Discours de réception à l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux

Le 8 mai 1989

Jean DUTOURD

Messieurs,

Il y a deux ans, j’écrivis un roman que j’intitulai Le Séminaire de Bordeaux. Le nom de Bordeaux est si beau, si glorieux, si poétique, il évoque tant de choses quand il résonne à une oreille française qu’il s’imposa à moi, quoique le principal de mon histoire ne se déroulât pas dans votre ville. L’éditeur ne fut pas insensible à cette magie et eut la remarquable idée de mettre à mon livre une couverture de la couleur appelée « bordeaux », d’un rouge profond, censée rappeler les reflets de rubis de vos grands crus. Je suis sûr que cette couleur, si plaisante à l’œil, porteuse de vitamines pour ainsi dire, a contribué au succès de l’ouvrage. Ce fut du moins l’opinion de mon confrère Henri Troyat qui, quelques mois plus tard, me demanda si je lui permettais de reprendre, pour un roman qu’il venait d’écrire et qui n’avait rien à voir, de près ou de loin, avec la capitale de la Guyenne, ma belle couverture bordeaux.

Je ne songeais pas alors que votre Compagnie me ferait un jour l’honneur et le bonheur de m’accueillir dans son sein, ce qui prouve que je ne sais pas déchiffrer les intersignes. Pourquoi ai-je envoyé mes héros tenir un séminaire de sociologie à Bordeaux plutôt qu’à Lyon, à Marseille, voire à Stockholm ? C’est évidemment qu’un lien invisible me rattachait à vous. Et je suis d’autant plus inexcusable de ne l’avoir pas deviné qu’il y a toujours eu, entre votre ville et moi, depuis mon enfance, de ces étranges correspondances dont on se rend compte, après coup, qu’elles n’étaient pas fortuites, mais s’inscrivaient dans le plan caché du destin.

Lorsque j’étais petit et que j’apprenais cahin-caha le latin au lycée Janson à Paris, j’avais, comme tous les enfants, un « meilleur ami ». Qu’est-ce qu’un meilleur ami ? Un garçon à qui l’on dit tout, et qui vous croit, quoi que vous racontiez, fût-ce les mensonges les plus énormes ou les vantardises les plus éhontées, quelqu’un avec qui l’on se sent un peu plus grand que nature, un peu plus épique. Or qui était mon meilleur ami quand j’avais treize ou quatorze ans ? Claude Cayrel, le fils du député-maire du Bouscat. J’étais son meilleur ami, réciproquement, et il ne fallut pas moins que la guerre pour nous séparer.

Un député de la IIIe République était un personnage immense. Le père de mon camarade, M. Antoine Cayrel, me paraissait vivre dans une sphère toute différente de la mienne. Il y avait dans son appartement de Paris des meubles empire, des sculptures modernes, des tableaux de Dupas représentant des femmes hiératiques et lourdes, comme on en peignait vers 1930. Cet ensemble était à mes yeux le comble du luxe, le décor même de la puissance. Je pénétrais dans ce sanctuaire législatif, lorsque j’y étais invité à goûter, avec le sentiment d’être associé à des secrets d’État, de faire une incursion dans l’Histoire. Il me semblait que je m’élevais considérablement dans l’échelle sociale puisque j’étais convié dans l’intimité d’un des six cents rois de France. M. Cayrel était un roi fort débonnaire, mais il avait un je ne sais quoi qui le mettait un peu au-dessus des autres hommes, une dignité, et même une majesté qui tenaient à son état, et que j’observais implacablement quoique sans esprit critique, comme observent les enfants. Je me souviens que, en ce temps-là, il se battait comme un paladin à la Chambre des députés pour faire voter ce qu’il appelait la « R.P. ». Il parlait chez lui de cette R.P. avec une telle flamme qu’en l’écoutant, je pensais qu’il ne prêchait pas moins qu’une croisade à la tribune du Palais-Bourbon. Je fus déçu quand on m’expliqua que R.P. voulait dire Représentation proportionnelle et qu’il ne s’agissait que de réformer le mode de scrutin.

M. Cayrel, la mère de mon meilleur ami, n’avait pas autant de bénignité et de bonhomie que le roi son époux. C’était une femme d’un caractère impérieux et charmant. Elle était la fille de M. Rivière qui possédait la grande pharmacie Bousquet, rue Sainte-Catherine, et elle le mentionnait quelquefois avec l’orgueil de Mlle Colbert parlant de son père après qu’elle était devenue duchesse.

