à d’inoffensifs bavardages. (Le terme d’académisme enveloppe cette intention méprisante.) Tant que nous restons dans le principe, la difficulté n’est pas très grande. Mais il suffit d’envisager, même vaguement, un essai d’application pour apercevoir toutes sortes d’obstacles.

Sous quelle forme cette intervention, cette action se concevrait-elle ? On imagine à la rigueur une session extraordinaire de l’Institut, toutes classes réunies, qui aurait pour objet spécial d’élaborer une longue déclaration, laquelle serait une sorte de mandement à l’opinion, et à ceux qui l’influencent ou la dirigent. Il ne s’agirait nullement de donner l’avantages un dogmatisme, à un corps de doctrines, même à une tendance sur d’autres. L’on rappellerait seulement un certain nombre de règles d’hygiène mentale, dont la première est de n’admettre comme vrai — pour reprendre à peu près la formule de Descartes — que ce que l’on estime sérieusement être tel.

Mais comment, déjà, nous mettre d’accord entre nous sur des affirmations et recommandations un peu plus particulières, mordant un peu plus sur la réalité quotidienne ? Et puis comment serions-nous reçus ? Par quels sarcasmes ? Par quelles invitations à nous tenir tranquilles ? Je suis persuadé que l’humanité ne pourra plus se passer très longtemps d’un pouvoir spirituel. Mais elle en a tout à fait perdu l’habitude. Il faudra quelque loisir pour l’y préparer.

Un mauvais plaisant nous dirait qu’une forme d’action, qui ne coûte point d’efforts, qui expose peu, et qui de plus vous a un petit air moderne, est l’action de présence. Oh ! c’est mieux qu’une plaisanterie. Le fait qu’un corps comme le nôtre existe n’est pas indifférent, n’est pas sans exercer une influence, tant positive que négative. Mais qui dit présence, dit qualité de la présence, densité de la présence. Pourquoi ne pas reconnaître que dans le passé nous avons eu plus d’une fois le tort — je dis nous par solidarité avec nos devanciers, et sans chercher à faire de distinction entre la conduite de nos diverses compagnies — nous avons eu le tort, dis-je, de prendre un peu à la légère cette question de qualité et de densité ? Nous nous sommes parfois trop fiés à la vertu rassurante des moyennes, et à cette idée commode qu’après tout Dieu reconnaîtra les siens. En termes plus clairs, nous avons quelquefois repoussé, ou négligé d’appeler à nous, de grands hommes authentiques, de ceux qui étaient des créateurs véritables, des inventeurs éprouvés de valeurs nouvelles. Et vous savez l’argument qu’on en a tiré : « De quel droit » a-t-on dit et répété, « accusez-vous certains de nos contemporains d’être des faiseurs, des exploiteurs de la naïveté, de la crédulité publiques ? Vous avez traité de la même façon, il y a une génération ou deux, tels et tels que l’admiration universelle a consacrés depuis. » Ces erreurs d’hier et d’avant-hier, déjà fâcheuses en elles-mêmes, ont eu ainsi des conséquences plus graves encore qu’elles-mêmes, et plus générales. Elles ont certainement contribué au désordre des esprits, en diminuant l’autorité de ceux qui étaient en situation de le prévenir.

L’on me dira qu’il est plus facile de pratiquer un discernement rétrospectif et de faire le départ entre les valeurs véritables et les articles de pacotille quand déjà le temps lui-même s’en est chargé. Faute d’un certain recul, la tâche est sûrement très délicate, mais elle n’est pas impossible, puisqu’il y a des exemples, dans le passé, qu’elle ait été réussie par des hommes qui avaient à juger à titre individuel leurs contemporains immédiats, et ne disposaient d’autre garantie contre l’erreur que leur propre lucidité. Et puis, il faut savoir prendre des risques.

Le jour où nous aurions fait la preuve qu’on peut, au sein d’une époque désordonnée, trier à peu près tout ce qui compte le plus dans les diverses activités de l’esprit, en ne sacrifiant ni aux préjugés ni à la mode ; et le rassembler dans le cadre d’une institution que la foule ne demande qu’à respecter, nous aurions donné un exemple d’ordre au sens le plus élevé du mot ; et cet exemple à lui seul, l’action de présence de cette structure, se feraient sentir jusqu’à grande distance de la source.