Mon meilleur ami avait une sœur prénommée Françoise qui avait naturellement, elle aussi, une meilleure amie. Les lycées alors n’étaient pas mixtes. Claude Cayrel allait s’instruire au lycée Janson de Sailly et Françoise au lycée Molière, qui n’étaient pas très distants l’un de l’autre, mais suffisamment quand même pour que les deux sexes n’eussent pas l’occasion de se mêler.

La meilleure amie de Françoise était une jeune personne fort brillante, pour ne pas dire géniale, qui était première en tout, qui avait sans arrêt des idées folles ou des mots historiques, dont l’esprit était profond comme celui d’un philosophe grec et dont le sourire valait celui de Miss Jean Harlow, star que ma classe chérissait particulièrement. Cette amazone du cycle secondaire s’appelait Camille Lemercier. Claude me rapportait quotidiennement la légende qui l’entourait, ce qui finit par me rendre amoureux, comme j’étais amoureux de la belle Sita, fille du maharadjah Holkar dans le Capitaine Corcoran, de Mme de Chevreuse dans Les Trois Mousquetaires, comme je le fus plus tard de la Sanseverina et de Mathilde de la Môle.

Je ne savais pas que, de son côté, Françoise Cayrel racontait à Mlle Lemercier que le lycée Janson comptait parmi sa population une espèce de phénix qui était nul en math mais rendait des copies de français dignes de Voltaire, qui organisait des chahuts comme on n’en avait pas vu depuis la bataille d’Hernani, et que ce surhomme ou plus exactement ce surpotache était le meilleur ami officiel de son frère.

Il était fatal que, quelques années plus tard, j’épousasse Mlle Lemercier, non sans appréhension, du reste, car une telle créature me semblait très au-dessus de mes moyens. Elle m’avait été, en quelque sorte, imposée par deux petits Bordelais qui n’avaient nullement l’intention d’ourdir un mariage, et qu’on aurait bien étonnés si on leur avait révélé qu’ils étaient les instruments de notre double destin. M. Antoine Cayrel fut, comme il se devait, notre témoin, en compagnie du philosophe Gaston Bachelard, qui était mon maître à la Sorbonne et le premier grand homme que je rencontrais de ma vie, ce dont j’étais rempli d’éblouissement et de reconnaissance.

Bordeaux est présent tout au long de ma jeunesse. C’est là, en effet, que Mlle Lemercier avait émigré en 1939 et où s’était replié le lycée Molière. Le 9 juin 1940, je fus mobilisé et, après quinze jours d’instruction dans un camp, fait prisonnier. Il était assez facile de s’évader dans la bousculade générale de l’époque, et je ne m’en fis pas faute, d’autant que je trouvais disproportionné, après n’avoir passé que deux semaines sous l’uniforme, de moisir pendant cinq ans dans un stalag. Lorsque je rentrai dans mes foyers, la seule précaution que je pris pour n’être pas reconnu par les Allemands et capturé une seconde fois, fut de porter pendant un mois des lunettes noires. Précaution efficace, apparemment, car je ne fus pas rattrapé, quoique, pour tout le reste, je n’eusse rien changé à mes habitudes d’avant-guerre.

À vingt ans, je ne me souciais guère de mariage, mais je me souciais beaucoup de Mlle Lemercier, que j’avais maintes fois rencontrée, et dont la présence était tout aussi impressionnante que la légende. Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’elle se distinguât à Bordeaux comme elle s’était distinguée à Paris. Le 16 juin 1940 au matin, se rendant à la faculté de droit pour l’épreuve du Concours général, elle s’était écriée en pleine rue « À bas Pétain ! À bas l’armistice ! » On peut constater que je n’avais pas tort d’être à la fois émerveillé et légèrement craintif : cette jeune personne, qui n’avait pas dix-sept ans, était en avance de deux jours sur le général de Gaulle. La police l’arrêta incontinent et la conduisit au commissariat. Le commissaire, qui était bon enfant, lui adressa une admonestation et la relâcha pour qu’elle pût décrocher le premier prix du Concours général (car elle le décrocha, mon héroïne !), en lui disant : « Ça va pour cette fois, mais n’y revenez pas. » Vaines paroles. Elle y revint pendant quatre ans. J’appris ce haut fait par la famille Cayrel qui ne pouvait s’empêcher d’en être fière comme s’il se fût agi d’un de ses membres.

J’ai retrouvé parmi nos papiers une lettre que je lui envoyai peu après ce que je n’ose appeler mon évasion, et dont l’enveloppe est libellée à la manière de Mallarmé, poète que je mettais alors au-dessus de tous les autres :

Boulevard Pierre le Premier
32, à Bordeaux, pétille
Mademoiselle Lemercier
Dont le petit nom est Camille.

Ainsi, Messieurs, comme vous pouvez le constater, Bordeaux n’est pas absent de mon œuvre poétique. Œuvre mineure je le concède, composée surtout de quatrains de circonstance et d’adresses en vers et qu’on ne trouve pas en librairie, vu qu’elle n’a jamais été éditée, mais sait-on ce qui restera d’un auteur ? Voltaire, quant à lui, n’aurait pas misé un quart d’écu sur Jeannot et Colin, qui a six pages et qui a survécu aux cinq tomes de ses tragédies. Les postes françaises, en 1940, acheminaient mes enveloppes mallarméennes sans la moindre hésitation tout comme si l’on eût été en 1890, époque lumineuse du symbolisme. Elles les acheminent encore aujourd’hui, malgré le progrès technique qui alourdit tout et abrutit les gens, car je n’ai pas perdu ce goût de ma jeunesse. N’y a-t-il pas, Messieurs, quelque chose de hautement réconfortant pour les hommes de lettres dans le fait que les employés des PTT lisent aussi bien la poésie qu’ils le faisaient cent ans plus tôt, voire encore mieux puisque je ne m’embarrasse pas des codes postaux et autres superfluités prétendument obligatoires, qu’ils en comprennent le message et même (j’en ai été souvent informé) qu’elle les amuse ?

Pardonnez-moi de m’être un peu étendu là-dessus, mais on a si peu l’occasion d’être content de quelqu’un, de nos jours, et singulièrement des fonctionnaires, que j’ai tenu à rendre ce petit hommage en passant aux aimables facteurs et aux mignonnes factrices (car, merveille supplémentaire, c’est ainsi qu’ils s’intitulent eux-mêmes, renvoyant au néant le ridicule « préposé » dans lequel l’Administration avait naguère tenté de les travestir), qui portent mes rimes un peu partout sur le territoire national. Je suis si chauvin dans ce domaine que l’idée ne me viendrait pas de faire confiance aux postes étrangères, fussent-elles suisses, belges ou canadiennes.

Outre M. Cayrel, maire du Bouscat, j’ai eu les rapports les plus suivis et les plus amicaux avec deux autres magistrats municipaux de votre ville, à commencer par votre maire actuel, M. Chaban-Delmas. Les relations, en l’espèce, sont plutôt à sens unique, attendu que je le connais mieux qu’il ne me connaît, et sans doute depuis plus longtemps. Dès 1944, il m’était cher, encore que je fusse quelque peu agacé qu’un garçon n’ayant que quelques années de plus que moi fût général, tandis que je n’étais que commandant FFI, grade que je m’étais octroyé moi-même pour une semaine ou deux et que nulle autorité n’homologua. Le général Chaban, comme on l’appelait alors, n’a jamais connu ma grandeur d’âme. En effet, je lui pardonnai bientôt sa réussite, et je continuai à la lui pardonner les années suivantes, ce qui n’était pas sans mérite de ma part, si l’on veut bien considérer qu’il fut à peu près tout dans l’État, sauf Président de la République, et encore cela ne tint pas à moi, qui fis campagne et votai pour lui, ainsi que Mlle Lemercier. Ce qui me rend le plus envieux dans sa carrière et me décourage le plus, est que le cinéaste René Clément ait choisi, pour incarner son personnage dans le film Paris brûle-t-il ?, Alain Delon, le plus beau jeune premier du cinéma français. À la rigueur, j’aurais pu être général et plus tard, en m’appliquant, Premier ministre, mais jamais, hélas ! on ne m’aurait représenté sous les traits d’Alain Delon. Voilà de ces choses dont il est dur de prendre son parti, vous en conviendrez, Messieurs.

L’autre maire de Bordeaux à qui m’a lié l’amitié la plus étroite et la plus fidèle est sensiblement plus âgé que M. Chaban-Delmas. Il s’appelle Michel de Montaigne, et il a donné aux écrivains français (et autres) une leçon vraiment fondamentale, que quelques-uns par chance ont comprise, bien qu’elle aille au rebours de la morale courante. Cette leçon est que l’honneur d’un homme de lettres, lorsque le monde est fou, consiste à être sage. Au temps de Montaigne le monde était aussi fou qu’il l’est aujourd’hui et, pour les Français, encore plus inconfortable. Nous étions plongés dans toutes les crises possibles, y compris les crises dynastiques. La guerre civile, qui n’est jamais tout à fait un drame à nos yeux, car nous préférons tuer des gens qui parlent français plutôt qu’un quelconque baragouin étranger, afin d’avoir le plaisir, en leur fendant la tête, de leur faire la morale, la guerre civile, dis-je, était, en plus, une guerre de religion, de sorte qu’on s’égorgeait avec un double entrain. On faisait sur les mœurs d’Henri III des plaisanteries si précises que nous en serions choqués, nous autres gens de maintenant qui pourtant en entendons d’assez raides depuis une vingtaine d’années. Plaisanteries dangereuses, pour ne pas dire meurtrières ; elles finirent par un couteau dans le ventre du pauvre roi. C’est la conséquence fréquente des propos médisants, pour peu que la conjoncture politique s’y prête. Montaigne, qui était un peu snob, comme la plupart des écrivains, a dû être consterné par la mort d’Henri III qui, lorsqu’il venait à Paris, le recevait au Louvre et lui témoignait, à ce que j’ai cru comprendre, la même considération qu’un peu plus tard Louis-Philippe à Victor Hugo, ce dont celui-ci était flatté au-delà de toute mesure.

Pour un écrivain, un ami tel qu’Henri III, avec son urbanité charmante, son luxe, son bon goût littéraire, ses grandes manières et jusqu’à ses vices qui l’empêchent de tomber complètement dans le conformisme inhérent aux têtes couronnées et aux hommes d’État, est une aubaine du destin. Un personnage de cette sorte ne demande rien d’autre à un artiste que de produire des œuvres en toute liberté, qui seront les monuments de son règne et qui le seront d’autant plus qu’elles ne contiendront ni flagorneries ni propagande. Ce que le monde offrait à Montaigne après l’assassinat de cet aimable souverain si décrié, était encore moins de nature à lui plaire que ce qui avait précédé. La Ligue tâchait de fabriquer un roi avec le vieux cardinal de Bourbon, sous le nom de Charles X, ce qui, à nous autres, qui sommes habitués à un autre Charles X, contemporain de Stendhal et de Balzac, nous paraît curieusement anachronique. Les Huguenots et ceux que l’on appelait « les Béarnistes » guerroyaient pour le roi de Navarre qu’ils comptaient bien voir un jour entrer dans Paris. Quand il y entra enfin, Montaigne était mort depuis quelques mois. On peut supposer qu’Henri IV qui avait passé deux jours charmants dans son castel l’eût reçu au Louvre avec autant d’affabilité qu’Henri III et que le bon Montaigne y eût été sensible quoique le nouveau maître ne fût pas aussi soigné que l’ancien et puât fortement l’ail. Mais il y avait des compensations : cet Henri-là était un grand caractère, il était gai, riait de tout et faisait une foule de bons mots que M. Pierre de l’Estoile recueillait dévotement dans son Journal ; enfin un roi est toujours un roi, c’est-à-dire une relation très huppée pour un homme de lettres et, sous l’ancien régime, mieux encore que cela : le protecteur naturel des artistes, le premier des mécènes et le plus fastueux.

La grande leçon de Montaigne, qui est si profonde que seuls des écrivains exceptionnellement sourds peuvent la comprendre, est que le monde extérieur existe à peine, et que plus il fait de bruit, plus il est inexistant. Il me semble que toute personne faisant profession d’écrire des livres devrait avoir les yeux fixés sur les Essais qui nous enseignent une chose fondamentale, à savoir que la mission d’un artiste n’est pas d’être le témoin de son temps, mais de regarder son nombril, de ne regarder que cela ou ce qui l’environne, c’est-à-dire la vie, les sentiments, les idées, les philosophes grecs et les poètes latins. Être témoin de son temps n’est pas bien difficile : il suffit d’ouvrir les yeux et de n’être pas trop menteur. Généralement, les journaux et les mémorialistes y suffisent, et cela n’apporte pas grand profit à l’humanité, vu que tout est toujours pareil.

Contempler son nombril est une autre affaire. La richesse du nombril et de ses environs est infinie. C’est une matière inépuisable, tellement fourmillante et diverse qu’il est quasiment impossible de la mettre en ordre. Du reste, Montaigne ne le cherche même pas. Les Essais sont ce que Malraux appelait « un machin », entendant par ce terme une œuvre échappant aux définitions, aux règles, aux genres littéraires grands ou petits, où l’auteur dit tout comme il le peut, émerveillé par ce qu’il découvre en lui, épouvanté à l’idée qu’il pourrait mourir avant d’avoir fini ses explorations nombriliques. Toute grande œuvre est un « machin » par quelque côté. Je veux dire qu’elle jaillit du nombril comme du cratère d’un volcan, et non pas du désir de cinématographier la réalité, fût-ce en couleur. Proust aussi a écrit un « machin » plus qu’un roman avec la Recherche du Temps perdu, et Restif avec Monsieur Nicolas, et Diderot avec Jacques le Fataliste, et Cervantès avec Don Quichotte et jusqu’à Saint-Simon qui ne croyait faire que des mémoires.

Montaigne est d’autant plus méritoire d’avoir tourné le dos à son temps, que ce temps était rempli de brutalités, de crimes, d’injustices, de fanatismes, de pauvres gens sans défense contre la force. Il avait quarante ans lors de la Saint-Barthélemy. Pour un homme intelligent comme lui, pour un homme sensible, la tentation devait être forte de faire de la morale, de se camper en partisan de l’humain contre l’inhumain, fût-ce même seulement de peindre le tableau d’une époque si pittoresque. Nous avons vu, entre 1940 et maintenant, bien des écrivains remarquables céder à cette insidieuse tentation et croire qu’ils avaient la mission de consigner, pour l’enseignement de la postérité, les tribulations que l’humanité avait connues de leur vivant. C’était là un beau rôle, grâce auquel on montrait, par contraste, une âme de qualité. Malheureusement la postérité est égoïste ; elle se moque des péripéties qu’ont traversées les générations qui l’ont précédée, pour une raison qui crève les yeux : c’est que le monde n’est plus le même. S’il est devenu plus doux, les malheurs du passé ne l’intéressent pas ; s’il est encore plus féroce, ils lui paraissent dérisoires. Les belles âmes ne servent à rien, surtout en littérature, et à peu près tous les livres que l’on appelait « engagés » dont nous avons été submergés depuis tantôt un demi-siècle sont tombés dans le néant. Montaigne ne prétend jamais, le cher homme, à avoir une belle âme lumineuse et moralisante ; il ne veut avoir qu’une âme vraie, et qu’il n’y manque pas une ombre. L’unique façon de faire du bien aux hommes est de les amuser, et l’unique façon de les amuser est de leur raconter les aventures intérieures et les sentiments. Nous en revenons au nombril, centre éternel de la création artistique.

Le jugement le plus émouvant sur Montaigne est celui d’un de ses contemporains, M. de l’Estoile, qui était plongé, lui, dans toutes les incommodités du XVIe siècle, et qui notait jour par jour dans ses registres ce qui se passait, principalement à Paris où il résidait. Dès le second paragraphe de cet ouvrage qui n’a pas moins de quatre mille pages, quel nom apparaît et quelle référence ? « M. de Montagne en ses Essais ». Dans le troisième paragraphe, l’Estoile dit formellement que « le seigneur de Montagne » est son « vade mecum ». Cela signifie que ce bourgeois éclairé, possédé par une curiosité de journaliste, à qui rien n’échappait des minuties ou des horreurs de la politique, lorsqu’il rentrait chez lui après ses explorations sociales, lorsqu’il quittait les marionnettes et les décors de la vie fugace, ne trouvait pas de meilleur compagnon, ni de plus fortifiant, qu’un auteur tout à fait dégagé de la contingence historique, qui lui parlait des choses éternellement magiques que sont les progrès d’un esprit à la recherche de sa vérité propre et de la vérité du monde.

Je me souviens qu’à l’école les professeurs blâmaient hautement Montaigne parce qu’il était absent de Bordeaux lorsque la peste s’y déclara, au mois de juin 1585. Ils auraient voulu qu’il y retournât aussitôt ; ils considéraient qu’un bon maire n’eût pas abandonné ses administrés dans un tel moment. Moi qui ne suis pas professeur de lettres, je supplie M. Chaban-Delmas, qui est sans conteste le parangon des maires, de ne pas s’exposer lorsque la peste s’abattra de nouveau sur Bordeaux. Je suis certain que les citoyens eux-mêmes l’adjureraient de se replier à Libourne ou à Arcachon, afin de conserver un homme aussi précieux, car il faut penser à l’après-peste, si j’ose dire, et ne pas gaspiller les grands hommes. Quant à Montaigne, je trouve qu’il a quelques excuses de ne pas être allé attraper des bubons dans sa mairie. La première est qu’il n’était presque plus maire. Sa magistrature touchait à sa fin. La seconde est que sa présence n’aurait apporté aux pauvres Bordelais qu’un réconfort moral, et probablement assez mince. En admettant enfin, pour complaire aux universitaires, qu’il n’ait pas eu l’intrépidité de braver l’épidémie, cela prouve que, plus qu’à sa vie, il pensait à son œuvre, qui n’était pas achevée. Dans toute existence et surtout s’il s’agit d’un artiste, il y a des nécessités ou, pour parler le langage d’aujourd’hui, des priorités parfois difficiles à comprendre. C’est pourquoi la manie pseudo-historique actuelle, qui consiste à décrire par le menu, et non sans jubilation, les petites noirceurs des héros et des poètes est aussi vaine que les hagiographies d’autrefois. La vérité n’est pas plus dans les ragots que dans les légendes. Elle n’est même pas dans les actes réels, contrairement à ce que raconte l’existentialisme. La vérité de Montaigne se trouve dans son livre, non dans sa vie. D’ailleurs, un de ses descendants directs, Marcel Proust, a tout dit là-dessus dans son Contre Sainte-Beuve où il démontre qu’une œuvre ne s’explique jamais par des particularités biographiques, et que ce n’est pas parce qu’on a soupé vingt fois avec Balzac au Rocher de Cancale qu’on lit mieux Le Père Goriot.

La vérité de Montaigne nous dit qu’il a été créé pour inaugurer les quatre grands siècles de la plus belle littérature du monde, et qu’une voix intérieure, un peu confuse mais très persuasive, lui murmurait quelque chose de ce genre dans les circonstances de la vie où il faut faire des choix. Elle nous dit encore que l’affaire de Montaigne n’était ni d’être un martyr ni d’être un journaliste, mais un de ces individus rarissimes dont la mission est d’apprendre aux hommes que le monde n’est pas une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot.

Cocteau prétendait que Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo. Il y a une vue profonde dans cette plaisanterie, à savoir que le propre du génie est de se prendre violemment pour soi-même, tandis que les gens médiocres ont coutume de se prendre-pour un autre. Du reste, nous sommes entourés de ces gens-là, singulièrement dans l’art et la littérature. Nous pourrions facilement citer une demi-douzaine d’écrivains actuels qui se prennent pour Céline, et cent écrivains passés qui se sont pris pour Voltaire, dont il ne reste pas une ligne, pas une virgule, puisque Voltaire était là avant eux pour dire tout ce que sentait Voltaire et le dire mieux que personne. Peut-être faut-il être fou, après tout, fou de confiance en soi, fou de certitude intérieure, pour oser être ce que l’on est, pour ne pas se laisser intimider par ce qui existe jà et dont l’influence est si puissante. Michel-Ange était un fou qui se prenait pour Michel-Ange, Mozart un fou qui se prenait pour Mozart, Pasteur un fou qui se prenait pour Pasteur. Shakespeare se prenait tant pour Shakespeare qu’aujourd’hui même on n’est pas certain qu’un tel fou ait réellement vécu. Montaigne était un fou qui se prenait pour Montaigne, et qui avait bien raison de le faire, plutôt que de se prendre pour un huguenot ou un ligueur, ou même pour un disciple attardé de Ronsard.

Qu’il est dommage, Messieurs, que votre Académie ne fût pas encore fondée en 1580 ! Montaigne eût été un homme tout à fait pour vous ; en effet, j’ai observé qu’il n’y a que dans les Académies, ces vénérables compagnies, où les plaisantins des petits journaux satiriques affectent de ne voir que des vieillards conformistes, que l’on trouve les fous dont je vous parle. Nul autre organisme ne les accepterait, de peur de se discréditer, ou parce qu’ils n’ont pas de diplômes. En fait, je crois que les Académies n’ont été créées que pour eux. Et quand elles en oublient un, elles ne s’en consolent pas. Nous en avons un exemple à Paris, avec la Française, qui n’a pas cessé de regretter un seul jour, depuis trois cents ans, de n’avoir pas élu Molière. Par compensation, elle lui a élevé une statue magnifique en marbre dans une de ses salles de séances, et l’un de nos confrères, au XVIIIe siècle, a composé un alexandrin qui est le chef-d’œuvre de cet académicien obscur : « Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre. » J’imagine, Messieurs, que vous regardez Montaigne, quoique vous n’ayez pas à vous reprocher de ne l’avoir point élu, avec les yeux mêmes dont nous regardons Molière.

Pour votre bonheur, vous avez Montesquieu, et même vous l’avez eu avant tout le monde, puisque vous l’invitâtes à siéger parmi vous à l’âge de vingt-sept ans, en quoi vous fîtes preuve d’un flair extraordinaire. Certes, c’était un jeune homme à qui l’on pouvait prédire un bel avenir, mais qui eût prévu que sa pensée était si forte qu’elle lui permît d’embrasser toute l’histoire des hommes et d’en révéler les causes et les principes les plus cachés ? J’ai lu naguère dans la Correspondance littéraire de Grimm que l’Europe entière, vers 1750, pour désigner Montesquieu, disait « le Président » tout court, comme s’il n’y en avait eu qu’un, de même qu’un demi-siècle plus tôt, elle disait « le Roi » tout court, pour Louis XIV, comme s’il n’y avait eu que ce seul roi, de l’Atlantique à l’Oural.

Il me semble que le Président préside idéalement l’Académie de Bordeaux qui, la première, avant qu’une ligne des Lettres persanes ne fût tracée, avant que Montesquieu n’allumât les premières lumières du grand lustre philosophique, sut discerner le génie, quoiqu’il se dissimulât derrière une maigreur juvénile et un sourire malicieux, masques ordinairement impénétrables.

Quand on est élu à l’Académie française, il est d’usage, comme vous savez, de lire un « remerciement » dans lequel on fait le portrait et l’éloge de celui qui vous a précédé. Cette coutume est d’autant plus étrange que les trente-neuf messieurs auxquels on s’adresse ont fort bien connu le défunt, tandis que le récipiendaire ne l’a jamais rencontré. Cette harangue que je vous ai adressée, Messieurs, est un remerciement et j’ai eu d’autant plus de plaisir à la prononcer que non seulement je ne vous ai entretenus que de personnes avec qui j’ai vécu dans l’intimité la plus étroite, mais encore que ce projet de me faire entrer dans votre Compagnie est venu de vous et non de moi. Que quelques-uns, parmi vous, aient souhaité ma présence, et qu’une majorité se soit ralliée à ce désir, me plonge dans une heureuse stupeur. Je n’imagine jamais que l’on puisse éprouver quelque curiosité pour un individu de ma sorte, ayant aussi peu de mérite, ou même d’agrément dans la conversation, que l’on ait envie de l’associer à -des travaux, qu’on aille le chercher alors qu’il n’y songeait pas lui-même. Les rares fois où cela m’est arrivé, au cours de ma vie, j’en ai été ébloui, ou plutôt j’étais comme quelqu’un qui entend crier son prénom dans la rue et qui hésite à se retourner, pensant qu’il ne peut s’agir de lui. Lorsque votre éminent confrère M. Delaunay m’écrivit, le 16 février dernier, pour me proposer d’être l’un des vôtres, j’ai commencé, bien sûr, par penser qu’il s’était trompé de destinataire, mais il y avait bien mon prénom, et même mon nom, sur l’enveloppe, et la lettre m’était personnellement adressée. Il ne tenait plus qu’à moi de faire partie de l’ancienne et illustre Académie de Bordeaux, qui, Dieu merci, a abandonné sa première vocation lyrique, car j’eusse été bien embarrassé, je vous l’assure, si j’avais eu à mettre mon remerciement en musique et à vous le chanter, fût-ce accompagné au piano.